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L'harmonie imitative elle-même n'est pas exclue de nos vers. Je ne veux, pour le prouver, que ce beau récit tant critiqué dans Phedre, et qu'on seroit si fàché de n'y pas trouver: Racine semble l'avoir travaillé exprès pour prouver que, dans l'art de peindre les objets par des mots énergiques, des images fortes, des sons nombreux, et même des sons imitatifs, nous pouvons souvent lutter contre les anciens. C'est peut-être de tous les morceaux de notre poésie celui qui approche le plus des poésies de Virgile.

Quel vers du poëte latin est plus expressif que celuici?

Des coursiers attentifs le crin s'est hérissé.

On almiroit dans Homere μέρα σ' έβραχε φήμινος ağav. L'essieu crie vaut beaxt; et se rompt, vaut mieux assurément que fivos, qui est une epithete

oiseuse.

Lorsque nous ne pouvons pas peindre par le son des mots 9 nous le pouvons par le mouvement du style, comme dans ces vers,

L'onde approche, se brise, et vomit à nos yeux,
Parmi des flots d'écume, un monstre furieux;

ou dans ce bean vers de Boileau,

Soupire, étend les bras, ferme l'œil, et s'endort.

Notre langue, maniée avec adresse, subjuguée par le travail, peut donc descendre sans bassesse aux objets les plus communs, s'élever sans témérité jusqu'aux plus nobles, peindre presque tout par des images, des sons, ou des mouvements.

C'est dans cette persuasion que j'ai hasardé une traduction des Géorgiques. Je crois devoir rendre compte

au public des vues dans lesquelles j'ai entrepris cette traduction, des raisons qui m'ont décidé à la faire en vers, et du systême de version que j'ai cru devoir

suivre.

J'ai toujours regardé les traductions comme un des meilleurs moyens d'enrichir une langue. La différence de gouvernements, de climats, et de mœurs, tend sans cesse à augmenter celle des idiômes : les traductions, en nous familiarisant avec les idées des autres peuples, nous familiarisent avec les signes qui les expriment; insensiblement elles transportent dans la langue une foule de tours, d'images, d'expressions, qui paroissoient éloignés de son génie, mais qui, s'en rapprochant par le secours de l'analogie, quelquefois s'annonçant comme le seul mot, la senle expression, la seule image propre, sont soufferts d'abord, et bientôt adoptés. Tant qu'on écrit des ouvrages originaux dans sa langue, on n'emploie guere que des tours, des expressions déja reçues; on jette ses idées dans des moules ordinaires, et souvent usés lorsqu'on fait une version, la langue dans laquelle on traduit prend imperceptiblement la teinture de celle dont on traduit. Ecrire un ouvrage original dans sa langue, c'est, si j'ose m'exprimer ainsi, consommer ses propres richesses: traduire, c'est importer en quelque façon dans sa langue, par un commerce heureux, les trésors des langues étrangeres. En un mot, les traductions sont pour un idiôme ce que les voyages sont pour l'esprit.

La traduction des Géorgiques étoit plus propre qu'aucune autre, si elle eût été entreprise par un grand poëte, à donner à notre langue des richesses incounues. Une belle version de l'Enéide l'enrichiroit moins; les aventures héroïques s'éloignent moins de son génie. Les opérations champêtres, les détails de la nature physique, voilà ce qu'il falloit la forcer à exprimer noble

ment; et c'eût été une véritable conquête sur sa fausse délicatesse et son dédain superbe pour tout ce que nos préjugés ont osé avilir.

J'AI préféré de traduire en vers, parceque, quoi qu'en dise l'abbé Desfontaines, la fidélité d'une traduction de vers en prose est toujours très infidele.

Un des premiers charmes des vers est l'harmonie. Or l'harmonie de la prose ne sauroit représenter celle des vers. La même pensée, rendue en prose ou en vers, produit sur nous un effet tout différent. Il y a dans La Bruyere et dans La Rochefoucauld autant de pensées fines et vraies que dans Boileau. Or on retiendra quarante vers de Boileau contre dix lignes de ces deux auteurs. C'est que l'oreille cherche naturellement le rhythme, et sur-tout dans la poésie.

Un autre charme de la poésie, comme de tous les autres arts, c'est la difficulté vaincue. Une des choses qui nous frappent le plus dans un tableau, dans une statue, dans un poëme, c'est qu'on ait pu donner au marbre, de la flexibilité, c'est qu'une toile colorée fasse illusion à la vue, c'est que des vers, malgré la gêne de la mesure, aient la même liberté que le langage ordinaire; et c'est encore un avantage dont le traducteur en prose prive son original.

Enfin le caractere de la prose differe trop de celui des vers. Ceux-ci ont une hardiesse qui effraie la timidité de l'autre, une vivacité de mouvement qui contraste avec sa pesanteur, une rapidité de marche que sa lenteur ne sauroit atteindre. Ce qui n'est que saillant en vers devient tranchant en prose; ce qui n'est que fort devient dur; ce qui n'est que vif devient brusque; ce qui n'est que hardi devient téméraire. Le traducteur en prose, cédant, sans s'en appercevoir, au caractere de ce genre d'écrire, remplacera la force par la foiblesse, l'expression figurée par l'expression simple, le metre par le discours

non mesuré, le charme de la difficulté vaincue par l'insipidité d'une prose facilement écrite. Après cela, qu'il soit un peu plus fidele au sens littéral de quelques mots, à la construction de quelques phrases, le traducteur en vers lui abandonne sans peine cette apparente fidélité, qui ne sauroit compenser des infidélités réelles, s'il est vrai que la hardiesse, le mouvement, l'harmonie, les figures, fassent le mérite de la poésie.

L'abbé Desfontaines, comme je l'ai dit, est celui qui a soutenu le plus vivement le systême des traductions en prose. C'est assurément le meilleur traducteur de Virgile que nous ayons. Or il est aisé de le réfuter par lui-même, c'est-à-dire en citant quelques morceaux de sa traduction. Pour peu qu'on sente la beauté des vers de Virgile, on sera étonné des énormes infidélités qu'il a faites à son auteur.

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«

«

Multùm adeo rastris glebas qui frangit inertes,
Vimineasque trahit crates, juvat arva; neque illum
Flava Ceres alto nequidquam spectat olympo:

a Et qui proscisso que suscitat æquore terga
«Rursus in obliquum verso perrumpit aratro,

<< Exercetque frequens tellurem, atque imperat arvis. ›

Cérès, du haut de l'olympe, jette toujours un regard favorable sur le laboureur attentif qui a soin de « briser avec la herse ou le rateau les mottes de son champ; elle ne favorise pas moins celui qui, avec le « soc de sa charrue, sait croiser les sillons, et qui ne << cesse d'agiter sa terre. »

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De bonne foi qui peut reconnoître Virgile dans cette prose? Où est l'harmonie, sur-tout l'harmonie imitative, qui, par des vers travaillés et uu rhythme pénible, me peint si bien les efforts du laboureur qui tourmente sa terre pour la forcer à la fécondité? Où sont ces expressions si pittoresques ou si justes, glebas inertes,

trahit crates, exercet tellurem, et sur-tout imperat arvis? Je sens combien mes vers sont au-dessous de ceux de Virgile; mais, si j'ai été plus exact en vers que l'abbé Desfontaines en prose, j'aurai cause gagnée.

Voyez ce laboureur, constant dans ses travaux,
Traverser ses sillons par des sillons nouveaux;
Ecraser sous le poids des longs rateaux qu'il traine
Les glebes dont le soc a hérissé la plaine;
Gourmander sans relâche un terrain paresseux:
Cérès à ses travaux sourit du haut des cieux.

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«

« Ac, dum prima novis adolescit frondibus ætas
« Parcendum teneris : et, dum se lætus ad auras
Palmes agit, laxis per purum immissus habenis,
Ipsa acies falcis nondum tentanda; sed uncis
Carpendæ manibus frondes, interque legendæ.
« Inde ubi jam validis amplexa stirpibus ulmos
Exierint, tum stringe comas, tum brachia tonde;
Antè reformidant ferrum: tum denique dura

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« Exerce imperia, et ramos compesce fluentes.

« Dans le temps qu'elle pousse ses premieres feuilles, ménagez un bois si tendre; et même lorsqu'il est devenu plus fort, et qu'il s'est élevé plus haut, abstener. vous d'y toucher avec le fer: arrachez les feuilles adroitement avec la main. Mais quand le bois est ⚫ devenu ferme et solide, et que les branches de votre « vigne commencent à embrasser l'orme, alors ne crai<< gnez point de la tailler; n'épargnez ni son bois ni son feuillage : elle ne redoute plus le fer. »

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Je ne dis rien de la différence que met entre ces deux morceaux, d'un côté la mélodie la plus sensible, de l'autre le défaut total d'harmonie. Voyez seulement comment toutes les expressions figurées, toutes les images hardies se sont évanouies dans la traduction,

« Prima ætas adolescit.... Dum se lætus ad auras pahnes

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