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qui s'étoient occupés trop long-temps à les ravager pour avoir appris à les cultiver. Il falloit donc ranimer parmi les Romains leur premier amour et leur premier talent pour l'agriculture. Mécene, qui mettoit toute sa gloire à augmenter celle de son maître et de son ami, engagea Virgile à se charger de cette entreprise. On voit combien les arts, dans les anciens gouvernements, influoient sur la politique. Réduits chez les peuples modernes à distraire l'oisiveté des riches, à exercer la critique des prétendus connoisseurs, à exciter l'envie des artistes, à faire de bas protégés et d'insolents protecteurs, ils étoient chez les anciens un ressort utile qui remuoit puissamment les esprits de la multitude; et les orateurs et les poëtes furent en quelque sorte les premiers législateurs.

Virgile employa sept ans à la composition de cet ouvrage. On y reconnoît par-tont le dessein dans lequel il l'avoit composé, et les vues de Mécene: mais on les reconnoît sur-tout dans ses plaintes touchantes sur la décadence de l'agriculture, qu'on lit à la fin du premier livre; encore plus dans ce bel éloge de la vie champêtre qui termine le second, et dans lequel Virgile semble avoir réuni toute la force et toutes les graces de la poésie pour rappeler les Romains à leur ancien amour de l'agriculture.

Virgile fut le premier, parmi les Romains, qui introduisit trois genres de poésie empruntés de trois fameux poëtes grecs, Théocrite, Hésiode, et Homere. Théocrite et Homere lui ont toujours disputé la palme, l'un dans le poëme pastoral, et l'autre dans le poëme épique; mais il a laissé Hesiode bien loin derriere lui dans le poëme géorgique. Hésiode étoit plus agriculteur que poëte; il songe toujours à instruire, et rarement à plaire; jamais une digression agréable ne rompt chez lui la continuité et l'ennui des préceptes. Cette maniere de décrire chaque mois l'un après l'autre a quelque chose de trop uniforme et de trop simple, et donne à son ouvrage l'air d'un alma

nach en vers. On retrouve, il est vrai, la nature dans sa poésie; mais ce n'est pas toujours la belle nature. Il n'est pas plus judicieux dans ses préceptes, qui souvent sont entassés sans choix, chargés de détails minutieux, et revêtus d'images puériles. Après tout, il faut regarder son ouvrage comme la premiere esquisse du poëme géorgique : l'antiquité de ce monument nous offre quelque chose de vénérable. Mais si nous voulons voir cette esquisse s'agrandir, les figures devenir plus correctes, les couleurs plus brillantes, et le tableau parfait, il faut l'attendre de la main d'un plus grand maître.

Tel est le poëme de Virgile. Je crois devoir essayer ici de détruire quelques préjugés que j'ai trouvés répandus à ce sujet, même parmi un certain nombre de gens de lettres et de personnes éclairées. A quoi bon, m'a-t-on dit, traduire un ouvrage rempli d'erreurs, écrit sans méthode, et dont le fond est peu intéressant?

1o. Je crois que ceux qui regardent les Géorgiques comme un ouvrage rempli d'erreurs en jugent moins d'après une counoissance exacte de ce poëme, que d'après sa qualité de poëme et son antiquité.

On s'imagine d'abord qu'un poëte, même dans une matiere sérieuse, songe plus à plaire qu'à instruire, et sacrifie souvent une vérité ennuyeuse à une erreur agréable. Je crois Virgile absous de cette accusation par le respect avec lequel tous ceux qui, parmi les Romains, ont écrit après lui sur l'agriculture parlent de ses ouvrages. Pline le naturaliste s'appuie souvent sur son autorité. Un pareil suffrage est assurément très décisif en faveur de Virgile. Si quelqu'un de nos premiers poëtes avoit écrit sur l'histoire naturelle, de quel poids ne seroit pas ponr lui l'avantage d'être cité par M. de Buffon ! Il est vrai que Virgile n'est point entré dans les détails; il n'a embrassé que les grands principes de l'agriculture; et comme ils sont à-peu-près les mêmes dans tous les

temps et dans tous les lieux, c'est une preuve de plus en sa faveur.

On croit, en second lieu, que l'antiquité de ce poëme le rend justement suspect d'erreur. Mais si on veut observer que l'agriculture étoit, après l'art de vaincre, l'art favori des Romains, qu'ils se vantoient de lui devoir leur grandeur, que l'art le plus honoré est toujours le mieux cultivé, que celui-ci étoit l'occupation de ce qu'il y avoit de plus grand et de plus éclairé; si l'on songe de plus que Virgile avoit pu recueillir les observations de plusieurs siecles, s'enrichir des remarques d'une foule d'écrivains; on conviendra qu'il est possible que le plus grand poëte des Romains ait bien écrit sur un art cultivé, dès les premiers temps de la république, par le premier peuple du monde. La lecture de ses ouvrages, jointes à ces présomptions, achevera d'en convaincre ceux qui pourroient en douter.

Je ne vois de repréhensible que quelques vers sur les lunaisons dans le premier livre, et quelques morceaux du quatrieme; encore dans celui-ci les erreurs n'intéressent-elles que les choses de pure curiosité et la partie physique, sur laquelle les anciens, faute d'instruments propres à observer, étoient moins à portée que nous de s'instruire. La partie économique n'offre presque rien à réformer. La reproduction des abeilles est une tradition que Virgile adopta, sans doute, moins comme naturaliste que comme poëte, parcequ'elle amene cette belle fable d'Aristée, qui est reconnue pour un chef-d'œuvre de sentiment et de poésie, et dont on acheteroit volontiers les beautés par quelques erreurs.

Est-il bien vrai, en troisieme lieu, que les Géorgiques manquent de méthode? J'avouerai ici, puisque l'occasion s'en présente, que je trouve peu fondée la préférence que nous accordons en ce genre à nos ouvrages sur ceux des anciens; et j'observe que ce préjugé

a pris naissance dans un temps où Perrault censuroit ce qu'il n'entendoit pas, où La Motte défiguroit Homere pour le corriger. Je crois qu'en fait d'écrits il y a deux sortes de méthodes; celle qui doit se trouver dans les ouvrages de raisonnement, et celle qu'on exige dans les ouvrages d'agrément. Dans les uns, l'esprit, déja rebuté par la sécheresse des matieres, ou fatigué de leur obscurité, veut au moins que l'ordre le plus méthodique, la filiation la plus exacte des idées, lui épargne une attention trop pénible. Dans les autres, l'auteur doit songer d'abord à la suite naturelle des idées, sans doute: mais un devoir non moins essentiel, c'est l'effet et la variété; il faut qu'il place chaque objet dans son plus beau point de vue, qu'il le fasse ressortir par les oppositions, qu'il contraste les couleurs, qu'il varie les nuances, que le doux succede au fort, le riant au sombre, le pathétique aux descriptions. L'esprit, qui veut être amusé, ne demande pas qu'on le traîne lentement sur toutes les idées intermédiaires, qu'on lui fasse compter, pour ainsi dire, successivement tous les anneaux de cette chaîne ; il veut voler d'objets en objets, faire une promenade et non pas une route. Voilà la méthode de Virgile.

Un exemple rendra la chose sensible. Prenons le commencement du poëme des Géorgiques. Le poëte prescrit d'abord le temps du labour: nous voilà dans la sécheresse didactique. Il recommande ensuite d'étudier la nature du terrain, ce qui amene un morceau agréable et presque épisodique sur les diverses productions des différents sols. La généralité de ce précepte sembloit devoir déterminer le poëte à en faire la base des autres; mais, comme il étoit plus succeptible de poésie que celui qui le précede, Virgile l'a placé le second pour faire oublier la sécheresse du premier. Ce premier précepte lui-même ne contient que dix vers. Virgile veut nous accoutumer insensiblement à la sévérité du ton

didactique; et à peine l'a-t-il pris, qu'il l'abandoune aussitôt pour une description riante. Voilà, si je ne me trompe, l'art du grand poëte, et c'est celui qui regne. dans tout cet ouvrage.

On reproche aussi à Virgile le défaut de transitions. J'avoue qu'elles sont moins marquées, ou plutôt moins traînantes que celles de nos ouvrages de philosophie, et même de poésie et d'éloquence. Elles consistent pour l'ordinaire dans une conjonction qui marque, entre ce qui précede et ce qui suit, ou une opposition, ou une ressemblance, ou quelque autre rapport. Cette conjonc tion tient peu de place: par ce moyen le style marche rapidement; point de vuide d'idées; point de liaisons froides, alongées: où nous mettons une phrase, Virgile ne met qu'un mot. Il doit en être d'un poëme comme d'un tableau ; les teintes qui séparent les différentes couleurs doivent être si légeres que l'œil le plus attentif, même en appercevant leur variété, ne puisse distinguer celle qui finit de celle qui commence. Mais, pour que les liaisons aient cette légèreté, il faut que les idées elles. mêmes se lient naturellement, et que, pour passer de l'une à l'autre, l'auteur n'ait pas besoin d'un long circuit. Personne n'a mieux connu cet art que Virgile: ses transitions 'sout dans les choses plus que daus les mots; et comme il n'y a jamais un grand intervalle entre l'idée qui suit et celle qui précede, il ne lui faut pas de longues transitions pour le remplir.

Un reproche bien plus grave, c'est le défaut d'intérêt. Deux choses sont nécessaires pour rendre un ouvrage d'esprit intéressant ; l'agrément, et l'utilité. Les poëtes doivent non seulement peindre la nature, mais l'imiter dans ses procédés : par-tout elle réunit dans ses ouvrages l'agréable et l'utile. Les Géorgiques réunissent ce double intérêt. L'anteur a pris pour sujet le premier de tous les arts, celui qui nourrit l'homme, qui est né avec le genre humain, qui est de tous les lieux, de tous les

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