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but du gouvernement. Concluons surtout que la prétendue crainte des abus est un prétexte criminel, lorsqu'elle tend à priver les hommes de leurs droits naturels ou légitimement acquis: car où s'arrêtera-t-elle cette crainte dont l'autorité se prévaut sans cesse? « De crainte en crainte, dit un homme d'esprit et de mérite', on anéantira toutes les libertés et à la fin l'existence aujourd'hui vous m'enchaînerez la main; demain vous m'arracherez la langue : le jour d'après je ne serai plus. »

Comparons les faits à ces principes, et appuyons

les uns par

les autres.

CHAPITRE VII.

Preuves de fait. L'autorité limitée a toujours été la plus stable. Le gouvernement ne peut craindre en France que ses propres excès. Le despotisme a toujours produit les révolutions; et la réunion des trois pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, a toujours produit le despo

tisme.

Si l'on en croyait les déclamations des écrivains soudoyés par le despotisme, ou les préjugés de ces nobles tout fiers de servir un maître, de ne reconnaître d'autre loi que sa volonté, et qui, de la meilleure foi du monde, ne s'estiment respectables qu'en raison de leur servitude plus ou moins étroite, il faudrait absolument conclure que les constitutions libres sont un volcan inépuisable de conspirations, de révoltes et de crimes; et que les hommes sont plus méchans à mesure qu'ils sont plus heureux, puisque ces esclaves

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lâches ou crédules n'attendent de tranquillité, de bonne police, de sûreté pour les peuples et leurs chefs, de puissance, de force et même d'honneur, que de l'autorité irrésistible d'un monarque absolu. Cependant tous les monumens historiques attestent que les peuples les plus libres de la terre ont été les plus vertueux; que jamais autorité ne fut plus instable que le pouvoir arbitraire, et que le trône du despotisme est sans cesse ensanglanté, tandis que dans les monarchies limitées la loi protége le souverain aussi bien que les sujets. C'est lorsque les Anglais n'étaient pas libres que leur pays fut déchiré, dans l'espace de cinq siècles, par huit guerres civiles et dix-neuf révoltes1.

Si l'infortuné Charles eût trouvé en Angleterre, quand il en prit le sceptre, la constitution établie depuis la terrible catastrophe qui mit fin à son règne, il n'aurait pas porté sur l'échafaud sa tête découronnée. Ses sujets n'auraient point été irrités jusqu'à la fureur par une longue et intolérable tyrannie on les eût moins facilement abreuvés du poison du fanatisme : il ne leur en aurait point coûté vingt années de calamités et d'oppression pour recouvrer leur liberté, et trente autres d'agitation et de crise pour la consolider : en un mot, les Anglais ne se seraient pas mutilés pour briser leurs chaînes, parce que des lois vigoureuses et maintenues auraient servi de frein et d'égide au monarque.

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• Depuis la conquête jusqu'à la révolution inclusivement. Je n'ajouterai à ceci qu'une seule observation que me fournit Harrisson, et que les registres de tous les tribunaux de l'Europe confirmeraient dans une plus ou moins grande proportion, et en raison de la multiplicité, de la défectuosité des lois et de la dureté du gouvernement. Sous le règne de Henri viii, depuis 1509 jusqu'en 1547, on fit mourir en Angleterre 73,000 criminels ou environ six par jour. Aujourd'hui on en condamne mort à peine cent dans l'année.

Si la plénitude du despotisme est un garant de la stabilité d'un empire, sans doute il n'y en eut jamais de mieux constitué que celui de Rome, dont les chefs étaient au-dessus de toutes les lois. En vain objecterait-on les inconvéniens de la constitution militaire d'où résultèrent les séditions des armées qui finirent par mettre à l'encan le sceptre du monde : ce fut et ce sera la suite nécessaire du despotisme qui peut renfermer le glaive, mais non pas le quitter jamais. Les troupes réglées, les armées perpétuelles qui n'ont été, qui ne sont et qui ne seront bonnes qu'à établir l'autorité arbitraire et à la maintenir ', y prendront inévi

Je m'attends bien qu'on criera à l'exagération. Cependant il n'est point de vérité politique plus exacte et plus aisée à démontrer, quoique plus opposée aux préjugés communs. Je ne saurais entrer dans le détail des preuves qui seraient la matière d'un ouvrage particulier. Je remarquerai seulement la faiblesse des principaux raisonnemens qu'on emploie pour prouver la nécessité des troupes réglées. La science de la guerre, dit-on, est tellement changée qu'il n'est plus possible de mettre aucune confiance dans les milices. Des troupes toujours subsistantes assurent d'ailleurs la tranquillité intérieure d'un État, aussi bien qu'elles le défendent des attaques extérieures. Il suffit qu'une seule puissance ait une armée sur pied pour nécessiter ses voisins à l'imiter, afin de prévenir ses entreprises. Au reste, les officiers parmi lesquels se trouvent toujours des propriétaires et des notables, seront en tout temps intéressés à s'opposer au projet de réduire en esclavage leurs compatriotes. Je réponds : 1o qu'il est aisé de prouver par les faits que jamais la défense des différens États de l'Europe, et nommément celle de la France, n'a été plus essentiellement faible que depuis l'établissement des troupes réglées; le règne de 1 ouis XIV, ce règne tout militaire, offre les preuves les plus frappantes de cette vérité, que l'auteur du Testament du cardinal Alberoni, ouvrage plein de vues grandes et profondes, a parfaitement établies. 2o Une milice est aussi susceptible de discipline que des troupes perpétuelles, et a plus de motifs de courage et de persévérance. Des détails militaires le confirmeraient aussi bien que des notions politiques l'établissent, et je ne conseillerais pas aux plus belliqueux mercenaires de l'Europe d'aller maœuvrer devant des paysans suisses sur leurs foyers, pourvu toutefois que leur union, leur gouvernement et leurs mœurs n'éprouvent pas de grands changemens, ce qui est fort à craindre. Observez qu'on ne doit point attribuer leur supériorité à la nature de leur pays. Tout homme instruit, qui l'a observé avec des yeux militaires et non prévenus, sait que, quoique hérissé de montagnes, il est ouvert de partout. Mais celui qui est heu

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tablement le plus grand ascendant. La force dont elles sont la cause et l'effet, l'origine et l'instrument, est l'unique ressource des despotes. Il est vrai qu'elle est aussi l'arme de ceux qui veulent les renverser; et lorsque les libertés d'un peuple sont envahies, peu lui importe le changement de maître, pourvu que la révolution ne frappe que le trône et les armées. Souvent même il hait assez son despote pour se réjouir des

reux et qui combat pour sa propriété est par cela seul un soldat très-rcdoutable. Le laboureur anglais se battra comme le montagnard suisse, tant qu'il sera libre. Un homme qui a fait la guerre sait combien y servent tous les tours de passe-passe moderne, nécessaires pour occuper le soldat oisif dans les garnisons, et faire la fortune de quelques officiersmajors. Je doute que ces braves Américains, qui ouvrent enfin un asile à la liberté presque chassée du reste de la terre, fassent l'exercice à la prussienne. 3o Dans un état bien réglé, le magistrat civil est en état d'entretenir la paix intérieure, et toute loi que la puissance civile n'est pas capable de faire exécuterjest certainement une oppression, ou une entreprise tendant à la favoriser ou à l'introduire. 4o Dans le système de politique actuel de l'Europe, il n'y a plus de grandes invasions ni de conquêtes importantes à craindre. Tous les princes se surveillent de trop près pour que les changemens de domination violens et subits soient fort à redouter, d'autant que le progrès des arts est tel qu'aucune nation curopéenne n'a assez d'avantage sur une autre pour la subjuguer. D'ailleurs presque tous les États modernes, faibles par leur constitution, travaillés par des maladies intérieures, épuisés par l'inconduite de leurs chefs, sont hors d'état de tenter ou de soutenir long-temps de grandes entreprises. (Voyez à cet égard les excellentes observations de M. l'abbé de Mabli, dans ses principes des négociations, que je ne prétends pas d'ailleurs adopter en entier.) Enfin, s'il faut tout dire, l'art de la guerre est tellement déchu, soit par la fureur des grandes armées et la nature de leur composition, soit par les systèmes prédominans de l'artillerie devenue l'arbitre unique des combats, que les grandes conquêtes me paraissent absolument impossibles. Je ne dis pas cependant qu'il n'y ait rien à craindre des grandes confédérations et des traités. Il paraît que c'est la méthode la plus moderne et la seule possible de conquérir. Il me semble que si j'étais Suisse, j'y prendrais garde. Mais la manie des troupes réglées et innombrables accélérera le danger plutôt qu'elle ne l'éloignera. Les soldats nécessaires pour asservir un peuple, qu'ils sont supposés défendre, ne pourront jamais préserver les frontières d'un grand État d'une invasion; mais cette invasion sera sans aucun effet dans un pays libre où il y aura une bonne milice et point de mécontens. 5o Une expérience générale et non démentie nous apprend que les nations qui ont laissé former et subsister dans leur sein de grandes armées ont été réduites en esclavage par ces mercenaires dés

maux publics, et désirer les succès de l'ennemi 1. Mais les inconvéniens du régime militaire et le despotisme sont les parties nécessaires du même tout. Les oppresseurs craignent les opprimés; ils sentent qu'ils n'ont d'autre moyen, pour maintenir un gouvernement illégal, que le tranchant du glaive. La corruption, la vénalité, préparent les chaînes d'un peuple libre; mais c'est et c'est seulement la puissance légionnaire qui unit les chaînons et les rive. Les ministres sont tout autrement hardis à imaginer et à exécuter des projets d'oppression, quand ils se voient entourés de plusieurs milliers de satellites, que lorsqu'il leur faut lutter contre des hommes libres, par l'adresse et la ruse dépourvues de la force.

Enfin, tant que les projets arbitraires d'un prince mûrissent dans l'ombre du cabinet, ou que ses entre

intéressés de la chose publique, satellites dévoués du despote dont ils dépendent, et aveugles instrumens du pouvoir arbitraire par leur constitution. On licencie aisément les notables, qui, par leurs principes d'honneur et de patriotisme, ou l'étendue de leurs propriétés, pourraient eonserver un esprit de liberté et de discussion incompatible avec la discipline militaire et les volontés d'un prince qui vise au despotisme. Mais ces hommes seront toujours le plus petit nombre. La bravoure est une qualité bien vulgaire que donne l'habitude des dangers. L'amour ferme et inflexible de la liberté est un courage bien rare qui suppose le désintéressement personnel et la modération, les plus éminentes des vertus sociales. Les moyens de séduction qui sont entre les mains du ministère lui suffisent pour maîtriser la foule. Celui qui distribue une paie journalière, des pensions et des grades, sera toujours le souverain du militaire. L'ambition, la cupidité et cette espèce de point d'honneur de faire ce qu'on appelle son devoir, sans examiner s'il n'en est pas un antérieur, détruisent tous les principes, dissipent tous les scrupules. L'obéissance passive devient un esprit de corps, et l'habitude d'un métier où le despotisme est indispensablement nécessaire, rend bientôt parfaitement esclave dans la théorie et dans la pratique, sans qu'on éprouye la moindre répugnance, pi même qu'on songe à sa servitude. D'ailleurs.le despote ne se sert pas du militaire pour égorger ceux qui s'opposent à lui, mais pour contenir ceux qui en seraient tentés; et cela lui suffit.

« Multi, odio præsentium, suis quisque periculis lætabantur.» (Tacit.)

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