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et il ne saurait, comme le dit Platon, y avoir d'individus ni de gouvernement heureux sans la justice qui est la rétribution de ce bien commun à tous. Les usur*pations sur ce droit naturel et antérieur à toute législation ne sauraient être une acquisition légitime. Le : titre primordial peut être mis à l'écart, et l'homme * restreint, troublé, interrompu dans la possession de ses droits; mais ils ne peuvent jamais être anéantis. Déduisons les conséquences naturelles de ces prin¡cipes.

I

CHAPITRE V.

Origine du droit de punir: Distribution du pouvoir judiciaire. L'exercice de la justice est absolument incompatible avec les ordres et les emprisonnemens arbitraires. Ils sont plus redoutables à la liberté politique, plus cruels pour les individus qui les endurent, que toute autre vexation et que les violences sanguinaires même.

Tous les hommes n'ont déféré à l'autorité que pour en recevoir justice. Tous les citoyens ont droit de l'exiger du gouvernement établi; mais, suivant les principes immuables de la loi de nature, base de toute

>> modo et deinceps, legem, justitiam, pacemque sanctæ Dei Ecclesiæ po >> puloque mihi subjecto pro posse et nosse, facere et conservare (salvo >> condigno misericordiæ respectu) sicut in consilio fidelium nostrum me»lius invenire poterimus. » (Cérém. franç. p. 22.) Voilà le serment qui, de son propre aveu, le constitue roi : profiteor. La nature, en lui donnant la vie, ne l'a-t-elle pas fait sujet et enfant de la patrie? A ce seul titre pourrait-il jamais être dispensé d'aimer et de servir sa mère dont il a tant reçu? C'est là, sans doute, ce qu'on prétend lui rappeler par ces belles paroles qu'on lui adresse à son sacre: « Esto dominus fratrum tuorum et >> incurventur ante te filii matris tuæ.» «< Soyez le seigneur de vos frères, et que les fils de votre mère se prosternent devant vous. » (Cérem. franç P. 45.)

société, un homme ne saurait juger un autre homme; car il n'a et ne peut avoir aucun droit de juridiction sur lui.

Observons qu'il ne faut pas confondre le droit de juridiction avec celui de se servir de tous les moyens honnêtes d'assurer son bonheur et d'empêcher les autres d'y attenter. Ce droit incontestable résulte du devoir de prendre soin de son bien-être; l'homme l'a dans tous les lieux, dans tous les temps. Il le conserve au milieu de la société dans tous les cas urgens où le secours des lois serait inefficace par sa lenteur, mais ce droit n'a rien de commun avec celui de juger. Je m'égarerais sans cesse en digressions, si je voulais prévenir tous les sophismes, toutes les vaines arguties dont on peut étayer une mauvaise cause.

Le pouvoir d'administrer la justice appartient évidemment à la société réunie pour maintenir les droits naturels de chaque individu, qui ne saurait les conserver sans l'assistance de ses semblables. C'est au corps social à décider si un de ses membres s'est déclaré l'ennemi de tous ses coassociés par ses crimes; s'il a mérité d'être banni de l'association ou d'être puni par elle, et de perdre la protection qu'elle ne s'est engagée à procurer qu'à ceux qui seront justes, et qui ne mettront point d'obstacles au bien-être de leurs frères.

Le droit de juridiction' que possède la société

Je dis le droit de juridiction, et je sens dans quels détails il faudrait entrer pour fixer avec précision son étendue. Il sera nécessaire d'abattre et de reconstruire tout l'édifice des législations humaines. Je pense, par exemple, avec le marquis de Beccaria et quelques autres philosophes, que la société n'a point droit de vie et de mort, et que le prince qui ne tient que d'elle ce pouvoir commet un crime de lèse-majesté divine (pour me servir d'une expression très-bizarre, mais vulgaire), quand il se l'arroge. Le but de toute association humaine est de garantir, par la réunion des forces, la sûreté publique et particulière; et son premier effet doit être

émane de son devoir de protection; mais il a fallu qu'elle confiât à quelques-uns de ses membres le pouvoir de juger, pour en rendre l'exercice praticable. Un seul homme est le dépositaire de cette autorité dans la plupart des monarchies, c'est-à-dire qu'il a le droit d'ériger des tribunaux pour l'administrer en son nom (qui n'est autre que la nation prise collectivement), selon les lois admises dans cette société; car il est impossible, et il serait absurde qu'il exerçât personnelleC ment le pouvoir judiciaire dans les affaires civiles; il serait injuste et même tyrannique qu'il jugeât dans les affaires criminelles, puisqu'il est partie publique dans tous les délits, et préposé, pour les poursuivre, par le [ corps social qui lui a délégué ses droits et sa puissance pour l'exécution des lois. Dans toute action subordonnée au pouvoir judiciaire, il y a nécessairement trois parties : << le demandeur, le défendeur et le juge1; » il est évident, par la nature même de la chose, que le demandeur ne saurait, sans renverser l'ordre, sans être oppresseur, se porter pour juge, c'est-à-dire décider lui-même de la vérité du fait qu'il allègue, et déterminer le point de la loi relatif à ce fait. Que serait-ce si lui-même l'avait dictée?

Ce n'est point ici le lieu de prouver en détail que la loi obligatoire n'est et ne peut jamais être que l'expression fidèle du droit naturel, revêtue de la sanction du consentement public2; que la justice doit être rendue

d'enchaîner et d'anéantir, autant qu'il est possible, le droit que la nature a donné à chaque homme d'arracher la vie à celui qui attaque la sienne s'il ne peut la conserver autrement, en le sauvant de cette cruelle nécessité..... A chaque pas que je fais, j'aperçois des routes immenses qui s'ouvrent devant moi, et je suis obligé de les abandonner pour me renfermer dans le sentier que je parcours.

1 << Actor, reus et judex.

2 « Communis sponsio civitatis. » (Pand., liv. 1, tom. 11.)

sur les lieux, de la manière la plus commode pour les citoyens, et pour me servir de la maxime du sage, du bienfaisant, du grand Alfred, à la porte de chaque particulier; que les juges doivent être inamovibles aussi long-temps qu'ils ne prévariquent point, si l'on veut s'assurer de leur incorruptibilité'; que leur indépendance dans l'administration de la justice est aussi nécessaire que leur intégrité pour garantir la liberté, l'honneur et la vie des citoyens; que ces magistrats doivent être les organes des lois et non leurs interprètes", sans quoi ils seraient législateurs; que leurs fonctions se réduisent à décider que telle ou telle action est contraire à la loi écrite, qui a infligé à son infraction tel ou tel châtiment; qu'ainsi cette loi doit être fixe et précise, afin qu'ils ne soient exactement que juges d'une simple question de fait, littérale et notoire; autrement personne ne pourra connaître exactement ses devoirs et ses droits, et les citoyens seront dans une servitude réelle à l'égard des magistrats; tous ces détails et les conséquences infiniment importantes qu'on pourrait déduire de leur discussion 3, n'appartiennent qu'indirectement à mon sujet. Je conclus seulement de l'exposition que j'ai faite des principes de la loi naturelle et des conditions nécessaires de toute association humaine, qu'aucun jugement ne peut être légitimement rendu

« Autrement, disaient les états de Tours à Charles VIII, ils seraient plus inventifs à trouver exactions et pratiques, parce qu'ils seraient tous les jours à doute de perdre leur office. » Le chancelier de L'Hôpital dissit au parlement de Paris en 1567 : « Un juge craintif à peine fera jamais le bien : la volonté sera bonne, et la peur qu'il aura d'offenser le roi et les grands gåtera tout. Il jugera pour le plus fort et avisera un expédient pour les contenter, qui ne fera justice. »

2 «Vere dici potest magistratum legem esse loquentem; legem autem mo» tum magistratum. » (Cic. de Leg., lib. 111, cap. 1.)

3 Voyez quelques-uns de ces points supérieurement traités dans l'excellent traité De' Delitti du respectable Beccaria.

contre un citoyen, si ce n'est par les juges ordinaires légalement préposés pour être les organes et les dépositaires des lois.

L'exercice de la justice est donc absolument incompatible avec les ordres arbitraires et les emprisonnemens illégaux. Si l'on nie ce principe, il faut mettre en fait et prouver que toutes lois, toutes formes de jugemens, toutes magistratures, tous priviléges, sont un fatras inutile et des mots vides de sens et de réalité ; que tout peut et doit être réglé par la volonté d'un despote, parce que cette méthode est plus juste, comme plus simple et plus rapide. Personne ne doute qu'un pouvoir arbitraire, qui serait équitable et bienfaisant dans ses prescriptions, qui pourrait tout ordonner et tout exécuter par lui-même, serait le plus convenable et le plus salutaire des gouvernemens; mais Dieu seul peut exercer un tel pouvoir, et Dieu ne l'a pas voulu; car il s'est imposé des lois auxquelles il obéit. Il ne s'agit donc point de savoir s'il serait bon de vivre sous un despotisme toujours équitable et bienfaisant; mais de s'assurer que le despotisme peut l'être et l'être toujours, que ses préposés le seront, que ces nouveaux Argus auront assez d'yeux pour tout voir, et qu'aucun Mercure ne pourra endormir ces yeux; qu'il naîtra une race d'hommes impassibles, infaillibles, parfaits, tout exprès pour servir un despote parfait, et que des générations angéliques succéderont à ces êtres angéliques.

Si vous n'avez pas cette certitude, apprenez-moi quelle peut être la liberté de celui qui n'est pas certain que la propriété de sa personne sera respectée; qu'il ne peut la perdre qu'en vertu d'un délit, ou dans des circonstances précises, déterminées par des lois exposées à la connaissance de tous, déposées entre des mains

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