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liberté, ne fût-ce qu'à un seul, je verrais d'un œil serein les risques que je courrai peut-être en répandant ces vérités hardies. Eh! quelle générosité y a-t-il à faire le bien sans danger?... Je ne me nomme point, parce que cette franchise est aussi peu nécessaire qu'elle serait imprudente; mais l'homme que je livre à l'indignation de ses concitoyens me reconnaîtra infailliblement. J'ai prodigué à toutes les pages ce qui peut me déceler à ses yeux. Il a donc un moyen bien simple et très-honnête de se laver et de se venger. C'est de repousser légalement mes accusations qu'il appellera sans doute des calomnies. Alors je paraîtrai au grand jour, prêt à soumettre ma conduite, mes principes, mon ouvrage et les preuves de mes assertions aux magistrats faits pour rendre justice, réprimer la calomnie, punir le calomniateur et flétrir les libelles.

Après ce défi formel, je crois être justifié de l'anonymité, et je n'ai plus rien à dire à M. de Rougemont. S'il garde le silence, il s'avouera coupable; s'il ne se défend qu'auprès des ministres, il bravera l'arrêt du public, seul juge de l'honneur et des procédés ; il ajoutera à ses torts, à son ignominie. S'il obtient de la complaisance de quelque homme en place une apologie dont il ne manquera pas de charger les gazettes et les journaux, il prouvera mieux encore qu'il a besoin de l'égide de la faveur. Quand on descend dans l'arène, c'est pour y combattre à armes égales : je l'attaque à la face de la nation; qu'il se défende devant elle : nous respectons tous l'autorité; mais ce respect-là même nous apprend que les ministres sont trop souvent surpris, et que la vérité est la fille du temps et non du crédit.

Mais laissons cet homme, sur le front duquel je ne

me flatte

pas

d'exciter la moindre rougeur: non, je le connais trop bien. A supposer que la honte ait jamais fait quelque blessure à sa conscience, elle est cicatrisée depuis long-temps. Peut-être du moins ses confrères craindront de s'assimiler à lui en considérant sa hideuse peinture; peut-être blâmeront-ils hautement les indignités dont il leur donne l'exemple, et c'est un engagement tacite de ne pas s'en rendre coupables. Peut-être, par un secret retour sur eux-mêmes, ils se feront justice en apercevant dans leur conduite quelques germes des iniquités que j'ai dévoilées, et le respect humain pourra s'opposer aux excès de la cupidité.... Le geôlier qui présenta la ciguë au plus grand des Grecs, détourna la tête et pleura. Etait-ce la magnanimité du philosophe, ou le spectacle de l'innocence souffrante et patiente qui arrachait des larmes à ce satellite de la tyrannie? Non, des vertus si hautes n'étaient point à sa portée, et l'ordre de leurs maîtres est aux yeux de tels mercenaires le caractère de l'innocence et du crime. C'était la pitié naturelle aux humains à l'aspect d'un malheureux qui agissait sur lui...

Voyez, dit Socrate, le bon cœur de cet homme. » Pendant ma prison, il m'est venu voir souvent : il >> vaut mieux que tous les autres.... » O vous, qui prenez sans frémir un ministère à peu près pareil, obéissez à vos commettans; mais à leurs cruautés ne mêlez point les vôtres, ne repoussez pas toujours la nature: rampez, puisque vous êtes esclaves; soyez pitoyables, puisque vous êtes humains.

Et vous, mon fils, que je n'ai point embrassé depuis le berceau, vous dont j'arrosai de larmes les lèvres agonisantes, le jour même où je fus arrêté, avec un

ent de cœur qui m'annonçait que je ne vous re

gar

verrais pas: j'ai peu de droits sur votre tendresse, puisque je n'ai rien fait pour votre éducation ni pour votre bonheur. On m'a arraché à ces douces jouissances: ainsi vous ne savez pas si j'aurais été un bon père. N'importe: vous vous devez à vous-même et vous devrez à vos enfans de respecter ma mémoire. Quand vous lirez ceci, je ne serai probablement plus; mais vous trouverez dans cet ouvrage ce qui de moi fut estimable, mon amour pour la vérité et la justice, ma haine pour l'adulation et la tyrannie. O mon fils! dez-vous des défauts de votre père, et que ses fautes vous servent de leçons; gardez-vous des excès de cette sensibilité brûlante qui fit sa félicité, mais aussi son infortune, et dont il a peut-être mis le germe dans votre sang. Mais imitez son courage; jurez une guerre éternelle au despotisme. Ah! si vous devez jamais être capable de le ménager, de le flatter, de l'invoquer, de le servir, puisse la mort vous moissonner avant l'âge! Oui, c'est d'une voix ferme que je profère ce vœu terrible.... Mon enfant, aimez vos devoirs ; aimez vos concitoyens ; aimez vos semblables; aimez, si vous voulez être aimé. Ce sentiment est le seul qui rende l'homme capable d'une joie vraie et durable : c'est l'antidote des passions dévorantes, et le remède unique du chagrin de se voir dépérir sous les coups du temps....

Est-il nécessaire de faire un précepte de l'amour de ceux à qui l'on a donné la vie? Élevez-les par l'attrait du sentiment, si vous voulez que leur âme réponde à la vôtre. Apprenez, mon fils, et n'oubliez jamais que vous n'aurez de droits sur eux qu'en proportion de vos devoirs, et de la manière dont vous les aurez remplis; que vous seriez un monstre dénaturé, si vous étiez plus sévère envers eux que les lois, et que les lois proscri

vent dans tous les cas les ordres arbitraires; sachez · enfin que, pour qu'ils fassent votre bonheur, il faut que vous vous occupiez du leur, et soyez plus heureux que votre père1.

1 Il n'était déjà plus, mon enfant, lorsque je lui destinais cet ouvrage Et je ne le savais pas ! Et la première nouvelle que j'ai apprise de mon fils, a été celle de sa mort!

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