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lière leur fournit l'occasion d'exercer sur cet homme vénérable leur animadversion et leur vengeance: un archevêque de Tolède ayant été déclaré saint après sa mort, son successeur annonça que désormais les serpents et autres animaux venimeux qui se trouveraient dans l'étendue de l'archevêché perdraient leur venin. Charas prétendit prouver que la prédiction ne s'était point accomplie, et, dans une expérience qui eut lieu chez don Pèdre d'Aragon, en présence de plusieurs personnages importants, il fit mordre par une vipère deux poulets qui moururent aussitôt. Il n'en fallut pas davantage pour perdre le malheureux Charas. On l'accusa d'avoir voulu renverser une croyance établie, et fondée sur la déclaration d'un saint archevêque. Il fut poursuivi et obligé de s'enfuir, non, comme le dit Condorcet, pour avoir mal parlé des vipères, mais pour avoir soutenu avec un succès incontestable une lutte contre la médecine espagnole. Il s'arrêta quelque temps dans la Galice, en attendant l'occasion de passer en Angleterre ou en Hollande, comptant mais à tort, sur la protection de l'envoyé des états. On s'empara de lui par surprise, en l'attirant, sous prétexte de le consulter, dans une prison ecclésiastique; il avait alors soixante-dix ans. Il resta trente jours dans un cachot, enchaîné, sans pouvoir quitter ses habits; puis on le transféra dans les prisons de l'inquisition de Saint-Jacques de Compostelle. On lui fit son procès; il se défendit avec talent et courage, et fit même passer sous les yeux de ses juges sa défense écrite en vers latins (1). Enfin, au bout de quatre mois et demi, pressé d'obsessions et menacé du dernier supplice, il se décida à abjurer. La li

(1) Ces vers ont été insérés dans le Journal de Verdun. Loc. cit.

berté lui fut rendue; il s'embarqua aussitôt à la Corogne, et arriva à Ostende le 14 août 1689. Sa femme, qui l'avait attendu en Angleterre, vint le rejoindre à Amsterdam vers la fin de la même année.

Rien ne s'opposant plus à son retour en France, Charas revint à Paris où son fils lui avait succédé, depuis quelque temps, au prix de son abjuration. Louis XIV apprit son retour avec joie et s'empressa de l'admettre à l'Académie des sciences. Quoique cette place honorable fût évidemment donnée, à titre de récompense, à un vieillard de soixante-quatorze ans, Charas ne fut pas moins empressé d'apporter à la docte compagnie le tribut du savant. Il avait une grande érudition, l'habitude du travail, et ses voyages lui avaient fourni l'occasion de beaucoup observer. Pendant les six années qui s'écoulèrent encore jusqu'à la fin de sa vie, il lut à l'Académie divers mémoires sur les sources d'eaux thermales, sur le mercure, sur la teinture écarlate, sur les propriétés de l'opium, sur l'encre à écrire, sur la nature des sels. Il revint aussi sur les travaux de sa jeunesse, et fit, sous les yeux de l'Académie, de nouvelles expériences sur les vipères. Pendant une de ses démonstrations, il fut mordu lui-même par le reptile qui lui servait de sujet. Il venait d'établir que le meilleur antidote de son venin était le sel essentiel de vipères préparé par sublimation. Aussitôt, et sans interrompre son discours, il cautérisa la plaie par le moyen qu'il venait d'annoncer, et l'accident n'eut pas d'autres suites. Le sous-carbonate d'ammoniaque est en effet l'un des caustiques les plus efficaces contre la morsure des animaux venimeux, et, bien que la théorie de Charas fût erronée, le hasard, il faut le dire, l'avait mis sur une ex

cellente voie, car le fait, au moins en apparence, la confirmait pleinement.

Charas consacra aussi les dernières années de sa vie à revoir sa Pharmacopée, dont il donna une nouvelle édition en 1694. Ce livre avait eu un succès prodigieux. On l'avait traduit dans toutes les langues de l'Europe, et même en chinois, d'après les ordres de l'Empereur. L'apparition de la pharmacopée de Lémery qui n'eut lieu que trois ans plus tard, ne nuisit point d'abord à sa vogue extraordinaire. Bien que le cours de chimie de ce dernier eût porté une assez vive atteinte à la partie chimique de son ouvrage, Charas n'en fut point offusqué. Lorsqu'il crut pouvoir contester les opinions du brillant chimiste dont la réputation devait s'élever un jour sur les débris de la sienne, il ne le fit qu'avec une extrême réserve. Aussi, dans sa polémique, ne désigne-t-il jamais son heureux antagoniste que sous la dénomination collective des modernes, et fait-il à chaque pas des concessions qui ne prouvent pas moins sa bonne foi que sa bienveillance pour son jeune émule. Moïse Charas mourut en 1689, à l'âge de quatre-vingts ans. Il jouissait de la considération générale; sa renommée était immense; il avait été honoré de la confiance et de l'estime des trois plus grands souverains de l'Europe. Dans l'histoire de l'art, on doit le considérer comme formant la transition entre l'époque des Arabes et celle de Lémery. Ce n'est pas à nos yeux un faible mérite que celui d'avoir su quitter la fausse voie dans laquelle les premiers s'étaient égarés si longtemps, et d'avoir frayé la route que le second devait parcourir avec tant de gloire et de succès.

NOTE

(A) On sait que chez les Grecs, le serpent figurait en première ligne parmi les symboles dont le dieu de la médecine était entouré, et on le retrouve même, dans les temps modernes, sur tous les monuments qui se rapportent à l'art de guérir. Dès la plus haute antiquité, le serpent fut honoré comme l'emblème de l'intelligence et de la ruse. C'est une superstition qui remonte à la séduction d'Eve, au serpent d'airain fabriqué par Moïse, au serpent Python et aux fétiches des nègres de la Guinée. La rapidité avec laquelle il se meut, les figures mystiques qu'il semble former en se repliant sur lui-même, sa force, sa longévité, le danger de sa morsure, tout cela dut frapper l'imagination des premiers hommes et leur faire attribuer à ce reptile une nature particulière et supérieure. Les Phéniciens l'appelaient le bon démon ; les Égyptiens représentaient le monde par un serpent enfermé dans un œuf; les Romains et les Grecs y voyaient aussi l'emblème de l'éternité. C'est au pouvoir qu'il semble posséder de se rajeunir en changeant de peau que le serpent doit surtout d'avoir été choisi pour le symbole de la vie et de la santé. Il désignait encore la prudence et la vigilance nécessaires au médecin. Pline dit que le serpent est l'emblème de la médecine, parce qu'il fournit à l'art de guérir des remèdes précieux. On sait que Nicandre a fait de l'histoire naturelle et de l'emploi médical des reptiles le sujet de l'un de ses poëmes. Cette opinion s'est propagée jusque dans les temps modernes; aussi les pharmacopées arabes et celles des derniers siècles font-elles grand éclat des propriétés de la vipère et de la salamandre,

ROBERT BOYLE

(1626-1691)

I

Au milieu de la galerie des savants du seizième et du dix-septième siècle auxquels les temps modernes doivent le réveil des connaissances positives, on distingue un homme d'un mérite exceptionnel et d'une physionomie particulière, aujourd'hui trop oublié peut-être, ou du moins trop négligé par les historiens de la science. Placé sur la limite qui sépare les opinions scientifiques du moyen âge, des idées du même ordre qui règnent encore de nos jours, continuateur des hommes éminents qui préparèrent cette grande réforme : de Galilée, dont le génie en domine encore tout l'ensemble, de F. Bacon, dont les vues théoriques étaient restées jusque-là sans applications suivies, de Van Helmont, le dernier des idéalistes et le premier des chimistes rationnels; contemporain de Descartes, de Pascal, d'Otto de Guericke, d'Huyghens, de Newton, aux efforts desquels il joignit les siens dans l'œuvre de la renaissance des sciences physiques, ROBERT BOYLE forme le vrai point de départ de la carrière immense et nouvelle qui, vers le milieu du dix-septième

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