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vention par les véritables connoisseurs, ni d'avoir vu les beautés de Virgile avec le microscope des commentateurs et des traducteurs. Voulons - nous prendre de cet ouvrage une juste idée ? consultons Virgile luimême. C'étoit son ouvrage favori, celui sur lequel il fondoit l'espoir de son immortalité. L'Enéide, malgré ses défauts,fait depuis plus de dix-sept cents ans les délices des amateurs de la poésie: cependant ce poëme, admiré des Romains, immortel comme leur gloire dont il est le plus beau trophée, qui avoit arraché à Octavie des larmes si célebres, qui valut à Virgile l'honneur d'être salué au théâtre comme l'empereur lui-même, il vouloit le jeter au feu comme indigne de lui, malgré le foible des auteurs pour leur dernier ouvrage, tandis qu'il laissoit subsister les Géorgiques comme le plus beau monument de sa gloire. On peut dire que s'il s'est trop défié de l'effet de son Enéide, il n'a pas trop présumé de celui des Géorgiques.

Je ne puis me dispenser de parler des poëmes dont Virgile a fourni l'idée ou le modele. Le plus considérable de tous est le Prædium rusticum du P. Vaniere: il a traité dans le plus grand détail toutes les parties de l'agriculture; et c'est peut-être le défaut de son ouvrage. Il est plus abondant que Virgile; Virgile est plus rapide que lui. Le poëte romain est plus agréable dans des détails arides, que le poëte toulousain dans les objets les plus riants. Celui-ci explique quelquefois prosaïquement les objets les plus poétiques; l'autre rêvet de la plus belle poésie les objets les plus simples. Je remarque dans l'un une profusion souvent mal entendue; j'admire dans l'autre une économie toujours pleine de goût. Enfin, on trouve plus de variété dans le petit terrain qu'a défriché Virgile, que dans l'espace immense que Vaniere a cultivé. Mais ce qu'on ne peut trep admirer dans celui-ci, c'est qu'il loue la campa

gne de bonne foi, qu'il peint ce qu'il aime, et qu'il fait passer dans l'ame des lecteurs le sentiment qui

l'anime.

Ces vers du quatrieme livre des Géorgiques,

Si mon vaisseau, long-temps égaré loin du bord,
Ne se hâtoit enfin de regagner le port,

Peut-être je peindrois les lieux chéris de Flore, etc.

ont fourni à Rapin l'idée de son Poëme sur les Jardins. Dryden prétend que cette esquisse de Virgile, que je viens de citer, vaut mieux que tout l'ouvrage de Rapin. Ce jugement me paroît injuste. Le Poëme des Jardins est plein d'agrément et de poésie. Je n'y trouve pas cependant la précision dont le loue l'abbé Desfontaines: il est moins long que Vaniere; mais ni l'un ni l'autre n'ont connu comme Virgile cette heureuse distribution, cette sage économie d'ornements. L'harmonie imitative, cette qualité essentielle de la poésie, qui est portée à un si haut point par le poëte romain, se trouve rarement dans les deux poëtes modernes; et presque jamais ils n'ont eu ni sa force ni son élévation. Les épisodes des Géorgiques suffisent seuls pour mettre une distance immense entre cet onvrage et les deux autres, dont les digressions sont toujours froides. Virgile a encore un avantage sur Rapin, c'est l'importance de l'objet de ses leçons. L'art qui féconde les guérets est bien autrement intéressant que celui qui embellit les jardins; et l'on ne partage pas aussi volontiers les transports d'un fleuriste passionné à la vue du plus beau parterre de fleurs, que ceux d'un laboureur à la vue d'une abondante moisson.

Le poëme de Thomson a été traduit dans notre langue. Comme Milton, il a secoué le joug de la rime : il a beaucoup de ressemblance avec ce grand poëte; il est abondant et fécond comme lui. Quelle profusion d'images! quelle magnificence d'expressions! Rien de

si frais que son Printemps, de si brûlant que son Eté, de si riche que son Automne, de si sombre que son Hiver. Les épisodes sont, en général, infiniment supérieurs à ceux de Vaniere et de Rapin. Les mœurs et le séjour de la campagne ont dans son livre un attrait délicieux. Il ne s'est pas contenté de peindre le climat qu'il habitoit : l'Afrique, l'Asie, l'Amérique, le monde entier, ont, pour ainsi dire, payé tribut à sa poésie. Mais il ne sait point s'arrêter; il n'abandonne jamais une idée sans l'avoir épuisée; il manque d'ordre et de transitions; il imite souvent Virgile, et l'imite mal; et c'est sur-tout dans ces morceaux que l'on sent combien le poëte latin connoissoit mieux l'art d'écrire, combien ses images sont plus vraies, ses expressions plus justes, ses peintures moins chargées. D'ailleurs Virgile a un but, et Thomson n'en a point: dans Virgile, le retour successif des préceptes et des digressions forme une variété piquante; dans Thomson, la continuité des descriptions rebute à la longue le lecteur, fatigué de cette multitude de tableaux. Quoi qu'il en soit, je conseillerois la lecture de ce poëme, non seulement aux poëtes, mais encore aux peintres, qui y trouveront par-tout les grands effets et les plus magnifiques tableaux de la nature.

Nous avons sous ce même titre deux poëmes. L'un des deux est attribué à une personne qui a passé quelques instants de sa vie à faire de beaux vers, et le reste à faire de belles actions. Il est plein de graces, de fraîcheur, et de cette harmonie qu'on ne retrouve presque plus dans les poëtes français.

L'autre est beaucoup plus considérable. L'auteur a les grandes beautés de Thomson, et n'a point ses défau. Il a donné un bat moral à son poëme; c'est d'inspirer l'amour de la campagne, et des sentiments d'humanité pour ceux qui la cultivent. Mais ce qui le caractérise sur tout, c'est d'avoir toujours placé

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l'homme au milieu de ses descriptions, d'avoir su émouvoir à la fois l'imagination et le cœur: il contraste ses tableaux, varie leurs couleurs, et tous les traits qui composent chaque morceau concourent à produire un seul et même sentiment; par-là il a évité les peintures vagues, qui sont trop fréquentes dans les Saisons anglaises. Ces différents poëmes nous offriront de temps en temps des objets de comparaison.

IL me reste à parler de ma traduction, et des difficultés que j'y ai rencontrées. Comme ces difficultés viennent principalement de la différence des deux langues (1), elles m'ont conduit à quelques réflexions sur ce sujet, que je ne crois pas déplacées ici.

(1) M. Leibnitz avoit formé le projet d'une langue universelle; mais malheureusement ce projet est plus séduisant que possible.

On demande comment les hommes, qui ont eu la même origine, ont pu parler différentes langues: mais on devroit demander plutôt comment il a été possible qu'une grande quantité d'hommes parlât la même langue. En effet, il se trouve une si graude différence dans la conformation de nos organes, la combinaison des sons est si variée, si infinie, qu'il est bien étrange qu'une multitude d'êtres se soit réunie constamment à articuler de la même façon une même suite de sons pour exprimer une certaine suite d'idées qui auroit pu être exprimée tout aussi facilement par une foule infinie d'autres combinaisons.

Les hommes concentrés dans un même canton ont pu, par la force d'une habitude continuelle, surmonter les obstacles que la nature et la foule des hasards mettoient à l'identité de leur langage; mais dès qu'ils se sont séparés, la nature a repris ses droits, le langage s'est altéré insensiblement; et ces altérations ont augmenté de génération en gé nération, au point que le premier peuple n'a plus entendu la langue du second. Une colonie de Normands, sur la fin du siecle dernier, alla s'établir sur les côtes de Saint-Do

CHEZ les Romains, le peuple étoit roi; par conséquent les expressions qu'il employoit partageoient sa noblesse. Il y avoit peu de ces termes bas dont les grands dédaignassent de se servir; et des expressions

mingue, et forma les flibustiers et les boucaniers. Étant restés vingt ans sans avoir de relations avec les Français, quoiqu'ils communiquassent entre eux, la langue qu'ils avoient tous apprise et parlée dès leur enfance se trouva tellement dénaturée, qu'il n'étoit plus guere possible de les entendre.

Non seulement les mots de la langue se sont corrompus, mais la nouveauté des objets y en a introduit de nouveaux. Par exemple, auroit-on pu parler la même langue en Espagne et à la Chine, lorsque toutes les productions du pays, les plantes, les animaux, sont si différents? Joignez à cela la différence des mœurs: comment est-il possible que la langue d'un peuple ichtyophage soit la même que celle d'un peuple chasseur; celle d'un peuple chasseur, la même que celle d'un peuple pasteur; celle d'un peuple pasteur, la même que celle d'un peuple guerrier?

La différence des climats a dû aussi en apporter une considérable dans la langue. Dans les climats du midi, les organes ont toute leur souplesse: aussi les mots sont coulants, harmonieux, la douce influence de l'air invite à la gaieté, enflamme l'imagination, augmente le babil: les mots y sont alongés, abondants: la nature ne présente que des objets riants; les mots y sont doux et flatteurs. Dans les pays du nord, l'organe est resserré par le froid: aussi la prononciation est dure, paresseuse; la nature n'y présente que des objets hideux, hérissés; la tristesse du climat se communique aux esprits; le silence lugubre de la nature produit la taciturnité, raccourcit les mots, multiplie les monosyllabes. Toutes les langues méridionales, composées de mots différents, ont à-peu-près le même caractere de douceur et d'harmonie: celles du nord different de même par les mots, et se ressemblent également par l'âpreté des sons.

La différence des mots qui composent les langues amenera nécessairement celle du génie de ces langues. Ce qui

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