Page images
PDF
EPUB

sont mutuellement éclairés, qui prononcent d'après : des lois fixes et connues un arrêt sujet à révision; on ne peut, dis-je, assimiler le jugement de tels hommes à celui d'un ministre obligé de s'en remettre à des subalternes surchargés, qui n'a d'autre règle à suivre que son intérêt, ses passions et sa volonté, et qui, toujours sous la sauve-garde de l'autorité, intéressée, au moins à ce qu'elle croit, à soutenir ses erreurs et même ses violences, peut impunément opprimer un citoyen. Milord Clarendon, qu'on ne soupçonnera pas de trop de partialité contre l'autorité royale, et qui avait cruel, lement à se plaindre de ses compatriotes, a cependant écrit, dans son excellente histoire des guerres civiles, ces paroles remarquables: « Il est sans exemple que le parlement (d'Angleterre) ait condamné des innocens qui se soient défendus, au lieu que des coupables ont quelquefois si bien ménagé leurs défenses, qu'ils ont été renvoyés absous; et la raison de ceci est que nonseulement la pitié inséparable de l'humanité succède ordinairement aux premiers mouvemens d'indignation, mais encore qu'elles sont fondées le plus souvent sur la haine publique qui n'est pas toujours susceptible de preuve; et les accusateurs excités par la passion exagèrent les charges et les établissent pour la plupart sur des oui-dire, de sorte qu'un accusé étant trouvé moins coupable qu'on ne l'avait avancé, les juges croient qu'il lui est dû une espèce de réparation d'honneur, et souvent on lui fait grâce de la censure qu'il pouvait avoir méritée, en considération du tort qu'on lui avait fait, en lui reprochant des choses dont il n'était point coupable. » Voilà ce qu'un homme d'Etat très-sage dit du tribunal le plus passionné qui fut jamais, et il en conclut qu'en général le souverain, en empêchant le cours

de la justice, agit contre ses propres intérêts et ceux du favori qu'il dispense de la loi; qu'il se rend en quelque manière complice de la faute, et ne laisse plus lieu de douter que l'accusé ne soit coupable de tout ce qu'on lui impute. Eh! que ne peut-on pas ajouter, lorsqu'il ne s'agit que ne s'agit que d'affaires particulières, auxquelles le gouvernement n'est intéressé que par des intrigues subalternes et coupables?

Mais sous quelque point de vue qu'on envisage l'administration et les administrateurs, ignorans ou éclairés, intègres ou corrompus, il importe infiniment à la société que le droit de chaque individu soit protégé, non par une force particulière dont l'action illégale blesse les droits de la communauté, mais par les forces réunies de cette société, c'est-à-dire en vertu du pouvoir souverain réglé par les lois, pouvoir qui, selon l'expression du sage Locke, n'est illimité que pour le bien public. Or, on ne peut demander à qui que ce soit, sous le prétexte du bien public, le sacrifice de sa liberté naturelle, puisque la société s'est engagée à la

maintenir.

Enfin, c'est en général une maxime très-fausse que celle qui dit que peu importe comment on opère le bien. Un auteur célèbre a écrit ces étranges paroles: Les rois de la terre doivent être aussi retenus que le roi du ciel à faire des miracles, et les opérer dans la même intention lorsqu'ils s'y CROIENT forcés'. J'ose dire que ce principe est absurde, et cette comparaison indécente. Si le roi du ciel a jamait fait des miracles, il était certain de ne pas se tromper dans ses vues et ses moyens et quel homme a cette certitude? Il n'en est point dont le génie soit assez étendu et les vues › Ami des hommes, tome iv, page 75.

:

la

assez sûres pour tout prévoir. Qui s'arrogera donc le droit de s'élever au-dessus des règles consacrées par le vœu et le consentement public? Sera - ce le plus faible, le plus ignorant, le moins éclairé de tous les hommes? celui qui est entouré des passions les plus actives et les plus corrompues? celui qui se trouve le plus éloigné de la vérité? N'est-il pas évident que la cupidité des souverains et de leurs ministres ou favoris deviendra la raison d'État, et décidera de la nécessité du miracle? Ah! loin de nous ces applications vagues des choses célestes aux choses terrestres, qui ont créé l'inquisition et qui ne peuvent être utiles qu'au despotisme. Tout est réglé et fixé dans la nature, et par loi fondamentale des sociétés humaines. La propriété décide tous les cas, borne toutes les juridictions, établit et circonscrit tous les devoirs. Nul homme n'a le e droit de forcer un autre homme à faire du bien, fût-ce t à soi-même, pourvu qu'il ne fasse de mal à personne'. A plus forte raison nul homme n'a-t-il le droit de contraindre un peuple à suivre d'autres lois que celles qu'il s'est faites, ou qu'il a volontairement reçues. Quand il serait possible qu'un être humain eût la certitude de l'emporter en lumières sur tous les autres ; quand ses intentions seraient aussi droites, aussi incorruptibles que son génie vaste, son jugement infaillible, et sa vue perçante, jamais cette excessive supériorité ne l'autoriserait à donner son opinion pour loi. Qu'il instruise, s'il le peut, qu'il décide la volonté générale par la persuasion, ce pouvoir de tous le plus efficace, le plus légitime et le plus flatteur; mais qu'il ne violente pas le vœu public, qu'il ne change point

ep

« Sic uteretur ut alienum non lædas. » C'est la seule restriction que les lois anglaises apportent à l'exercice du droit de propriété.

la législation et les formes légales à son gré, s'il ne veut être un tyran, et préparer la voie à des tyrans.

Il me reste à réfuter un des argumens favoris des partisans des lettres de cachet, et celui qui semble inté resser le plus de citoyens au maintien de cette inquisition odieuse. L'autorité royale, qui s'est réservé les ordres arbitraires pour les occasions dans lesquelles le bien public le demande, a voulu donner, comme un trait de sa bonté paternelle, l'usage qu'elle en fait pour le bien des familles1. Ce prétexte spécieux a séduit une grande partie de la nation, et l'on répète tous les jours que les coups d'autorité sont nécessaires pour l'honneur des citoyens. S'il est, dit-on, quelques malheureux, opprimés par de faux rapports, des intrigues domestiques et des surprises faites à l'autorité, qui se trouvent confondus avec les méchans, plus souvent les lettres de cachet sauvent aux familles la honte de voir souiller leurs noms par des arrêts infamans, et purgent la société sans déshonorer les citoyens.

Recevons un moment cette assertion tant répétée sans la contredire : examinons les conséquences qu'on en déduit, et nous chercherons ensuite jusqu'à quel point elle est fondée.

[blocks in formation]

CHAPITRE XIV.

Si les lettres de cachet confondent l'innocent et le coupable, c'est une raison suffisante pour abolir à jamais cette méthode; car toute méthode qui tend à sacrifier un innocent, fût-il seul contre tous, à un prétendu intérêt public, est tyrannique. Les lettres de cachet ne sauvent point la honte aux familles en soustrayant les coupables à la société et aux tribunaux. Quand, dans nos préjugés, l'infamie ne serait pas personnelle, il ne tiendrait qu'au souverain de la rendre telle.

Si, comme je crois l'avoir démontré, chaque citoyen a, dans tous les cas et sans exception, le droit de n'être jugé que suivant les lois et par des juges compétens, l'instruction juridique peut seule opérer l'absolution ou la condamnation légitime d'un accusé ; l'accusation même légale, et, à plus forte raison, celle qui n'est fondée que sur des délations, laisse la présomption de l'innocence, et jusqu'au jugement il n'est point de coupable. Mais je veux qu'il y en ait en effet dans le nombre des citoyens frappés de lettres de cachet, soit qu'on les ait soustraits à un arrêt, soit qu'on ait voulu leur en sauver les suites, au moins personne n'aura l'impudence de nier qu'il ne se trouve parmi eux des innocens; or je dis que c'est une raison suffisante pour abolir à jamais cette méthode arbitraire de proscription, qui peut également envelopper le crime et l'innocence, et qui ne proportionne jamais la peine au délit, puisque la punition qu'elle inflige est la même pour tous ceux qui en sont atteints.

C'est un axiome de la loi anglaise, qu'il vaut mieux que dix coupables se sauvent que si un innocent périssait, et cet axiome est le cri de l'humanité que con

« PreviousContinue »