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ne sont qu'une épée de plomb... Mais enfin il serait bizarre qu'une nécessité politique, qui doit porter un caractère d'évidence, eût duré tant d'années, j'ai presque dit tant de siècles, sans que personne, autre que le souverain ou ses ministres, l'eût aperçue.

J'ai démontré que les emprisonnemens arbitraires étaient réprouvés par le droit positif et le droit naturel; que l'exercice de cette prérogative était incompatible avec la justice, source commune de tous les rapports humains, et seule base solide de toute autorité. J'ai prouvé que la tyrannie des lettres de cachet était l'attentat le plus redoutable à la liberté politique, et le plus funeste à la société; que les punitions extra-judiciaires, loin d'être nécessaires dans les affaires d'État, étaient alors même plus dangereuses et plus iniques. Ces vérités ont été établies par les principes et par les faits; j'en ai déduit les conséquences ; je les ai mises en opposition avec les objections les plus spécieuses. Mais si l'emprisonnement illégal n'est pas même excusable dans les affaires d'État, examinons ce qu'on en peut dire lorsqu'il n'est que l'instrument des vengeances, du crédit, des haines domestiques, des intérêts particuliers et souvent de la plus vile corruption. En un mot, considérons les lettres de cachet par rapport aux particuliers.

CHAPITRE XI.

La prérogative des emprisonnemens arbitraires et indéfinis considérée relativement aux particuliers. Est-il des crimes qui ne doivent point être révélés? Composition des prisons d'état. Effets qui doivent résulter de ce séjour, où l'oppression égale tout et tous, soit que les prisonniers se communiquent, soit qu'ils ne se communiquent pas. Maisons de force. Prisons d'état considérées relativement à la population.

A voir combien les lettres de cachet sont multipliées, on penserait que la liberté des citoyens est de tous leurs biens le plus méprisable. Les chefs de l'administration, et nécessairement leurs commis, les intendans et par conséquent leurs subdélégués, les commandans de provinces et leurs préposés, le lieutenant de police qui ne peut être instruit que par des délateurs et des espions, c'est-à-dire par des témoins méprisables et suspects, les grands, qui ont déjà tant d'avantages sur les petits; ceux qui servent leurs passions, c'est-à-dire les êtres les plus vils; les riches, qui ont à leur disposition le corrupteur universel; les évêques haineux et intolérans, puisqu'ils sont prêtres'; les corps intrigans qui ont fait tant d'efforts pour se soustraire à la juridiction des magistrats, et qui conservent soigneusement les dernières étincelles du fanatisme; tous ceux enfin qui ont quelque crédit et qui veulent être ridicu

' Voyez dans les remontrances du parlement de Paris, du 9 avril 1753, des détails inconcevables sur la tyrannie des lettres de cachet appliquées aux affaires de religion. Outre les vexations sans nombre, les ecclésiastiques exilés, emprisonnés, bannis, vous y trouverez des interdictions de prêtres, des défenses de prêcher, de confesser, d'administrer les sacremens, etc., etc., d'approcher de la sainte table, de se présenter au chœur en présence de son évêque, etc., etc., le tout par lettres de cachet. Voyez nommément page 140 jusqu'à 145.

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l'on

les, ou injustes, ou vicieux impunément, puisent à l'intarissable source des lettres de cachet. Voyez comme tous les pays où les mœurs et la liberté sont corrompues se ressemblent. Xénophon disait, il y a plus de vingt siècles « La grande différence que Lycurgue a mise entre Lacédémone et les autres cités consiste en ce qu'il a surtout fait que les citoyens obéissent aux lois : ils courent lorsque le magistrat les appelle; mais à Athènes un homme riche serait au désespoir que pensât qu'il dépendît du magistrat. » Voilà précisément où nous en sommes. Le peuple est sous le joug de la loi, qui n'est pour lui qu'un asservissement de plus, puisqu'elle n'est pas la sauvegarde de sa liberté et tout homme qui jouit de quelque considération croirait au-dessous de lui de demander la réparation d'une injure à la justice ordinaire'. Toute manœuvre, toute vexation, toute barbarie est légitimée et même honorée, lorsqu'elle est la preuve du crédit.

Ici un ministre implacable venge un trait caustique, une épigramme, une chanson2, punit une indiscrétion, un discours sur lequel il est si aisé de fonder une calomnie, peut-être un avis important qui a décelé ses

Remontrances de la Cour des aides du 14 août 1770.

2 Un édit du roi de 1757 porte, que tous auteurs, imprimeurs et colpor teurs de livres tendant à attaquer la religion, à émouvoir les esprits, à porter atteinte à l'autorité du roi, et à troubler la tranquillité de l'État, seront condamnés à mort. Muyard de Vouglans, dans son détestable ouvrage des Lois criminelles de France, dans leur ordre naturel, a rapporté cette abominable loi, que le plus atroce despotisme n'avait pas même ose faire connaître. On voit que les ministres peuvent s'imaginer faire grace aux auteurs d'épigrammes, de chansons ou de livres qui leur déplaisent, quand ils ne les frappent que d'une lettre de cachet. Quand on pense que cette loi pouvait coûter la vie à l'immortel Rousseau, que son ame grande et fière poussait à se remettre pour obéir au décret absurde autant qu'atroce lancé contré lui; et à l'illustre Raynal, s'il n'eût pas pris la fuite; le cœur bondit d'horreur de ce que le despotisme peut inventer, et ses satellites d'épée ou de robe exécuter,

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fautes; il se défait d'un rival qu'il redoute; il sacrifie un complice qui n'est plus nécessaire et peut devenir dangereux; car telle est la peine ou le prix de certains services1.

Là une femme intrigante invoque l'autorité pour servir ses passions, ses haines, ses amours. Plus loin un publicain aux mains destructives soustrait à tous les yeux un infortuné qu'il ne saurait convaincre de fraude, mais qu'il en soupçonne, ou le défenseur trop zélé de ceux qu'il opprime. Quand il ne peut égorger par des juges à ses gages, il étouffe par des ordres arbitraires qu'il achète'. Voyez-vous cet avide héritier, ce tuteur avare, ce débiteur puissant, qui chargent de crimes leurs malheureux pupilles, leurs concurrens incommodes, leurs créanciers importuns? Une lettre de cachet va les acquitter. Leur ingénieuse cupidité saura bien intéresser les ministres ou leurs commis, ou leurs favorites; car les visirs et les demi-visirs, et leurs sultanes aiment aussi l'or3. Et ce père que les philtres de

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Les ministres des forfaits, dit Tacite, semblent des témoins qui les reprochent. (« Malorum facinorum ministri quasi exprobrantes ad>> spiciuntur. >>)

2 « Il en résulte, disent les belles remontrances de la Cour des aides déjà citées, qu'aucun citoyen dans le royaume n'est assuré de ne pas voir sa liberté sacrifiée à une vengeance; car personne n'est assez grand pour être à l'abri de la haine d'un ministre, ni assez petit pour

de celle d'un commis des fermes. >>

2

n'être

pas digne

Eh! n'est-ce pas aussi la première passion des princes? Une plus grande décoration la déguise; mais levez le voile, vous trouverez au-dessous l'amour de l'or.

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Mais que voulait Philippe, lorsqu'il prodiguait l'or? - Dominer sur la Grèce. Et pourquoi dominer sur la Grèce? - Pour aller envahir les trésors du grand roi. Si les rois, dit Sénèque, deviennent des brigands

VII.

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n

l'amour et les poisons de la jalousie ont enivré.... Il se rend partie contre son enfant : une vile courtisane l'égare: il faut la venger, il faut assouvir ses fantaisies et prévenir ses craintes.... « Mon fils!.... Mon fils ingrat ose chérir sa mère1; il ose la plaindre et gémir sur son infortune! Ah! c'en est trop la mesure est comble : qu'il aille dans un cachot apprendre à respecter ce que j'aime : il ne portera plus un œil téméraire sur ma conduite et sur ma gestion. S'il a gardé jusqu'ici le silence, ses regards m'accusent, et je ne puis plus les soutenir. Si je fais disparaître les biens que d'imbéciles ancêtres lui ont substitués, je ne serai comptable à personne je me ruinerai sans contradiction; je suis père, non pour protéger, mais pour punir... » Déjà cet homme obsède le ministre. Il expose ses angoisses paternelles : des fautes de jeunesse sont des crimes: l'excès de la sensibilité, le feu des passions, ce créateur des grandes choses, sont autant de présages funestes... Comment soupçonner un père d'être si cruel et si perfide? le ministre signe, il n'a rien examiné; mais un père peut-il tromper... oh! non, sans doute, pas même se tromper... Le malheureux jeune homme est chargé de fers; il est enseveli tout vivant dans un tombeau, peut-être lui en coûtera-t-il la vie ou, ce qui est plus cruel, la raison.... Froissé par la douleur, tout s'émousse en lui, l'esprit et les sens : il se survit; il voit arriver à pas lents la stupidité, le désespoir et peut

sanguinaires, s'ils renversent des villes élevées par les travaux d'un grand nombre de siècles, c'est pour chercher l'or et l'argent dans les cendres fumantes des cités. (De Ira, liv. 11, 32.)

- Pour éviter les allusions que les méchans ne manqueront pas de trouver ici, nous croyons devoir avertir que c'est l'histoire du vicomte de L***, homme de qualité de Bretagne, et qu'on n'a eu aucune autre anecdote en vue. (Note de l'auteur.) Mais c'est bien l'histoire de son père. Voyez les Lettres à Sophie.

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