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Le cardinal de Fleuri s'est vanté, dit-on, d'avoir fait expédier quarante mille lettres de cachet. Sans doute il a été sinon surpassé, du moins égalé.

Après une exposition de faits si concluans et de raisonnemens si simples, je ne saurais passer sous silence ce que des citoyens de tous les ordres, des gens de lettres, des philosophes même m'ont répondu. Quelques détails épars, m'a-t-on dit, ne prouvent rien pour le général, et l'homme d'Etat doit voir en grand. C'est mettre en fait ce qui est en question, que de raisonner d'après la supposition que l'administration est ou sera peu éclairée, et les lettres de cachet injustement décer nées. Vous voulez nous faire craindre les brigandages politiques les plus extrêmes, et vous nous citez pour toutes preuves la détention d'un petit nombre d'hommes; car les coupables ne doivent pas être comptés, puisqu'il importe à la société d'en être délivrée. Consultez notre histoire, et vous verrez que nos souverains n'ont point essentiellement abusé de leur puissance; que très-rarement du moins ils ont été jusqu'à la tyrannie, et que le génie de notre cour n'est pas despotique. Enfin, les ordres arbitraires sont quelquefois injustes; mais les arrêts légalement prononcés ne le sont-ils jamais? et faut-il retrancher tout ce qui n'est pas sans inconvénient? Après tout, on ne saurait nier que le pouvoir judiciaire n'émane du souverain. Qu'importe qu'il l'exerce ou qu'il le fasse exercer, pourvu que la justice soit équitablement et promptement administrée? Qu'importe par quel moyen le bien soit opéré, pourvu qu'on fasse le bien?

La discussion scrupuleuse et détaillée de cette objection que je n'aurais assurément pas inventée, et que

j'ai lue et entendue cent et cent fois', sera l'objet du chapitre suivant.

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CHAPITRE XII.

Point de vue sur notre histoire, depuis Philippe le Bel jusqu'à nos jours.

J'ai prouvé précédemment qu'il était impossible qu'une administration arbitraire fût constamment, ni même fréquemment équitable et éclairée, parce qu'il faudrait supposer, dans toute la hiérarchie du ministère, une vigilance, une sagacité, une impassibilité,

Je pourrais citer un grand nombre d'ouvrages, dont quelques-uns estimés, remplis de ces beaux adages. Mais ce que j'ai lu de plus plaisant sur l'infaillibilité du pouvoir arbitraire, c'est, 1o ce passage d'un gros livre intitulé le vœu de la nation, publié sous les auspices du GRAND MauPEOU en 1772: « Tout ce qui résiste à une puissance qui ne tient son droit à la couronne que de Dieu, dit l'auteur (première part., pages 11 et 12), doit être retranché, parce que toute puissance établie de droit divin est présumée ne porter ses vues qu'au plus grand bien, et qu'il n'est pas donné aux autres hommes de penser et de voir comme le monarque, qui ne peut et ne doit pas faire connaître les puissans ressorts qui le font agir. Les motifs qui l'animent sont toujours justes ; c'est le principal caractère de la monarchie : la sagesse préside aux conseils des rois ; c'est l'assemblée des justes, où les passions et les intrigues se trouvent amorties, pour faire place au bien que le souverain présent impose et prescrit dans tous les cœurs. » (Qui se serait douté que la présence du roi amortit les intrigues, et que son conseil fût l'assemblée des justes?) Et 2° cet autre passage d'une plainte que l'on adressa au nom de Louis XIII en 1615 au parlement, relativement à quelques-unes de ses démarches. Le roi est majeur selon les lois, quoique tout autre soit mineur à son âge. Dieu l'ayant comblé de grâces extraordinaires, il doit être censé plus vertueux que les autres hommes: sur quoi Levassor, dont ceci est tiré, fait cette réflexion : On dit de grandes pauvretés dans le conseil du roi ainsi qu'ailleurs. Swift écrivait à Pope avec plus de malice et d'esprit : Ou vos confrères nous ont misérablement trompés depuis un siècle, ou le pouvoir confère la vertu aussi naturellement et aussi sûrement que vos cinq sacremens confèrent la grâce.

une perfection qui ne sont pas dans les hommes; et que, si dans cette gradation immense de préposés que l'autorité soudoie et qu'elle est obligée de consulter et de croire, il se trouve un seul fripon ou même un ignorant, l'injustice ou l'erreur s'introduiront par lui, puisqu'on est obligé de voir par ses yeux. Je n'ai donc pas mis en fait ce qui était en question. Certainement il était plus facile encore de démontrer ces vérités simples, par des résultats d'administration que par des raisonnemens théoriques, et je me suis bien promis de ne négliger ni l'une ni l'autre de ces preuves. Pollion disait: Je n'écris point contre qui peut proscrire1: pour moi qui, tout proscrit que je suis, brave la tyrannie, parce qu'elle ne saurait prolonger la vie au-delà de la volonté; moi qui ne finirai pas mes jours dans une terre souillée du despotisme, si je parviens jamais à briser mes fers, je ne trahirai point la vérité en en taisant une partie. Les grands ont assez de plumes vénales prêtes à tracer le panégyrique de leur desseins et l'apologie de leurs actions: écrivons pour la liberté, l'honneur, la patrie, et songeons quelquefois, nous hommes vulgaires, que Socrate dut sa grandeur à la ciguë2.

Les Français ont perdu leur constitution, qu'il était aisé, depuis le retour des lumières, de conduire au degré de perfection que comportent les ouvrages de l'homme, par leur inconsidération, leur ignorance et ce

« At ego taceo : non est enim facile in eum scribere, qui potest pro>> scribere.» (Macr. sect. 11.)

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Sen., epist. 13. Ils ne pensent pas ainsi ces historiographes à gages, dont un digne Français disait : « Quid expectari ab istius modi genere >>> hominum debeat, qui mercede conducti, scriptitant, tu ipse judica; ri» diculi in eo sunt et principes et mercenarii illi scriptores: illo enim ipso » titulo profitentur se ad mendacia coemptos, » (Bongars, lett. à Camerar., 155.)

fanatisme monarchique, si je puis parler ainsi, qui les a fait souvent s'applaudir de leurs maux. Ils commencent trop tard à se guérir de leurs préjugés funestes; et l'on écrit encore chez eux que le despotisme ne saurait germer en France (je répète l'expression consacrée). Ces lieux communs passent en principes, parce que la plupart des hommes croient sur parole, tandis que ceux qui sont capables d'examiner ne se hasardent point à des discussions dangereuses ou se gardent bien de publier leur avis. On a applaudi bien généralement au sublime manifeste des États-Unis de l'Amérique. A Dieu ne plaise que je proteste, à cet égard, contre l'opinion publique, moi qui, si je n'étais dans les fers, irais m'instruire chez eux et combattre pour eux; mais je demande si les puissances qui ont contracté des alliances avec eux ont osé lire ce manifeste, ou interroger leur conscience après l'avoir lu? Je demande s'il est aujourd'hui un gouvernement en Europe, les confédérations helvétique et batave', et les îles britanniques seules exceptées, qui, jugé d'après les principes de la déclaration du congrès donnée le 4 juillet 1776, ne fût déchu de ses droits? Je demande si, sur les trente-deux princes de la troisième race de nos rois, il n'y en a pas au-delà des deux tiers qui se sont rendus beaucoup plus coupables envers leurs sujets

Nous ne saurions nous empêcher de remarquer à propos de ceci, et surtout de la note 1 du chap. VII, page 139, que l'auteur paraît toujours avoir considéré les Suisses modernes comme ceux du quinzième siècle. Mais au quinzième siècle les Suisses ne conspiraient pas contre leurs alliés, et les champs de Morat étaient teints du sang généreux dont ils payaient leur liberté, et non pas souillés des rescrits despotiques et même tyranniques, qu'on n'a pas rougi d'en dater de nos jours. O Suisses! nation autrefois si respectable et si respectée! pourquoi vous-mêmes écrivez-vous, en caractères si funestes, votre arrêt de proscription! Les ambitieux sourient et les philosophes gémissent de votre aveuglement.

que les rois de la Grande-Bretagne envers les colonies anglaises?

Certes, il ne faut qu'ouvrir nos annales, quelque défectueuses qu'elles soient, pour s'apercevoir qu'il n'est point de souverains qui, étant partis de plus loin, aient marché au despotisme à plus grands pas et avec moins de modération que les monarques français, et qu'aucune histoire n'offre une plus longue suite de mauvais rois que la nôtre. Les détails et les réflexions nécessaires pour développer cette vérité, et montrer, depuis Louis le Gros, les traces non interrompues des usurpations qui nous ont conduits de l'anarchie au pou voir arbitraire, sont très-nombreux et appartiennent à un autre ouvrage; mais sans remonter si haut, parcourons nos fastes depuis les règnes des Valois, ces règnes tous funestes et tyranniques (si l'on excepte ceux de Charles V, prince formé des mains de l'expérience et de l'adversité, vraiment habile et sage, quoique fort loin d'être irréprochable'; et de Louis XII, dont les fautes politiques furent rachetées par d'aimables vertus): descendons depuis cette époque, à laquelle nos rois ! possédaient assez de pouvoir pour être comptables des

Je remarquerai seulement à ce sujet un trait d'impudence du prési dent Hénault; pareils exemples ne sont pas rares dans son Abrégé chronologique. Il dit (tome 1, page 345, édit. in-12, Paris, 1768): Charles V, ayant trouvé, à la mort de son père, le trésor épuisé, répara les finances: ses troupes furent bien payées; il gagna les princes ses voisins, il bati: plus qu'aucun de ses prédécesseurs, et il ne mit pas d'impôts. Personne n'ignore que Jean de la Grange, cardinal évêque d'Amiens, principal ministre de Charles V, fut un impitoyable exacteur, et que Charles V poussa ! les impôts à un point excessif, sur la fin de son règne, sans aucune necessité. Il laissa ses peuples riches à la vérité, et cela arrivera toujours sous les princes économes et fermes; mais son trésor, qui se trouva rempli a sa mort de vingt-sept millions effectifs en barres d'argent (près de trois cents millions d'aujourd'hui), devint funeste à la nation sous le règne de son fils. On sait que Charles V fit commencer la Bastille en 1369: je ne présume pas qu'il la destinât à l'usage unique qu'en ont fait ses succes

seurs.

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