Page images
PDF
EPUB

les plus maladroits ministres aient faits pour nous l'apprendre; mais le parlement, par une telle conduite, ajouterait peu de chose au pouvoir réel du prince, et ne changerait rien à nos droits.

En effet, laissons les preuves et les raisonnemens secondaires; assez peu importe de savoir si l'usage des lettres de cachet est ou n'est pas contraire à notre Idroit public, puisque ce droit public croule de toutes parts, et que nous sommes vraiment un peuple sans constitution. Il s'agit d'établir que cet usage n'entraîne point infailliblement la subversion totale de la liberté; car s'il produit cet effet, il ne saurait être légitimé ni par la prescription ni par quelque titre que ce soit au monde, puisque la liberté est un droit inaliénable du genre humain. Remontons donc aux principes afin de répondre une fois à ceux qui posent le fait à la place du droit; prouvons que celui de toute législation est fondé sur la loi de nature, les lumières de la raison, le vœu et le consentement général; d'où il suit que tout ce qui les contrarie ne saurait être légitime; car c'est un axiome incontestable qu'on ne prescrit point contre son propre titre.

CHAPITRE II.

Principes du droit naturel. Formation des sociétés. Conditions indispensables de toute association humaine. Le respect des propriétés, ou la justice fondée sur la sensibilité physique, l'amour de soi et la raison, impérieusement exigée par notre nature, indépendamment de tout système religieux, est le premier titre qui lie les hommes, et le seul point de réunion nécessaire à la société.

L'homme ne peut naître que par le moyent que par le moyent d'un autre homme : il ne peut aussi se conserver qu'à l'aide de son semblable, vu la longueur de son enfance et sa faiblesse individuelle. Il s'associe avec des êtres de son espèce, parce qu'il en a l'instinct, parce qu'ayant éprouvé qu'il doublait sa force en s'aidant de ses deux bras, il a compris qu'il l'augmenterait encore en les multipliant, parce que d'ailleurs il est né en famille, et que de la réunion d'une seule famille à l'agrégation de plusieurs, il n'y a qu'un pas. Mais de quelque manière que se fasse cette association entre humains, l'objet de chaque individu est de résister à des fléaux destructeurs qu'un être solitaire n'aurait pu braver, et de satisfaire plus aisément ses besoins journaliers. On a donc eu raison de dire que la loi de subsistance est la loi de nature, puisqu'elle est en quelque sorte le titre de notre existence.

Mais le pouvoir de satisfaire nos besoins dépend absolument de notre propriété personnelle, c'est-à-dire de la liberté complète d'employer nos forces, notre temps et nos moyens à la recherche de ce qui nous est utile. La propriété personnelle est donc notre premier droit, comme notre premier devoir est de la conser

ver et de la défendre. L'association de plusieurs hommes ne peut porter que sur ce devoir et sur ce droit. Les contractans, si l'on peut parler ainsi, assurent leur droit réciproque pour prix des devoirs et des services respectifs auxquels ils s'engagent les uns envers les autres; cette convention tacite, qui n'est pas un contrat social, comme quelques philosophes l'ont prétendu, est simplement la loi de nature, l'intention manifeste P des associés, leur intérêt évident, parce que l'homme ne peut que par le nombre, n'est fort que par la réunion, n'est heureux que par la paix'.

Les hommes, qui seraient les plus malheureux et les plus dénués de tous les êtres, sans la raison, et la société qui la développe, la perfectionne et l'applique ; les hommes, munis de ces deux armes accordées à eux seuls, cherchent à étendre leurs propriétés et à multiplier leurs jouissances. L'inégalité des dons de la nature et la variété des circonstances les aident diverseément à y réussir. Ils n'ont pas tous la même force, la même intelligence, les mêmes talens. De là, par l'enchaînement des choses et du temps, résulte la disparité de succès, d'avantages et de rang (inégalité juste; car elle est fondée sur la nature, et tend au bien de tous inégalité respectable, lorsqu'elle est le produit de la reconnaissance publique): mais ils ont tous les mêmes besoins et les organes nécessaires pour satisfaire à ses besoins. L'entière propriété personnelle, ou la liberté, est donc le droit de tous, puisqu'elle est nécessaire à tous: et c'est en cela que les hommes sont et seront à jamais égaux: c'est là, ou du moins ce doit être la mesure commune de la société. Un des principaux ob

1 Vue de la nature du sublime Buffon.

jets de l'association est d'empêcher que ce sentiment, qui porte chacun à multiplier ses jouissances, ne dégé nère en cupidité; que l'inégalité naturelle ou accidentelle, qui donne à quelques-uns des facilités refusées aux autres, ne devienne oppressive: c'est, en un mot, d'obliger tout homme, quel qu'il soit, à respecter les propriétés d'autrui. Tel est ou devrait être le but de toutes les institutions humaines qui varient et se multiplient selon les divers moyens de subsistance qu'emploient les sociétés plus ou moins industrieuses et civilisées. Les hommes vivront en communauté, ou établiront des propriétés foncières; ils se nourriront des productions spontanées de la terre, ou s'adon- | neront à la chasse et à la pêche ; ils élèveront des troupaux, ou inventeront et perfectionneront l'agriculture; mais dans tous les cas le respect mutuel de leurs droits sera le gage nécessaire de leur union, qui, quoi qu'en aient dit quelques modernes, dépend plus encore des relations morales que des convenances physiques, puisque celles-là sont absolument nécessaires pour déterminer, régler et circonscrire celles-ci.

Le précieux instinct de la sociabilité, ou quelque autre cause (car j'écris dans tous les systèmes), n'a donc pas plutôt rassemblé les hommes en société, que le premier titre qui les lie entre eux, c'est la justice, ou le respect des propriétés ', puisqu'ils ne cherchent au

I

L'IDÉE de propriété est incomplète chez les peuples sauvages; mais certainement ils en ont une très-distincte, même les peuples chasseurs, qui jouissent en commun des fruits de leur industrie; car chaque individu a du moins son arc et ses flèches : d'ailleurs chacun sait fort bien qu'il a la propriété de sa personne, et l'attachement de l'homme de la nature à son indépendance est la plus forte de ses passions. De plus, on n'a guère trouvé de peuplades sauvages qui n'eussent des commencemens de culture, laquelle offre seule des ressources suffisantes contre la faim, le plus terrible ennemi de l'homme de la nature. Le savant et ingénieux Robert

[ocr errors][ocr errors]

tre chose que le mieux-être, c'est-à-dire, c'est la conservation et l'extension de leurs propriétés. Ils ne sont engagés à la société qu'autant qu'elle accroît et assure leurs jouissances, qu'autant qu'ils y trouvent propriété, liberté, et sûreté. Tous sont intéressés au maintien de la justice; les forts comme les faibles : les forts, puisqu'ils jouissent de la prééminence, et qu'ainsi ils ont plus à perdreaurenversement de l'ordre, dans lequel ils trouve raient d'ailleurs leur ruine absolue, le nombre suppléant à la force; les faibles, puisqu'ayant moins de moyens et de puissance, ils doivent craindre davantage de violer les conditions auxquelles est attachée leur sûreté.

Ce n'est point un roman moral que je trace ici; ce ne sont pas mes opinions particulières ou celles de quelque autre écrivain que j'expose, c'est la loi de la nature que je développe. Peut-être, si je ne consultais que mon cœur, j'en appellerais à celui de tous les êtres sensibles et non dépravés; et je soutiendrais, je prouverais même que la justice, dérivée de la sensibilité physique et de l'amour de soi, est la voix naturelle de l'âme, et qu'il n'y a pas de plus grand théâtre pour la / vertu que la conscience'. Mais les subtilités des métaphysiciens, les tours de force de l'amour-propre, si je puis parler ainsi, ont tellement obscurci les lumières naturelles et épaissi les ténèbres du pour et du contre, que cette discussion serait longue, pénible et peut-être assez inutile; car tous les raisonnemens possibles ne

son, qui varie un peu dans les idées de propriété qu'il accorde ou refuse aux sauvages, convient, dans son Histoire de l'Amérique, que les naturels du Brésil, et presque toutes les hordes américaines, pensent que si quelqu'un a cultivé un champ, iui seul doit jouir de son produit, sans qu'aucun autre puisse y prétendre. Voilà l'idée la plus naturelle et peutêtre même la plus exacte de la propriété, et la base de toute justice.

« Nullum virtuti theatrum conscientia majus est.» (Tusc. Cic. II, 36.)

« PreviousContinue »