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[ Ces lois, qu'il était impossible de refuser à un peuple, à moins de lui déclarer qu'on voulait le gouverner par les principes orientaux, n'auraient pas retenu un souverain absolu, orgueilleux par nature, corrompu par la fortune et ses flatteurs, gâté par une nation enthousiaste, excité par des ministres violens, obsédé par des prêtres intolérans et haineux, puisqu'il foulait aux pieds tout ce qui n'était pas sa volonté, et disait naïvement, que « de tous les gouvernemens du monde, » celui de Turquie ou de Perse lui paraissait le plus »› beau1; » mais il aurait du moins compris, s'il eût connu l'histoire et les lois de sa nation, que le droit d'arrêter un citoyen, lorsque les circonstances donnent lieu de craindre que sa fuite n'assure son impunité, et ne serve au succès de ses complots, ou celui de le dé- . tenir par lettre close, de le priver, pendant un temps indéfini, de sa liberté, sans prouver son crime et faire ordonner légalement sa punition, sont deux choses très-différentes.

C'est peut-être pour les avoir confondues que quelques personnes regardent l'usage des lettres de cachet

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faible que séditieux. Il est bon de se souvenir que le ministère d'alors était tel, qu'Émeri, surintendant des finances, osait dire en plein conseil, << que la foi n'était que pour les marchands, et que les maîtres des re» quêtes qui l'alléguaient pour raison dans les affaires du roi, méritaient d'être punis.» (Voyez les Mémoires du cardinal de Retz, qui assure avoir entendu ee discours aussi insensé qu'infàme.) C'est sous ce même ministère que Servien proposa en plein conseil d'ôter le contre-poison que la duchesse de Lesdiguières avait mis dans deux petites boîtes destinées au cardinal de Retz, alors prisonnier au donjon de Vincennes, et d'y substituer du poison pour être ensuite rendu au prisonnier. (Voyez les Mémoires de Joly.) Que les lettres de cachet étaient sagement confiées en de telles mains! Qu'on devait de respect à un conseil où l'on ouvrait impunément de telles opinions!

▾ Lettres Persanes, lettre 35. « Mais, Sire, répondit à Louis XIV le maréchal d'Estrées, deux ou trois empereurs de ces pays si bien gouvermés ont été étranglés de mon temps. »

comme un exercice légitime de la prérogative royale. Cependant les conséquences naturelles de ce principe suffisent pour en démontrer la fausseté; car il entraîne l'anéantissement de toute propriété, et par conséquent de toute liberté.

En effet, quelle espèce de propriété peut-on compter à soi, si ce n'est celle de sa personne? Quelle est la liberté dont on jouit dans un pays où la propriété personnelle n'est pas garantie par les lois; où l'ordre non motivé d'un ministre, quelquefois délivré à son insu souvent accordé à la simple sollicitation d'un grand vindicatif, d'un homme accrédité, d'une favorite intrigante, d'un subalterne cupide qui a reçu le prix de sa partialité, suffit pour plonger un citoyen dans une prison, sans que le magistrat puisse venir à son aide, sans que la loi lui prête aucun secours, sans qu'aucun autre terme soit fixé à sa détention, que la volonté de celui-là même qui l'a ordonnée, ou plutôt de celui qu l'a obtenue? N'est-ce pas là le pur despotisme? Nest-ce pas le dernier degré de despotisme?... Mais examinons dans son principe cette prétendue légitimité des emprisonnemens arbitraires.

Une longue possession, disent les partisans des lettres de cachet, est la véritable sanction de toute autorité; or, le droit d'emprisonnement est une prérogative royale non contredite depuis un temps immémorial. Des exemples sans nombre en font une règle de gouvernement incontestable. Cette prérogative est donc légitime, et toute réclamation, à cet égard, injuste.

Ce raisonnement porte sur un principe faux, et renferme un exposé qui ne l'est pas moins. Premièrement, toute législation tire son DROIT des lois de la nature, auxquelles toutes les lois positives doivent être subor

données, des lumières de la raison, seul tribunal sans appel, du vœu et du consentement public, vrai despote de chaque nation, et non de l'usage, quelque ancien qu'il puisse être; car un long abus est un abus, comme s'il eût duré moins long-temps; et l'on ne saurait prescrire contre la justice et la vérité.

Secondement, cette prérogative a toujours été contredite. L'opinion des citoyens éclairés, qui n'ont point d'intérêt personnel au maintien d'un régime arbitraire, les réclamations continuelles de la magistrature, formeraient seules des protestations solennelles. Eh! pourquoi, si le droit des emprisonnemens illégaux est in= contestable, ne l'a-t-on pas consigné dans une loi, au lieu d'avoir recours à une méthode si odieuse, qu'elle est soupçonnée d'injustice et de partialité, lors même qu'elle punit un coupable? Le seul édit par lequel nos rois se soient jamais attribué le pouvoir de reléguer leurs sujets à volonté, cet édit attentatoire aux droits - de la nation et de l'humanité, ne parle que « d'éloi>>gner les citoyens pour un temps du lieu de leur éta>>blissement ordinaire. » Pourquoi cette formule équivoque et captieuse? Pourquoi, si cette prérogative est immémoriale, cet édit uniqueest-il de 1705?

Je n'accumulerai point ici des détails qui deviendraient fatigans par la multiplicité et l'étendue des textes qu'il faudrait rapporter. Je les ai rejetés à la fin de cet ouvrage, pour en rendre la lecture moins aride; mais voici les résultats des preuves que j'ai rassemblées.

Dès les premiers temps de la monarchie, on trouve des lois qui annullent tous actes, tous jugemens fondés sur des ordres illégaux et surpris. Depuis les codes barbares jusqu'à nos jours, une tradition écrite, constante, et non interrompue, établit cette doctrine. M. de

Montesquieu assure cependant que les préceptions de nos premiers rois étaient des ordres qu'ils envoyaien aux juges pour faire ou souffrir certaines choses contraires à la loi, d'où il suivrait que l'usage des lettre de cachet, connues sous un autre nom, remonte jusqu'à l'origine de la monarchie. « Il y avait bien des loi » établies, dit cet illustre écrivain; mais les rois le >> rendaient inutiles par de certaines lettres appelée » préceptions, qui renversaient ces mêmes lois. C'étai peu près, ajoute-t-il, comme les rescrits des em » pereurs romains, soit que les rois francs eussent pri » d'eux cet usage, soient qu'ils l'eussent tiré du fond » même de leur naturel1. »

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Ce grand homme s'est trompé. M. Houard 2 et M. de Montblin3 ont victorieusement réfuté son opinion. L premier surtout a démontré, dans son savant commen taire sur Littleton, qui d'ailleurs ne peut être suspec à l'autorité, que les préceptions étaient sujettes à la v rification des juges, et n'avaient pour but que de leu rendre certain que telle ou telle demande avait été approuvée par le souverain, en la supposant conforme à la justice, au droit public, et fondée sur un exposé vrai sans quoi les juges étaient tenus de déclarer nulles le préceptions. Ce n'est pas qu'on n'en ait sans doute abusé souvent ; et l'histoire l'atteste assez, quoique les faits cités par M. de Montesquieu le prouvent fort mal. Les rois francs, souverains barbares d'un peuple bar bare, commettaient beaucoup de violences, et ces violences ne pouvaient guère avoir pour objet que des particuliers, parce que le corps de la nation étant ar

Chap. 11, liv. xxxi de l'Esprit des lois.

2 Anciennes lois des Français, tom. 11, pag. 10 jusqu'à 16.

3 Maximes du droit public français, tom. 1, part. 11, sect. 11 du ch. 1 4 Observations sur l'Histoire de France, tom. 1, liv. I,

ch. 1.

mé, il eût été très-facile de repousser des actes d'oppression générale. Voilà, pour le dire en passant, pourquoi, tant que les souverains ne possédèrent pas exclusivement le droit de l'épée, on imposa rarement des taxes illégales. Le prince transgressait la loi beaucoup plus aisément, lorsque les particuliers seuls étaient lésés. « Les Français, dit M. de Mably', pouvaient tolérer » de la part de leur chef quelques violences atroces » même, parce qu'elles étaient dans l'ordre des mœurs » publiques; mais une autorité suivie, raisonnée et » soutenue, eût été impraticable; » à plus forte raison un despotisme paisible, et non contredit, tel qu'il le faut pour l'exercice du droit arbitraire d'emprisonnement. Des souverains si dépendans ne donnaient sûrement point à leurs attentats une sanction légale, en forçant les juges d'être leurs complices. Je pense, avec l'habile publiciste que je viens de citer, que la démoད cratie par laquelle commença la monarchie française dégénéra très-rapidement en aristocratie: il est certain aussi que cette aristocratie devint despotique, comme il était inévitable; mais la révolution carlovingienne montra bientôt que ce n'était pas au profit du souverain.

M. l'abbé Dubos qui, s'il n'est point un écrivain vénal, a eu la maladresse de s'en faire soupçonner par ses subterfuges continuels, ses falsifications fréquentes et son système insoutenable, M. Dubos a prétendu que les rois mérovingiens condamnaient à mort les plus grands de l'État, sans être assujettis à leur faire leur procès sui

La constitution de Clotaire Ier, de 560, porte expressément : « Quæ si >> quolibet impetrata fuerit (licentia) vel obtenta a judicibus, repudiata >> inanis habeatur et vacua. » Ce qui prouve également et le véritable objet des préceptions, et l'abus qu'on en avait fait. Voyez les preuves à la suite de cet ouvrage.

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