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Chez les Romains, le peuple était roi; par conséquent les expressions qu'il employait partageaient sa noblesse. Il y avait peu de ces termes bas dont les grands dédaignassent de

La différence des climats a dû aussi en apporter une considérable dans la langue. Dans les climats du midi, les organes ont toute leur souplesse : aussi les mots sont coulants, harmonieux; la douce influence de l'air invite à la gaîté, enflamme l'imagination, augmente le babil : les mots y sont alongés, abondants : la nature ne présente que des objets riants ; les mots y sont doux et flatteurs. Dans les pays du nord, l'organe est resserré par le froid: aussi la prononciation est dure, la naparesseuse; ture n'y présente que des objets hideux, hérissés; la tristesse du climat se communique aux esprits; le silence lugubre de la nature produit la taciturnité, raccourcit les mots, multiplie les monosyllabes. Toutes les langues méridionales, composées de mots différents, ont à peu près le même caractère de douceur et d'harmonie : celles du nord diffèrent de même par les mots, et se ressemblent également par l'âpreté des sons.

La différence des mots qui composent les langues amènera nécessairement celle du génie de ces langues. Ce qui fait les mots d'une langue, c'est la différente combinaison des sons; et ce qui fait son génie, c'est la différente combinaison des mots entre eux, leurs rapports avec les idées qu'ils expriment ; rapports qui peuvent varier d'une infinité de manières, qui peuvent être plus directs ou plus réfléchis, plus justes ou moins exacts. Ce qui fait encore le génie des langues, c'est leur facilité ou difficulté à exprimer de certaines idées, leur richesse ou leur indigence, leur force ou leur faiblesse, leur précision ou leur prolixité. Mille causes peuvent varier leur génie; plusieurs de celles qui varient les mots d'une langue varient son génie. Nous avons dit que dans telle langue il y aurait une foule de mots qui manqueraient à une autre; le genre de vie d'un peuple amène nécessairement une foule de mots qui lui seront particuliers. On remarquera tous les objets qui frapperont continuellement: on observera toutes leurs nuances, tous leurs genres, toutes leurs espèces; on aura des synonymes: on observera toutes leurs qualités; on aura des adjectifs: on observera leurs différentes actions sur les corps; on aura des verbes. Les Arabes ont cent cinquante mots pour exprimer le mot lion, et trois cents pour exprimer le mot serpent.

Nous avons dit aussi que les mots d'une langue seraient dous, que

se servir; et des expressions populaires n'auraient pas signifié, comme parmi nous, des expressions triviales. Voilà donc une foule de mots que leurs poètes pouvaient employer sans dégrader leur style. On peut en dire autant

les autres seraient durs : cela détermine encore le génie d'une langue. La première aura plus de facilité à exprimer des choses agréables et voluptueuses; la seconde, des choses horribles et sombres. La peinture des jardins d'Armide appartenait à la langue italienne celle de l'enfer et du combat des anges ne convenait guère qu'à la langue anglaise.

Le génie d'une langue est encore déterminé par celui de la nation ; et ce qui détermine le génie d'une nation, c'est d'abord le climat, ensuite le gouvernement. Dans les climats du midi, l'imagination, plus vive, plus exaltée, peindra les objets d'une manière plus brillante ; les images seront plus fréquentes, plus hardies; le passage d'une idée à l'autre sera plus brusque. Dans les climats moins chauds, l'imagination, plus tempérée, produira des ouvrages plus froids et plus corrects. Dans les pays plus froids encore, l'imagination laissant plus de flegme, on raisonnera mieux, et on parlera moins bien; on aura plus de profondeur que de saillie; la nation produira plus de philosophes que de poètes; et ces poètes seront plus profonds, plus penseurs, que ceux des autres nations.

Cependant ce qu'on dit ici des pays froids ne convient pas à tous les peuples, aux Anglais, par exemple, dont les ouvrages ont une effervescence et une force d'imagination prodigieuses. C'est ce qui prouve l'influence du gouvernement sur le génie d'une nation, et, par contre-coup, sur celui de la langue. Dans un pays où tout le monde est libre, la langue est fière et précise. Dans les monarchies, où l'on dépend d'un prince à qui l'on doit du respect, et de supérieurs qu'on est forcé de ménager; la langue aura moins de fierté et de précision; elle aura de`la délicatesse, de l'élégance, de la finesse, qui consiste à ne laisser entrevoir que la moitié de ce qu'on dit. Dans les pays despotiques, où l'esclave n'ose parler à son maître, la langue prendra un ton allégorique et mystérieux, et c'est là que naîtront les apologues et le style figuré.

Enfin, le degré de civilisation d'un peuple influe beaucoup sur sa langue. Les peuples barbares ont une langue très grossière, presque tous les verbes à l'infinitif; point de ces mots abstraits qui lient les idées, qui expriment les propriétés générales des corps, ou les notions purement spirituelles: enfin, le défaut d'idées amène la disette de mots.

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d'une multitude d'idées et d'images, qui n'étaient point ignobles, parce que le caractère de souveraineté dont le peuple était revêtu imprimait un caractère de noblesse à toutes ses actions, et par contre-coup aux idées et aux images qui les exprimaient ou qui en étaient empruntées. Parmi nous, la barrière qui sépare les grands du peuple a séparé leur langage; les préjugés ont avili les mots comme les hommes, et il y a eu, pour ainsi dire, des termes nobles et des termes roturiers. Une délicatesse superbe a donc rejeté une foule d'expressions et d'images. La langue, en devenant plus décente, est devenue plus pauvre; et comme les grands ont abandonné au peuple l'exercice des arts, ils lui ont aussi abandonné les termes qui peignent leurs opé rations. De-là la nécessité d'employer des circonlocutions timides, d'avoir recours à la lenteur des périphrases, enfin d'être long de peur d'être bas; de sorte que le destin de notre langue ressemble assez à celui de ces gentilshommes ruinés qui se condamnent à l'indigence de peur de déroger.

A la pauvreté s'est jointe la faiblesse. Le peuple met dans son langage cette franchise énergique qui peint avec force les sentiments et les sensations: le langage des grands est circonspect comme eux. Aussi dans tous les pays où le peuple donne le ton, on trouve dans les écrits des sentiments si profonds, si forts, si convulsifs, si j'ose m'exprimer ainsi, qu'il est impossible de les faire passer dans une langue qui exprime faiblement, parce que ceux qui donnent le ton sentent de même.

Il y a même dans ces langues des idées qui manquent absolument d'expressions. Les Romains, pour rendre l'action de faire du bien, avaient une foule de mots: nous

n'avons que depuis peu celui de bienfaisance. N'est-ce pas encore parce qu'à Rome c'était le peuple qui fixait la langue, et que parmi nous ce sont les grands?

Les mœurs n'influent pas moins sur la langue que le gouvernement. Les Romains se voyaient toujours en public, et pour ainsi dire en perspective: nous nous voyons de plus près et plus en détail. Dans leurs assemblées tumultueuses, l'effervescence de l'ambition, l'enthousiasme de la liberté, faisaient fermenter avec violence leurs passions; dans nos petites sociétés, l'envie de plaire, l'esprit de galanterie, les contraignent, les modifient, ou les masquent. Les grands ressorts de l'ame, les grands éclats des passions, voilà ce qu'ils ont dû peindre avec force : les nuances de ces mêmes passions, la délicatesse des sentiments, et les fibres les plus imperceptibles de l'ame; voilà ce que notre langue sait rendre avec finesse. Ils vivaient davantage dans les campagnes, et nous davantage dans les villes; ils ont dû peindre mieux les objets physiques, et nous avons dû mieux exprimer les idées morales; ils ont eu des mots pour toutes les productions de la terre, et nous pour tous les mouvements du cœur.

C'est sans doute ce qui a fait long-temps regarder comme étrangère à notre langue la poésie épique, qui vit d'images et de descriptions. Ronsard et quelques autres, imitateurs des anciens plutôt que peintres de la nature, ont écrit sans succès en ce genre, ont rempli leurs poésies de descriptions, d'épithètes dans le goût des Grecs et des Romains. Cette manière n'a eu qu'un temps. Est-ce, comme on l'a dit, parce qu'ils ont méconnu le génie de leur langue? non, puisqu'elle n'était pas encore formée:

mais c'est qu'ils ont méconnu ce qui détermine ce génie, c'est-à-dire, celui de la nation et l'influence des mœurs, qui, nous resserrant dans l'enceinte des villes, ont, par un ascendant invincible, détourné nos idées, et par conséquent notre langue, des objets physiques vers les objets moraux. Aussi un poëme sur l'agriculture est-il bien plus difficile à écrire en français qu'un poëme sur la morale.

Outre leur caractère général, les langues ont encore un génie particulier dépendant des mots qui la composent, de leurs sons, de leurs combinaisons entre eux. A cet égard, la langue française, comparée avec la langue latine, perd encore au parallèle. En latin, la désinence des substantifs marque le cas et le nombre; la désinence des verbes désigne le temps, la personne, le nombre, et le mode. Les Français ont besoin, pour décliner, des articles de, du, etc., le, la, etc.; pour conjuguer, des verbes auxiliaires étre et avoir quand les Latins en emploient un, nous en employons deux. Nous avons encore besoin, pour conjuguer, des pronoms je, tu, il, etc. Ainsi, tandis que la langue française, embarrassée d'articles, de prépositions, de verbes auxiliaires, se traîne lentement, la langue latine, que la désinence de chaque mot dispense de se charger de tout cet attirail, s'avance d'un pas rapide et dégagé.

Elle n'a pas moins de supériorité sur la nôtre par l'harmonie. En effet, soit que l'on considère les mots pris séparément, notre langue est pleine d'e muets, de syllabes sourdes, qui trompent l'oreille, amortissent les sons et interceptent l'harmonie; soit que l'on considère les mots liés entre eux, l'inversion permet aux Latins d'essayer une foule de combinaisons, jusqu'à ce qu'ils aient assorti et

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