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Les récentes conquêtes de l'industrie et des arts ont imprimé aux idées modernes une direction qui mérite d'être remarquée. Ces merveilles, qui se multiplient chaque jour, en même temps qu'elles excitaient au plus haut point le génie des inventeurs, révélaient aux yeux de tout le monde le prix des sciences, dont elles ne sont le plus souvent qu'une intelligente application. Telle est la source de l'intérêt que le public prend de plus en plus aux matières scientifiques et de la diffusion toujours croissante des lumières que fournit l'étude des sciences. Or, à mesure que l'on pénètre plus avant dans cette étude, on éprouve le désir de connaître également ce qui se rattache à son histoire. On recherche l'origine des découvertes, les circonstances qui en ont accompagné l'apparition, les particularités qui se rattachent à leurs auteurs, c'est-à-dire, tout ce qui constitue proprement l'histoire des sciences. Le moment n'est peut-être pas éloigné où cette histoire, qui offre un intérêt si puissant et des enseignements si féconds, sera étudiée avec autant d'ardeur et de soins que l'histoire générale. On voudra savoir l'origine, la date réelle, le point de départ de ces inventions qui

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jouent un si grand rôle dans notre société actuelle. On voudra connaître tout ce qui se rapporte aux premiers efforts, aux premières luttes de l'intelligence, aux développements successifs de l'esprit de l'homme, aux voies qu'il a suivies à diverses époques, aux phases qu'il a parcourues, avant d'arriver à ces hautes vérités qui font aujourd'hui son orgueil et qui éclairent la marche incessante de la civilisation. On rassemblera avec la curiosité de l'archéologue les moindres fragments de ces monuments historiques. On reconnaîtra qu'il n'est pas moins utile pour le philosophe de pénétrer dans la pensée d'un homme de génie que de fouiller dans les annales des empires; car c'est souvent du cabinet le plus obscur ou du laboratoire le plus humble que sont sorties ces révélations lumineuses qui ont fait la gloire ou la richesse d'un pays. C'est là qu'au prix des efforts les plus hardis, s'est décidée plus d'une fois, comme sur un champ de bataille, la destinée d'une nation.

Parmi les formes littéraires qui peuvent s'appliquer à l'histoire de la science, l'une des plus heureuses est sans contredit la forme biographique. Il est évident que les faits scientifiques empruntent une grande partie de leur intérêt et de leur valeur à l'autorité des hommes qui les ont découverts. Cette autorité repose à son tour sur leur caractère personnel, comme sur les détails de leur vie publique ou privée : détails qui révèlent souvent la source de leurs inspirations, de leurs tendances, de leurs efforts, et fournissent ainsi, en même temps, de nombreux éléments à la connaissance du cœur humain.

La forme historique ordinaire ne permet pas toujours de donner à cette sorte de recherches toute l'étendue désirable. Les faits généraux qui composent le fond principal de l'histoire générale l'obligent trop souvent à laisser dans l'ombre la physionomie des personnages. Dans la biographie au contraire, les portraits figurent au premier plan et les faits historiques se groupent autour d'eux pour compléter le tableau. La grande histoire, à la vérité, possède d'autres avantages. Elle a pour elle l'étendue des proportions, l'élévation des vues, la variété des événements; mais la biographie pénètre plus avant dans le vif de l'humaine nature. Son champ est plus restreint, mais il est mieux circonscrit; le sujet est moins vaste, mais il a plus d'unité. Si l'histoire a d'heureuses connexions avec la philosophie, en ce qu'elle considère l'humanité d'un point de vue général, la biographie tient de plus près à la morale, parce qu'elle envisage l'homme dans ce qu'il a d'intime. En concentrant son étude sur une figure unique, elle donne aux faits une sorte d'individualité, elle harmonise les actes avec les personnes, et, sans rien céder à l'histoire sous le rapport de l'exactitude et de la réalité, elle se rapproche du drame par l'intérêt qui s'attache naturellement aux individus. La biographie offre des enseignements plus directs, plus profitables, en ce qu'elle nous porte, par un secret retour sur nous-mêmes, à chercher en quoi nous pouvons ressembler aux portraits qu'elle met sous nos yeux, et quel parti nous pourrions tirer des leçons ou des exemples qu'elle offre à notre méditation. Enfin elle possède l'heureux avantage d'ensei

gner en même temps la science et son histoire; les faits prennent ainsi dans la mémoire comme dans l'imagination, un corps, un nom, une figure, et leur date elle-même ne s'oublie plus.

Le champ de l'histoire a été si laborieusement, si habilement exploré de nos jours, qu'il devient de plus en plus difficile de lui faire porter de nouveaux fruits. Ce champ lui-même s'est tellement élargi qu'on ne saurait y faire de nouvelles découvertes qu'à l'aide d'un procédé dont nous devons précisément l'exemple à l'industrie moderne, nous voulons dire : la division du travail. Chaque siècle, chaque nation a d'abord eu son historien; puis on a divisé et subdivisé chaque époque, chaque sujet, au point qu'il en est résulté des sortes de monographies historiques. On a étudié ainsi chaque partie de cette vaste science dans ses moindres détails, sous tous ses aspects, préparant ainsi les matériaux sur lesquels la philosophie de l'histoire établira quelque jour ses savantes généralités.

L'histoire de la science nous semble devoir procéder de la même manière. La biographie des savants est à cette histoire ce que les mémoires historiques sont à l'histoire générale, ce que les monographies scientifiques sont à la science elle-même. Par cela seul que les données de cette nature ne s'adressent qu'au petit nombre, la forme biographique nous paraît leur convenir davantage. Nous regardons celle-ci comme l'un des moyens les plus efficaces de répandre, de populariser les notions scientifiques, de fixer l'attention sur les idées à la faveur de l'intérêt qu'excitent toujours les personnes, et de sauver l'aridité de certaines ab

stractions par le charme naturel qui s'attache au drame historique.

Cette forme, à la vérité, a aussi ses inconvénients et surtout ses difficultés. Elle manque d'ensemble, de plan, de lien; elle n'admet pas les transitions, elle ne saurait éviter les redites et les doubles emplois. Quant aux difficultés, elles sont nombreuses, et nous en avons fait trop souvent la cruelle épreuve. Proportionner l'étendue des notices à leur importance, approprier le style au caractère de chaque personnage, mélanger habilement les détails de sa vie avec l'exposé clair et succinct de ses travaux, de ses découvertes, de ses doctrines; réunir et classer tous les faits dont il fut l'auteur, l'occasion, ou le mobile; montrer l'état de la science avant et après lui, l'influence de ses écrits ou de sa parole sur la marche des connaissances; y réunir avec adresse les événements généraux et contemporains... tout cela demande bien du tact, des soins et de l'art. Il est peut-être aussi naïf que téméraire de jalonner ainsi une route que l'on n'a pas réussi à suivre, de signaler des écueils que l'on n'a pas su toujours éviter. Puissent nos émules s'y engager avec plus de bonheur ! leurs succès nous dédommageront des efforts que nous aurons tentés dans cette voie intéressante.

Une disposition généreuse de notre époque nous porte à élever de toutes parts des statues, des monuments aux hommes qui ont bien mérité de leur patrie et de l'humanité. C'est à l'historien, au biographe surtout, aussi bien qu'au statuaire, de rendre au génie cet

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