Page images
PDF
EPUB

t

de statuer, à celui de juger. Il extermine les sénateurs, vexe le peuple, exerce sans aucune modération une autorité sans bornes1.

Le peuple se réveille, s'élève, terrasse son despote; la liberté renaît; faible lueur à demi étouffée par l'oppression aristocratique : car les grands s'étaient saisis de tous les emplois. On cherche un remède aux usurpations patriciennes, aux dissensions plébéiennes, aux prétentions exorbitantes des tribuns, à l'agitation de tous. Dix hommes sont choisis: législation, jugement, exécution, tout est déposé dans leurs mains, et ces dix hommes sont aussi arbitraires, aussi cruels, aussi tyrans que Tarquin.

Rome est asservie : l'épée qui fit ses triomphes renverse sa liberté orageuse, et le monde est vengé. Les généraux de ses armées conquérantes, ennemies de toutes les nations, dédaignent la qualité de citoyens. La république anéantie reçoit dans son sein les épées des vainqueurs et celles des vaincus, et tremble à la vue de ses propres aigles. Les maîtres de tant de rois, assiégés dans leurs propres murs, deviennent les esclaves d'un ambitieux, d'un imbécile ou d'un furieux : les empereurs attirent à eux les fonctions du sénat, la juridiction des magistrats, le pouvoir des lois : l'humanité expirante succombe et palpite sous les coups du plus frénétique despotisme'.

Eh! pourquoi chercher si loin ce qui frappe nos regards, ce qui presse nos poitrines et nos cœurs ! L'Eu

Il se saisit, comme par droit héréditaire, de la couronne qui avait été élective jusqu'à Servins Tullius. Il usurpa le pouvoir législatif qu'il réunit aux deux autres dont jouissaient ses prédécesseurs.

2 Les décemvirs.

3 Senec. de Ira, lib. 11, 18.

4 « Munia senatus, magistratuum. legum in se trahere. » (Tacite, Ann.

rope presque entière a vu crouler sous le faix de la réunion des trois pouvoirs sa liberté politique et civile. Il a été trop facile à ses princes de détruire les priviléges de leurs peuples. Tous les souverains de cette belle partie du monde descendaient d'une longue suite de rois. Ils avaient pour eux les noms auxquels les hommes s'attachent presque uniquement. La plus grande partie des nations, horriblement lassée de l'anarchie féodale, aurait peut-être préféré par désespoir le despotisme d'un seul on n'avait aucune idée saine d'une monarchie limitée, parce qu'elle tient à des connaissances politiques et même à des méditations philosophiques dont on était éloigné de plusieurs siècles.

Que pouvait prévoir, que pouvait statuer une assemblée de chefs ignorans et barbares, ne connaissant que la chasse et la guerre, cantonnés dans leurs terres et leurs forêts; incapables d'étudier leurs lois et leur histoire, n'estimant que la force et l'orgueil, et n'ayant pas la moindre notion de la véritable liberté, des droits de l'homme, des intérêts de leur pays ou de ses relations politiques? Quelle législation raisonnable et sage pouvait sortir des mains agrestes de ces violens guerriers qui, se confiant en leurs armes au présent et à l'avenir, ne devinaient pas même que le gouvernement établi pût changer? Peu leur importait, croyaient-ils, qui faisait et promulguait les lois, puisqu'ils étaient toujours capables d'en arrêter l'exécution. Des précautions prudentes, des limitations modérées, une active vigi1, 2.) Peuple féroce, disait Sénèque en parlant des combats de gladiateurs et du plaisir qu'y prenaient les Romains, ne sais-tu pas que les mauvais exemples retombent sur celui qui les donne ?Tu enseignes la cruauté à ton prince (Epist. 7). Voilà l'histoire de l'Occident qui conquit l'Orient, et établit partout le despotisme militaire. Quant aux temps antérieurs à cette conquête, on sait quels furent toujours les gouvernemens

orientaux.

lance étaient aussi incompatibles avec leur caractère fougueux et leur ignorance profonde, que des concessions raisonnables, et une subordination réfléchie.

Lorsque les princes se furent saisis de l'épée, la seule barrière que leur opposassent les constitutions féodales, puisqu'elles n'avaient aucunes bornes régulièrement déterminées, cette seule barrière se trouva renversée. Ils conservèrent d'abord la plupart des formes anciennes, et si je puis parler ainsi, les mêmes apparences de gouvernement'. La prérogative royale augmenta à un point presque inconcevable, sans qu'on imaginât que la royauté devînt une magistrature d'une autre espèce. Des usurpations sourdement conduites n'inspirèrent aucune défiance, et quand l'Europe aperçut ses chaînes, elles étaient rivées, grâce à l'établissement formidable et funeste des troupes perpétuelles, dont notre Charles VII donna le signal et l'exemple à tous les souverains. Si le despotisme qui la régit n'est pas entièrement tyrannique, qu'elle en rende grâces aux progrès des lumières, à la philosophie qui a adouci les mœurs; aux arts qui ont inspiré le goût et trouvé la variété des plaisirs; peut-être aussi à la trempe peu vigoureuse des âmes modernes, qui ne nourrissent guère que des hommes méchans et avortés 2, et qui donnent à des hommes faibles de faibles maîtres. Qu'il

C'est précisément là la conduite que tint Auguste. Il conserva toute la forme extérieure du gouvernement, et, comme dit Tacite, les mêmes noms de magistratures : « eadem magistratuum vocabula. » Robertson remarque très-bien que ce système n'est point une invention de la politique moderne, et qu'il a été employé en tout temps et en tout pays, dans l'Occident et dans l'Orient, pour couvrir les usurpations et déguiser la tyrannie.

<«< Terra malos homines nunc educat, atque pusillos :

2

[ocr errors][merged small][merged small]

renaisse un Richelieu, un Cromwel..... Mais non, que le Ciel exorable n'envoie plus aux nations ces terribles fléaux.

CHAPITRE VIII.

Partout où la monarchie est illimitée, le hasard seul peut préserver de la tyrannie. Réfutation des principes des économistes à cet égard. Le gonvernement ne cesse d'ètre responsable des inconvéniens particuliers que lorsqu'il n'intervertit pas le cours des lois. S'il prétend tout faire par lui-même, le despotisme et toutes ses suites sont inévitables.

On croit trop communément que la liberté existe là où il n'y a point de tyrans, et cette erreur est très-dangereuse. Partout où un seul homme a le pouvoir de la législation sans restriction et sans partage, et celui de faire exécuter ce qu'il a prescrit; de sorte que l'autorité despotique, qui, dans tous les gouvernemens, doit se trouver quelque part, est absolument concentrée en lui seul, et qu'il soumet tout un peuple à des 'ois qui ne le lient en aucune manière; partout où un être exerce envers les êtres de son espèce un tel acte de supériorité, comme s'il possédait la perfection absolue, il se trouvera un tyran, si cet homme est méchant ou seulement s'il est faible, et qu'il se rencontre auprès de lui des méchans qui aient sa confiance. La tyrannie peut donc être l'ouvrage d'un moment dans un gouvernement qui varie comme les rois et les ministres. Peut-être le caractère national influera sur eux, s'il n'est point encore abâtardi; et si ce caractère est gai, frivole et flexible, adouci et modifié par l'irrésistible influence du sexe aimable sur le sexe doué de

force, il tempérera les inconvéniens terribles qui peuvent et doivent résulter de l'arbitraire'; mais enfin cette sauvegarde est absolument dépendante des circonstances. S'il naît un prince farouche, sanguinaire, - ennemi des plaisirs de la paix, et dont les mœurs soient en contradiction avec celles de son peuple; s'il paraît un ministre despote, comme ils le sont tous lorsqu'ils peuvent l'être, et homme de génie, comme on en voit à peine un dans un siècle; qu'il domine les esprits au lieu d'en être dominé ; qu'il obsède son maître2, qu'il le subjugue, il s'indignera de la résistance, même accidentelle, molle et inactive que lui opposeront les préjugés de ses compatriotes: il égorgera ceux qu'il ne pourra corrompre; il bouleversera tout; il mettra la nation aux fers : l'excès de la tyrannie la réveillera peutêtre ; mais que de maux avant la crise! et que de maux encore après! Partout où la monarchie est illimitée, il n'y a donc point et il ne saurait y avoir de liberté; il y a tout au plus des repos momentanés qui produisent une sécurité funeste, enracinent l'obéissance passive, et ne garantissent en aucun sens le peuple et les individus.

Les écrivains modernes, connus sous le nom d'économistes, sont à cet égard diamétralement opposés à mes principes: ils condamnent toutes les contre-forces politiques, parce que, les voyant mal assises dans tous les gouvernemens, ils les regardent comme inutiles et même dangereuses. Ils s'opiniâtrent à comparer l'autorité souveraine à l'autorité paternelle, vieux rêve phi

I

1 Voilà précisément ce qui nous a sauvés des derniers outrages du despotisme.

2 « Claudentes principem suum, et agentes ante omnia ne quid sciat. >> (Lamp. in Vit. Alex. Sev.) Voilà le signalement de tous les ministres, au moins autant qu'ils peuvent.

« PreviousContinue »