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pris, il a sagement prévenu toutes les objections qu'on pourroit tirer à son désavantage de la remarque de notre Anglais. Car, s'il est vrai, comme nous l'avons vu, que nous ne méprisions pas toujours celui qui pousse des cris dans une souffrance corporelle, il est également vrai que ces cris ne peuvent exciter en nous toute la pitié qui leur semble due. Que feront donc les acteurs qui sont en scène avec Philoctète ? Se montreront-ils extrêmement touchés? Cela seroit contre nature. Resteront-ils froids et embarrassés, comme on a coutume de l'être en pareil cas? Il en résultera pour le spectateur la dissonance la plus choquante. Mais, nous l'avons dit, Sophocle a prévenu tous ces inconvéniens en donnant aux personnages accessoires leur intérêt particulier. L'impression qu'ils reçoivent des cris de Philoctète n'est

la seule chose qui les occupe; et le specpas tateur considère moins si la pitié qu'ils témoignent est en proportion avec les cris qui la réveillent, qu'il ne songe aux changemens que cette pitié, foible ou puissante, produit ou pourra produire dans leurs propres sentimens et dans leurs projets. Neoptolème et le choeur ont trompé le malheureux Philoc

tète; ils savent dans quel désespoir les suites de cette fraude peuvent le plonger. C'est dans ce moment qu'il a sous leurs yeux son horrible attaque. Si cet incident ne produit pas en eux une bien grande émotion du même. genre, il peut au moins les engager à rentrer en eux-mêmes, à respecter tant de malheurs, à ne pas y mettre le comble par une trahison. Telle est l'attente du spectateur, et elle n'est point trompée par le généreux Néoptolème. Si Philoctète fût resté maître de ses douleurs, Neoptolème l'eût été de sa dissimulation. Mais Philoctète à qui ses douleurs rendent toute feinte impossible, quelque besoin qu'il croye en avoir pour empêcher les Grecs qui doivent le tirer de l'exil, de se repentir trop tôt de leur promesse, Philoctète en qui la nature se montre seule, ramène aussi Neoptolème à son caractère naturel. Ce retour est un coup de maître, et il nous touche d'autant plus qu'il n'est opéré que par l'humanité seule. Dans la pièce française, les beaux yeux y ont aussi leur part.... Mais je ne veux plus m'occuper d'une telle parodie.

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1 Act. 11, sc. III. De mes déguisemens que penseroit Sophie? (dit le fils d'Achille.)

Sophocle s'est servi du même expédient dans les Trachiniennes. La pitié due aux cris que la douleur corporelle arrache, n'est pas le seul sentiment qu'il donne aux personnages accessoires de cette tragédie ils en ont un autre qui leur est personnel. Les souffrances d'Hercule ne sont point de celles qui accablent elles le rendent furieux; il ne respire que vengeance. Avant de paroître il a déjà, dans sa rage, écrasé Lichas contre. un rocher. Le choeur est composé de femmes la crainte, l'épouvante qui les saisit n'en sont que plus naturelles. Cet effroi et l'attente où l'on est encore de voir un Dieu descendre au secours d'Hercule, ou de le voir lui-même succomber, voilà ce qui compose ici l'intérêt général, auquel la pitié ne donne qu'une foible nuance. Dès que l'événement est décidé par l'explication de l'Oracle, Hercule se calme, et l'admiration qu'excite sa dernière résolution prend la place de tous les autres sentimens. Au reste, il ne faut jamais oublier en comparant Hercule et Philoctète dans leurs souffrances, que l'un est un demi- dieu et que l'autre n'est qu'un homme. L'homme n'est jamais honteux de se plaindre, mais le demi-dieu rougit de voir

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que sa partie mortelle prend assez d'empire sur l'immortelle pour lui arracher des gémissemens et des pleurs. Nous autres modernes, nous ne croyons point aux demi-dieux, mais nous voulons que le moindre de nos héros sente et agisse comme un demi-dieu.

Quant à savoir si l'acteur peut exprimer jusqu'à l'illusion les cris, et les convulsions de la douleur corporelle, c'est ce que je n'oserai ni nier, ni soutenir. Si la chose étoit impossible à nos acteurs, je voudrois savoir d'abord si un Garrick n'y réussiroit pas ; et s'il ne pouvoit y réussir, je pourrois encore me représenter la mimique et la déclamation des anciens portées à un point de perfection dont nous n'avons plus l'idée.

V.

Certains antiquaires, en reconnoissant le groupe du Laocoon pour un ouvrage d'artistes grecs, ont prétendu en même temps que ces artistes avoient vécu sous les Empereurs, parce qu'à leur avis le Laocoon de Virgile doit leur avoir servi de modèle. De ce

Trachin. v. 1088, 89.

nombre, je ne citerai que Bartholomeo Marliani' parmi les plus anciens, et Montfaucon 2 parmi les plus modernes. Frappés sans doute de l'accord singulier qu'ils remarquèrent entre le groupe et la description, ils ne crurent pas possible que l'artiste et le poète se fussent rencontrés par hasard dans les traits qui leur sont communs, et qui ne sont pas de ceux qui se présentent d'eux-mêmes. Et quant à l'honneur de l'invention et de la première idée, il leur parut que la vraisemblance le déféroit plutôt au poète qu'à l'ar

tiste.

En raisonnant ainsi, ils semblent avoir oublié seulement qu'un troisième cas étoit possible. Peut-être, en effet, le poète a-t-il aussi peu imité les sculpteurs que ceux-ci n'ont suivi le poète; peut-être ont-ils tous

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Topographiæ urbis Romæ, lib. IV. cap. 14. Et quanquam hi (Agesander et Polydorus et Athenodorus Rhodii) ex Virgilii descriptione statuam hanc formavisse videntur, &c.

2 Suppl. aux Ant. expl. t. 1, p. 242. Il semble qu'Agésandre, Polydore et Athénodore, qui en furent les ouvriers, aient travaillé comme à l'envi pour laisser un monument qui répondît à l'incomparable description qu'a fait Virgile de Laocoon, &c.

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