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En même temps qu'Eschyle remuait fortement l'esprit et agissait sur l'imagination par l'appareil le plus imposant, Sophocle s'élevait sur la scène grecque, Sophocle qui chercha et trouva toutes les ressources de son art dans la profonde connaissance du coeur humain et qui, au lieu des furies d'Eschyle, évoqua les passions de l'homme, non moins terribles et plus dramatiques qu'elles. Sophocle au premier abord ne frappe pas comme Eschyle, car il a le calme de la perfection. Il faut avoir étudié avec soin ses inimitables ouvrages, pour en sentir tout le charme. Ce qui constitue leur mérite suprême, c'est ce même type de beauté tranquille que nous retracent les chefs d'oeuvre de la sculpture greeque. L'idée que les anciens se formaient du beau conduisait la main de Phidias comme elle animait le génie de Sophocle; et c'est là une de ces grandes harmonies de la vie intellectuelle des Grecs, que l'on ne se lassera jamais d'admirer. Ce qui donnait aux immortels ouvrages de Sophocle et de Phidias cette impression particulière de repos, tenait en grande partie à la conviction qu'éprouvait l'artiste d'avoir atteint à son but. Ainsi les anciens, qui connaissaient si bien tous les ressorts du coeur humain, cherchaient dans les productions de l'art comme dans le cours de la vie, ce calme harmonieux, sans lequel rien n'est parfaitement beau, et c'est même sous ce rapport qu'à la tête de tous les arts ils plaçaient l'art de vivre. Tout homme de bonne foi, familier avec la littérature ancienne, conviendra sans peine qu'il lui a fallu une étude réfléchie pour se pénétrer de toutes ses beautés; mais si Sophocle n'éblouit pas au premier coup-d'oeil, seul aussi il nous fait connaître, quand on le médite, l'art dramatique à son apogée Les chefs-d'oeuvre de ses illustres rivaux, considérés comme ouvrages de l'art, sont quelquefois en deça, quelquefois au delà de la ligne; Sophocle seul a atteint, dans toutes les parties, ce point unique qui constitue

la perfection

Il n'a rien laissé de médiocre, mais si, au milieu de cet amas de beautés, il était permis d'énoncer un sentiment de préférence, ce serait à son Electre que je décernerais la palme. On ne trouve dans aucun chef-d'oeuvre du théâtre grec cette magnificence de pensées et d'expressions, cet accord de toutes les parties, ce mélange heureux de tous les tons tragiques. Le premier choeur qui s'ouvre par le chant lyrique qu'Electre, dans sa douleur, adresse aux divinités du jour et de l'air ( gáos áyvòv xaì yñs ioóμorgos ȧńg, x. v. 2.) étincelle de beautés lyriques du premier ordre. En joignant à ces choeurs du genre le plus imposant, quelques-uns des choeurs d'Aristophane, si brillants et si melodieux à la fois, comme p. ex. ceux de la comédie des oiseaux, on aura réuni ce que la poésie lyrique peut produire de plus parfait. A une certaine hauteur le talent devient susceptible de toutes les formes. Sophocle en se livrant au genre illustré par Aristophane, aurait-il obtenu les mêmes succès? Cette question est à-peu-près impossible à résoudre; mais Aristophane du moins paraissait avoir reçu de la nature le germe des facultés les plus opposées. Ses ouvrages attestent une prodigieuse facilité de saisir tous les tons, de s'emparer de toutes les nuances, facilite qui suppose un génie tellement vif, tellement flexible, qu'il serait difficile de lui assigner des bornes et impossible de mesurer sa portée.

Ce serait ici le lieu de remarquer la rare combinaison qui fit naître, ensemble avec les trois princes de la tragedie grecque, le plus étonnant de tous les poètes comiques, l'unique peut-être qui ait jamais rempli toutes les conditions attachées à ce titre. Aristophane, s'il ne fut pas précisément contemporain d'Eschyle, vécut en même temps que Sophocle et Euripide. L'intensité du plaisir que dut faire éprouver aux Grecs ce rapprochement inattendu et spontane de tous les pouvoirs de l'intelligence, n'est pas un des moindres bien

faits dispenses par la nature à ce peuple, dont les triomphes, comme les malheurs, sont également au-dessus de toute comparaison. Jamais la prétendue règle de progression, que trop souvent l'on croit reconnaître dans l'histoire des arts, n'a été plus évidemment violée. Le moment si rapide qui vit paraître aux deux pôles de l'art du théâtre les trois tragiques et Aristophane, tient du phénomène sous tous les rapports. Il est risible de voir les efforts de ceux qui voudraient soumettre à leur compas la marche irrégulière de l'intelligence; le génie comme le bonheur n'a point d'époques.

Un trait remarquable de cette brillante réunion est l'espèce d'hostilité qui règna entre Aristophane et Euripide. L'esprit de ce dernier était éminemment philosophique. Doué des plus rares talents et d'une véritable sensibilité, penseur profond, poète harmonieux, touchant, pathétique, Euripide ne sut pas se garantir toujours de l'excès même des qualités qu'il possédait. Souvent, en cherchant la profondeur, il tombe dans le sophisme, et visant à l'effet, il devient maniéré et précieux: mais Euripide séduisait précisément par ses brillants défauts, et presque aucun des tragiques n'a compté des amis plus ardents. Aristophane, partisan des anciennes idées et des anciennes moeurs, lui fit une guerre sanglante, sous le prétexte spécieux de poursuivre un genre nouveau qui menaçait d'envahir la scène. Cette animosité fournit au poète comique les morceaux les plus piquants de la plupart de ses pièces, mais ne diminue en rien la juste célébrité d'Euripide, qui ne fut pas le moindre ornement de cette époque si féconde en merveilles.

J'offre à l'indulgence de l'Académie cette esquisse faite à la hâte d'un sujet qui exigerait les plus grands développements. Je sens combien elle est faible et décolorée en présence du tableau que j'avais sous les yeux; mais en obéissant au voeu de la compagnie illustre que j'ai l'honneur de

présider, j'ai désiré lui prouver que la culture des lettres et le commerce des muses avaient toujours droit à mon premier hommage, ante omnia Musae. Les matériaux dont j'ai tiré cette dissertation sont depuis nombre d'années dans mon portefeuille, et serviront peut-être un jour à un ouvrage sur la poésie grecque dont j'ai médité le plan depuis longtemps. Il est à remarquer que ce sont les sujets qui passent pour épuisés, que l'on peut considérer souvent comme absolument neufs. Telle est l'histoire de la poésie grecque. Ce sujet à été traité vingt fois et il nous manque encore un tableau fidèle et complet de ses différentes époques dans leur vrai jour. Un ouvrage de ce genre, dans lequel on se permettrait d'examiner les différentes productions de la poésie des anciens avec cette entière, mais sage et respectueuse liberté d'esprit qui fait le charme des jugements littéraires, et dont nos ouvrages didactiques sur l'antiquité offrent si peu de traces, est un desideratum dont tous les gens de lettres reconnaissent l'existence; la plupart des traités que nous possédons ne contiennent que des vues extrêmement bornées, et ne présentent d'alternative qu'entre une superficielle et tranchante hardiesse, et la plus entière servitude d'opinions. C'est ainsi du moins que s'est toujours présenté à mon esprit le vaste sujet de l'histoire de la poésie grecque. En consacrant à son étude une longue suite d'années, j'ai été à même de recueillir de nombreux matériaux que je pourrai peutêtre avec le temps mettre à profit. Peut-être ces travaux serviront-ils un jour, si non à illustrer, du moins à embellir une retraite qui me sourit de loin comme Tibur souriait à Horace. Alors j'aurai ce Alors j'aurai ce traît de ressemblance avec le poète romain qu'après avoir dit: Hoc erat in votis, je pourrai ajouter comme lui: Auctius atque Di melius fecere.

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