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celui que le philologue allemand Bopp a adopté en 1833, dans sa célèbre Grammaire comparée des langues indo-germaniques, pour rendre toutes les articulations du riche alphabet sanskrit. D'autres, après lui, notamment Fleischer dans sa Grammaire persane publiée en 1847, ont imité sa méthode pour la transcription des alphabets sémitiques. Mais ce sont les sociétés de missionnaires qui ont les premières senti la nécessité de plier l'alphabet latin à la représentation systématique et uniforme de toutes les articulations du langage humain dans les innombrables idiomes qui se parlent dans les cinq parties du monde.

Dans une série de conférences, provoquées dans ce but par Bunsen et tenues à Londres en 1854, on adopta le principe que l'alphabet universel international devait être basé sur la physiologie de l'organe vocal, et on y examina principalement deux alphabets proposés dans cet ordre d'idées, l'un par Max Müller, l'autre par Lepsius. Le premier a le grave défaut d'employer simultanément, dans un même mot, des lettres droites et penchées, (romaines et italiques), ce qui, désagréable tout au moins dans un livre imprimé, est à peu près impraticable dans l'écriture. Le second me paraît voisin de la perfection à laquelle on peut prétendre en pareille matière. Sans doute, le tableau de toutes les articulations possibles au gosier humain, celui des voyelles notamment, paraît compliqué et très chargé de signes diacritiques, mais il est à remarquer qu'aucun idiome ne présente une pareille richesse et que dans une langue déterminée un grand nombre de ces lettres diacritisées n'ont aucun emploi. Ce système a eu ses partisans convaincus, et dès 1854 on a imprimé à Londres une grammaire de l'idiome bornou avec l'alphabet de Lepsius.

II

De nos jours, ce sont les géographes qui ont repris la question à leur point de vue particulier. Il est impossible, en effet, aujourd'hui que les moyens de communication sont devenus si faciles et si rapides, que les voyageurs de toute nationalité rivalisent de dévouement pour explorer les parties les plus inaccessibles du globe, que les nations européennes sont prises d'une fièvre de colonisation et se partagent le monde, et que la cartographie a pris une si grande extension en Allemagne, en Angleterre, en France, il est impos

sible, dis-je, que les géographes ne soient pas frappés de l'inconvénient grave qui résulte des transcriptions nombreuses et fort dissemblables d'un seul et même nom de lieu, faites par les voyageurs et les cartographes des différentes nations de l'Europe. Un grand besoin d'unité, d'entente internationale, de solidarité se fait sentir partout dans le domaine de la science, en même temps que les grandes puissances se ruinent à l'envi en armements et en préparatifs de guerre, toutes prêtes à se jeter les unes sur les autres et à détruire en quelques mois le fruit des efforts du génie de l'homme dont elles pourraient jouir en commun! Les géographes désirent donc tout naturellement l'unité d'orthographe pour les noms de lieu des pays dont la langue ne s'écrit pas avec les caractères latins, comme ils désirent l'unité de méridien initial, problème bien moins complexe et qui pourtant n'est pas encore près d'être résolu.

Est-ce bien de cette préoccupation internationale qu'est sortie la récente décision de l'amirauté anglaise et de la Société royale de Géographie de Londres comme on l'a prétendu? Je ne le pense pas : cette décision semble n'avoir eu d'autre but que de mettre de l'ordre dans les différentes orthographes employées par les Anglais eux-mêmes. Le système de transcription adopté repose, en effet, sur ce principe: laisser aux consonnes ou agrégations de consonnes leur valeur anglaise, et attribuer aux voyelles la valeur qu'elles ont en italien, suivant ce que demandait déjà sir W. Jones en 1788 et plus récemment (en 1834), sir Charles Trevelyan 1. Il n'y a là aucune concession internationale, mais une simple réglementation pour attribuer aux voyelles toujours la même valeur, qui est d'ailleurs une de celles qu'elles ont aussi en anglais lorsqu'elles sont brèves (that, men, sin, modest, full). La Société de Géographie de Londres a même exclu de cette réforme tous les noms de l'Inde. compris dans la nomenclature de la Hunter's Gazette comme rentrant dans ceux qui sont consacrés par un long usage, et elle ne s'est nullement préoccupée de compléter son œuvre et de dire comment on représentera le son de l'u français, de l'é fermé, de l'ö allemand (eu français), des voyelles nasales an, in, on, ainsi que mainte articulation, notamment celle du j français si fréquente dans les langues slaves, et qu'on retrouve en Asie dans le turk et le persan.

1. On the Application of the Roman Letters to the Languages of Asia. Calcutta, 1834 et 1836.

Il n'y a donc là aucun acheminement vers un alphabet international. En France, au Dépôt de la marine, une commission d'ingénieurs hydrographes a abordé le même problème avec le désir de se rapprocher autant que possible des transcriptions anglaises. Ses propositions, légèrement revisées par une commission nommée par la Société de Géographie de Paris, semblent devoir être adoptées dans les travaux cartographiques des départements de la marine et de la guerre. Les règles admises par cette dernière commission- non à l'unanimité sont loin pourtant de me paraître satisfaisantes: elles sont incomplètes, ne s'appuient sur aucune base rationnelle et ne peuvent prétendre en aucune façon à être adoptées par les autres nations. Malgré de réels sacrifices faits à la phonétique anglaise par l'adoption de sh, th, y et w anglais, nous ne serons pas même d'accord avec nos voisins d'outre-Manche qui écriront ch quand nous écrirons tsh, j quand nous écrirons dj. Pour ma part, je crois que la Société de Géographie eût été mieux inspirée si, au lieu de se préoccuper d'une internationalité chimérique, elle s'était efforcée de réglementer la manière de rendre en français les articulations qui manquent à notre langue, car nulle part l'anarchie dans l'orthographe des noms de lieu n'est aussi grande que chez nous. Pour rendre le kha arabe (è) articulation analogue aux grec (ou X russe, j espagnol, ch allemand dur après a, o, u), les auteurs français ont employé jusqu'à huit représentations différentes : k, ck, kh, ckh, kr, cr, qr, khr, sans compter les transcriptions scientifiques ou didactiques au moyen d'un k diacritisé de différentes manières ! Chercher à faire d'abord l'unité chez soi comme viennent de le faire les Anglais, m'eût semblé sage avant de prétendre la faire dans l'Europe entière. J'ai la ferme conviction qu'on arrivera tôt ou tard à un alphabet international basé sur les principes de Lepsius. L'articulation de notre ch sera alors représentée sans aucun doute possible, par une s diacritisée (š de Lepsius ou š déjà en usage chez les Tchèques et les Croates). Qu'aurons-nous gagné alors d'avoir pendant une période de transition, remplacé notre ch par un sh anglais ?

1. Ces sages principes sont les suivants: 1° Toute articulation simple doit être représentée par un seul signe; 2° tout signe doit garder invariablement la même valeur; 3 il convient de rejeter tout à fait les lettres latines qui ont reçu dans les différentes langues de l'Europe des valeurs très dissemblables (notamment c et j); 4° pour représenter les articulations inconnues à l'alphabet latin, on devra modifier les lettres latines au moyen de signes diacritiques méthodiquement employés; 5° ne jamais diacritiser une lettre explosive pour rendre une articulation fricative et réciproquement.

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Il y a quelques années, M. Vassel, capitaine d'armement au canal de Suez, a proposé un alphabet international fortement inspiré de celui de Lepsius (Voy. le journal l'Exploration, 2o sem. 1881, p. 249). Il m'a reproché, à cette occasion, de faire faire un pas en arrière à la question parce que je voulais conserver dans les transcriptions la phonétique française. Il s'est mépris sur mes idées, car je suis tout gagné et depuis longtemps à la cause d'un alphabet universel, mais dans mes Opuscules1 je n'ai pas eu une ambition si haute. Je voulais simplement faire l'unité dans les transcriptions françaises. Il ne sert à rien, en effet - M. Vassel doit en être convaincu aujourd'hui - de rééditer en France l'alphabet de Lepsius plus ou moins modifié dans quelques détails. Un congrès international aura seul qualité pour créer un alphabet universel avec chance de le voir accepté partout, et l'on peut se demander si les différentes Sociétés de Géographie, principalement intéressées dans la question, ne devraient pas se préparer à cet événement important en faisant le plus tôt possible l'unité dans les transcriptions de leurs nationaux.

III

Au moment où la commission de la Société de Géographie de Paris terminait ses travaux, M. Barbier publiait, sous le titre : Essai d'un lexique géographique (Paris et Nancy, Berger-Levrault, 1886), une étude fort complète et extrêmement consciencieuse sur la transcription des noms géographiques étrangers. C'est en préparant des cartes de l'extrême Orient que le sympathique secrétaire général de la Société de Géographie de l'Est a été amené tout naturellement à s'occuper de la question des transcriptions. En présence de difficultés de tout genre et quoique n'ayant pas fait antérieurement une étude spéciale de la linguistique, il s'est mis résolument à l'œuvre pour chercher à débrouiller le chaos des nomenclatures géographiques. Il s'est procuré, non sans peine, la connaissance de la plupart des travaux antérieurs sur ce difficile problème, et n'a pas reculé devant l'étude détaillée de la phonétique russe, arabe, chinoise, annamite, etc. Patient chercheur de sources, ainsi qu'il se qualifie lui-même, il a compulsé un nombre considérable de docu

1. Quelques observations sur l'orthographe des noms géographiques, et Transcription pratique, AU POINT DE VUE FRANÇAIS, des noms arabes en caracteres latins.

ments, il les discute avec beaucoup de sagacité et fait preuve d'un rare esprit de libéralisme courant au-devant des critiques et recherchant les conseils ». Comme couronnement de ces patientes recherches, M. Barbier donne un tableau de la phonétique comparée de plus de quarante langues. Et ce travail considérable n'est dans l'esprit de l'auteur que le prologue d'un Lexique géographique de 180 000 à 200 000 mots devant précéder l'achèvement de l'atlas auquel il travaille depuis longtemps. Puisse M. Barbier trouver le temps de conduire à bien une aussi colossale entreprise!

Le système de transcription proposé par M. Barbier ne constitue pas un alphabet international, car il conserve les voyelles françaises u, ou, an, in, on, ainsi que ch et j français, ce qui ne saurait être universellement adopté. Il n'a cherché en définitive qu'à combler les lacunes de notre alphabet. Et pourtant à la fin de son mémoire M. Barbier dit : « Et si ce n'était trop d'illusion, peut-être reconnaîtra-t-on bien vite qu'il suffirait d'un peu de bonne volonté de la part des géographes étrangers pour que mon alphabet devienne le truchement universel des transcriptions géographiques ». Pure illusion, en effet, j'en suis convaincu, même avec les concessions que l'auteur est tout disposé à faire, comme on va le voir.

Ayant eu connaissance des propositions de la Société de Géographie de Paris avant l'impression de son Essai, M. Barbier y a ajouté un appendice pour analyser et critiquer ces propositions. << Pour la Société de Géographie, dit-il, il sagit bien plutôt de l'établissement d'un modus vivendi en vue d'uniformiser les transcriptions géographiques, que d'une réglementation résultant des lois phonétiques ou étymologiques dont nous nous sommes avant tout inspiré. Et l'on sait que nous voyons là, et plus que jamais, la base solide et logique. de la solution cherchée par tous les géographes. » Puis il formule diverses critiques dont la plupart non toutes suivant moi-sont fort justes, et il fait, en passant, justice des prétendues concessions de nos voisins les Anglais. Mais, en vue d'une sage internationalisation, il se déclare disposé à accepter la lettre u(u italien et germanique) pour le son ou en rendant le son u par l'ü allemand. Tout en acceptant aussi sh pour notre ch, il trouve ce choix prématuré, et il ajoute que l'idéal qu'un congrès international pourrait fort bien réaliser, serait l'adoption de l's tchèque, en quoi je suis tout à fait d'accord avec lui. En définitive, M. Barbier, désireux surtout d'aboutir, se rallie aux décisions de la Société de Géogra

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