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DES

LETTRES DE CACHET

ET DES

PRISONS D'ÉTAT.

Non ante revellar

Exanimem quam te complectar, Roma, tuumque
Nomen libertas! et inanem prosequar umbram

LUCAN.

Dî quibus imperium est animarum, umbræque silentes
Et Chaos, et Phlegeton, loca nocte silentia late;

Sit mihi fas audita loqui! sit numine vestro
Pandere res alta terra et caligine mersas.

VIRG.

OBJET ET PLAN DE CET OUVRAGE.

J'entreprends de parler des emprisonnemens arbitraires et des prisons d'État. Plusieurs écrivains ont déjà traité ce sujet de première importance; mais les uns ont donné des maximes générales sans usage, faute d'en avoir montré l'application : les autres ne se sont permis que des demi-vérités, si je puis m'exprimer ainsi; et ces réticences pusillanimes prêtent des armes aux méchans et découragent les bons. Plusieurs, aigris par leurs souffrances et s'attachant uniquement aux détails, ont décrédité leurs ouvrages par des exagérations ou de fausses anecdotes.

J'espère éviter ces écueils, non que je me flatte d'avoir plus de talent que ceux qui m'ont précédé dans cette carrière; mais je ne manquerai pas de courage, et je se

rai toujours de bonne foi. Mon but est honnête; il est simple.

Je sais que l'usage des lettres de cachet et des emprisonnemens illégaux, cette arme la plus sûre du pouvoir arbitraire, est inébranlablement établi. L'autorité n'a jamais renoncé à ses acquisitions, pas même à celles qui l'exposent à des dangers. En vain chercherait-on dans l'histoire quelque prince qui eût resserré volontairement son pouvoir 2.Quelques-uns, dans le très-petit nombre d'hommes éclairés qui ont occupé le trône, sont remarquables par la sagesse de n'avoir point usurpé; mais celui qui restituera de bon gré les usurpations de ses prédécesseurs est encore à paraître. Tous, excepté les imbéciles, ont défendu vivement leurs prérogatives, lorsqu'on a essayé de les limiter, et se sont ressaisis à la première occasion favorable de ce qu'ils avaient perdu. Les hommes doivent donc s'estimer heureux si leur condition ne devient pas plus mauvaise, et faiblement es

I

Je ne traite dans cet ouvrage des lettres de cachet que comme lettres d'exil, ou ordres en vertu desquels on constitue prisonnier un citoyen. Personne n'ignore que les lettres de cachet sont quelquefois employées à d'autres usages, et que, dans l'acception rigoureuse de ces mots, on n'entend que des lettres émanées du roi, signées de lui, contre-signées d'un secrétaire d'État, écrites sur du simple papier, et pliées de manière qu'on ne peut les lire sans rompre le cachet. Au reste, la dénomination des lettres de cachet est assez moderne, et l'on assure que ce mot a été employé pour la première fois dans l'ordonnance d'Orléans de 1560. (Montblin, Maximes du Droit public français.)

2 A Rome, les rois avaient la puissance exécutrice et celle de juger; réunion formidable, sans doute, à laquelle il ne manquait que le pouvoir législatif pour former le despotisme complet. Servius Tullius, qui était en quelque sorte un usurpateur, abandonna les jugemens civils, et ne se réserva que les criminels. Qui ne voit que, laissant ce qui était pénible, il ne réduisait point en effet son pouvoir? Il est vrai que l'assemblée des citoyens recevait dans tous les cas les appels du tribunal royal et du sénat. Cicéron compte ce droit entre les constitutions royales (Tusc. Quæst. 4, 1.Voyez aussi Senec., epist. 108, et l'exemple qu'en rapportent Val. Max., 1. viii, 1, et Tit. Liv., 1, 26); mais que deviennent les assemblées des citoyens sous un despote?

En tout pays, en tout temps, la liberté civile a principalement dépendu de la forme des jugemens criminels et de la nature des lois pénales; sur quoi il est à remarquer que dans tous les États de l'Europe, l'Angleterre

pérer qu'elle soit jamais beaucoup meilleure, à moins qu'ils ne parviennent à connaître leurs droits et leurs forces, et que la volonté et l'intérêt général, c'est-à-dire la justice, ne soient un jour, grâce aux progrès de l'instruction, la loi universelle et fondamentale des sociétés, également obligatoire pour leurs chefs et tous les índividus qui les composent.

<< Ce que vous insinuerez sur les lettres de cachet, écri»vait madame de Maintenon au cardinal deNoailles,n'en » diminuera pas le nombre; on est persuadé qu'elles sont » fórt nécessaires et qu'on a droit de les donner. Vous » direz de bonnes raisons; mais quelle apparence que » vous l'emportiez sur trois ministres, sur tous ceux qui >> les ont précédés, dont ils citent l'exemple, et sur l'ha>> bitude de gouverner ainsi? » Tout cela n'est que trop vrai, quoique fort déplacé de la part de l'épouse d'un souverain, sa favorite et son amie. La difficulté de faire entendre la vérité ne devait pas la décourager : elle eût mieux servi Dieu et le roi en luttant contre les conseils violens des ministres, que par des petites pratiques de dévotion, des exhortations pieuses et des aumônes 1.

seule exceptée, la loi criminelle est infiniment plus imparfaite que la loi civile. On se formera une idée de l'avidité du pouvoir, qui semble être la maladie contagieuse des grandes places, si l'on pense que Tite, Nerva, Trajan, les Antoniu et Marc-Aurèle n'eurent pas la générosité ou le courage d'établir à Rome une monarchie limitée. Le prince qui le premier fit élever un temple à la bienfaisance manqua essentiellement à la justice. Il conserva un pouvoir qui n'était qu'une usurpation. Marc-Aurèle respecta les lois, dit Lyttleton; mais s'il eût voulu agir autrement, les Romains n'auraient pu l'empêcher. Ils furent donc réellement aussi esclaves sous son empire que sous celui de Commode son fils. « Père infortuné! mal>> heureux roi! ajoute le philosophe anglais, que la monarchie absolue est >> execrable, puisque les vertus même de Marc-Aurèle n'ont pu l'empê» cher de faire la ruine de sa famille et le malheur de sa patrie, qu'aussi >> long-temps qu'il a vécu ! » (Dialogue des Morts.)

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Quand on lit ce qui reste des directions de madame de Maintenon, si l'on excepte une seule lettre de l'aimable et respectable Fénelon, on croit parcourir les exhortations d'un vieux moine à une vieille abbesse. On n'entretenait que de petites pratiques de dévotion une femme presque assise sur le trône, amie, confidente et conseil du prince. Elle était trop faible pour faire le bien, mais du moins elle était à même de le proposer.

Quoi qu'il en soit, je n'ai pas conçu le chimérique espoir d'engager le gouvernement à proscrire une méthode que les puissans ont tant d'intérêt à défendre, et que les ministres n'abandonneront jamais volontairement. Mais qui pourrait, sans un chagrin amer, entendre des citoyens, d'ailleurs honnêtes et incapables d'encenser le despotisme, adopter légèrement des maximes destructives de toute liberté, et se laisser persuader par des exemples particuliers que la violation des règles et des lois est utile ou même nécessaire? Quelle ressource nous reste-t-il, si l'opinion publique invoque l'arbitraire? Tout honnête homme doit, quand il le peut, travailler à dissiper des illusions si funestes, et c'est ce que je me propose dans cet ouvrage. Mon dessein étant d'ailleurs de dévoiler la tyrannie intérieure des prisons d'État, il faut remonter à l'injustice qui en est la source. Sije me trompe en pensant que la raison et la vérité généralement répandues pourraient un jour, en s'assurant de la pluralité des suffrages, triompher de l'ambition, de l'intrigue

Au lieu de l'exciter et de donner l'alarme à sa conscience sur tout ce qu'elle pouvait et ne faisait pas, on l'occupait de prières et d'examens, tels qu'on les prescrit à la dévote la plus obscure, la plus impuissante et la plus oisive. Rassurée par les flatteries de ses confesseurs et la certitude de leur avoir obéi, elle se croyait une sainte à la place des reines, tandis qu'elle n'était pas même une citoyenne. « J'ai reçu, écrivait-elle au cardi>>nal de Noailles, une lettre anonyme qui me querelle sur ce qu'on donne » la liberté tout l'été de se faire tuer et ruiner, et que l'hiver on défend >> les divertissemens..... CETte lettre n'est rien: je n'en ai rien dit. » Eh! que disait-elle donc ? Elle tourmentait le roi par des pratiques monacales, et gémissait de ce qu'il ne priait pas long-temps, ni avec assez de ferveur : elle se mêlait de toutes les querelles du clergé, et par conséquant les envenimait de toutes les vétilleries de controverse, ce qui suffisait pour les rendre importantes : elle protégeait les ministres et les généraux malhabiles lorsqu'ils étaient dévots, comme si la piété suppléait aux talens! comme si la dévotion de cour n'était pas toujours le masque de l'intrigue et de l'ambition! comme si le souverain pouvait demander à ceux qui servent l'État, autre chose que du zèle et les connaissances qui méritent les succès et les rendent probables! Du reste, absorbée dans les détails de Saint-Cyr et de quelques communautés religieuses, cette femme célèbre, qui abandonna Fénelon, soutint Chamillard et haït Catinat, ne tentait pas la moindre chose en faveur du peuple; et elle croyait avoir fait le bien quand elle avait distribué des aumônes.

et du despotisme, c'est du moins une erreur honnête. Cinq patriotes anglais, dans le dernier siècle, hasardèrent et leur fortune et leur vie pour faire décider sans retour la grande question des emprisonnemens arbitraires, et méritèrent par ce noble courage la reconnaissance éternelle de leurs concitoyens. Ils osèrent réclamer la protection des lois contre la volonté du souverain qui les opprimait, et Charles Ier, dit M. Hume 1, « ne vit pas >> sans étonnement qu'un pouvoir exercé presque sans » interruption par ses prédécesseurs, se trouvât par une >> exacte discussion directement opposé aux lois les plus » claires. » Nos chaînes sont trop étroites, et ma détention trop rigoureuse, pour que je puisse tenter juridiquement un tel effort. Mais j'adresse à la nation les plaintes qu'il m'est impossible de faire parvenir aux tribunaux, qui d'ailleurs ne les admettraient pas, et du sein d'une odieuse prison je paie ma dette à ma patrie, autant qu'il est en moi, vu la faiblesse de mes talens et les circonstances particulières de ma situation.

Un des principaux objets de cet écrit est de faire connaître les brigandages que l'impitoyable cupidité d'un préposé subalterne exerce sur les malheureux dont la garde lui est confiée. Je ne nomme que lui, parce que je ne connais que lui d'aussi coupable; je le nomme, parce qu'heureusement il est mortel ou révocable, et qu'il serait injuste d'exposer le lecteur à accuser un autre de ses bassesses; j'examine, en général, la constitution des prisons d'Etat, parce qu'elles sont toutes régies sur les mêmes principes et à peu près par les mêmes moyens or, il est à craindre qu'en donnant à ceux qui ont la direction de ces maisons de grandes facilités pour malverser, on n'ait fait naître dans toutes les mêmes abus.

Le roi subvient libéralement aux besoins des prisonniers d'État, et ceux du donjon de Vincennes sont infi

<< The History of great Britain : under the house of Stuart, » vol. 1er, edit. in-4°, ch. I, pag. 152.

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