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IX

« la partager! Hélas! j'avais le meilleur des pères : j'étais << heureux par lui, il l'était par moi; je l'ai perdu...... J'at<< tends de Dieu seul quelques consolations, et je le prie de « me réunir un jour dans le sein de l'éternité à celui que je << n'ai jamais quitté sur la terre (1). »

En 1809, J.-Ch. Brunet vivait chez son père, lui tenait lieu de commis; mais il ne recevait pas d'appointements : « Je ne possédais alors,» dit-il dans une autre note, « que << quelques livres et une somme de quinze cents francs envi« ron, produit des honoraires reçus du supplément à Cail<< leau, qui fut rédigé par moi en 1802, et de quelques petits « bénéfices.» Mais, en 1821, la position pécuniaire de M. Brunet s'était sensiblement améliorée; il possédait non loin d'une somme de cent mille francs, dont la meilleure partie provenait de bénéfices réalisés sur les deux premières éditions du Manuel; sans nul doute, M. Brunet faisait allusion à cette époque de sa vie, quand il écrivait dans la note que j'ai citée plus haut : « Alors, satisfait de la vie que je menais chez « mon père, je me disais en songeant à cet excellent homme: « Deus nobis hæc otia fecit. »

Aucun événement important n'a marqué la longue carrière de M. Brunet. Le fait principal de sa vie consiste, comme on le pense bien, dans les travaux bibliographiques, aussi difficiles que nombreux, que lui ont nécessités les éditions différentes de son Manuel du libraire, travaux dont je vais essayer plus loin d'étudier les différentes parties.

Après la mort de son père, qui eut lieu, comme on le sait, en 1824, il ne conserva pas longtemps sa profession de libraire. En 1834, quand parurent les Nouvelles Recherches, chez Silvestre (époque où je l'ai connu), il y avait déjà plusieurs années que M. Brunet était retiré du commerce. En 1844, la fortune de M. Brunet s'élevait à près de cinq cent mille francs, dont la majeure partie provenait des bénéfices que lui avaient produits les quatre premières éditions de son ouvrage, en y comprenant les Nouvelles Recher

(1) Note autographe de M. Brunet, qui a pour titre : Mon Père. Cette note, qui n'est pas datée, doit avoir été écrite peu de jours après la mort de M. Brunet père, en 1824.

ches. En 1845, sous le ministère de M. de Salvandy, et sur la proposition de ce ministre, toujours bienveillant pour la véritable science et pour les lettres, l'auteur du Manuel recevait une récompense méritée, la croix de la Légion d'honneur. En 1848 et 1849, il a fait partie d'une commission chargée de l'organisation des bibliothèques et s'y montra très-assidu. Malgré son âge, il travaillait alors à la cinquième et dernière édition de son livre; il termine ainsi l'avant-propos du tome Ier, qui parut en 1860, il avait alors quatre-vingt-deux ans : « Félicitons-nous que, dans sa miséri«< corde, la divine Providence a permis qu'à un âge fort « avancé nous conservassions assez de force et de courage « pour pouvoir présider nous-même à l'impression d'un li« vre aussi hérissé de difficultés que l'est celui-ci. Prions « Dieu que la même faveur nous soit continuée jusqu'à la « fin de l'entreprise. S'il devait en être autrement, nous au<< rions au moins la satisfaction de laisser notre travail « manuscrit entièrement achevé, sauf le dernier arrangement « à donner à la table. C'est pour arriver à ce résultat que << nous avons retardé de plus d'une année la mise sous presse « du volume qui paraît aujourd'hui, et qui, dans tous les «< cas, sera suivi successivement, et nous l'espérons bien << sans interruption, des volumes restant à publier (1). »

M. Brunet a eu la satisfaction qu'il désirait, car il y avait presque deux ans révolus que la cinquième et dernière édition de son livre avait paru quand il s'éteignit, sans souffrances, assis dans son fauteuil, en face des trésors littéraires qu'il avait amassés, qu'il connaissait mieux que personne, qui lui étaient chers aussi, et dont il savait si bien parler jusqu'au dernier moment de sa vie, comme je le dirai plus loin.

Terminons cette première partie en reproduisant une note autographe qui n'est pas datée, mais qui n'en mérite pas moins toute notre attention :

MOI.

« Mon tempérament est à la fois flegmatique et nerveux,

(1) Manuel, etc., 5o édit., t. I, p. 15.

« ce qui dans l'occasion semble faire de moi deux hommes « différents. Un jugement assez sain fait la base de mon es« prit, lequel manque d'imagination et a peu de vivacité « quand il n'est pas surexcité par quelques stimulants. Mon «< caractère a de la franchise et plus de vivacité que mon es« prit, mais il tient de mon tempérament de la timidité, un « amour du repos qui va quelquefois jusqu'à la paresse. << Toutefois cette paresse peut être surmontée par l'amour« propre, par le désir d'accomplir consciencieusement une << entreprise difficile; d'où il résulte que je suis susceptible, << avec une certaine suite et quelque succès, d'un travail « qui ne démande que du jugement et de la persévérance; « mais qu'après ce travail terminé, mes nerfs fatigués com«<muniquent à mon esprit leur lassitude, et alors je rentre <«< dans mon apathie naturelle, jusqu'à ce que quelque nou<< veau stimulant vienne me donner du ressort et chasser « cette malheureuse apathie jointe au défaut de mémoire (je « ne parle point de la mémoire locale, que j'ai fort bonne) << qui m'a empèché d'obtenir de mes études tout le succès «< que semblait me promettre la nature de mon esprit. Au « reste, si le caractère et l'esprit ont été trop souvent dominés « par le tempérament, si, par conséquent, je suis resté un « homme médiocre, je ne dois pas regarder cela comme un « malheur, puisque j'ai été préservé de l'ambition qui trop << souvent tourmente les esprits plus brillants et plus ardents « que le mien, et que, satisfait d'une modeste fortune, fruit << de travaux utiles, j'ai pu jouir d'une douce indépendance « et couler des jours paisibles, au milieu des agitations qui << ont renversé, à côté de moi, tant d'existences en appa«rence dignes d'envie. Ami sincère de la vérité, et doué << d'une stricte probité, j'ai contracté une certaine fierté de «< caractère qu'on a pu facilement prendre pour de la roideur « et de l'orgueil, et cela d'autant mieux que je me suis sou« vent montré très-sévère pour ce qui s'écarte du sentier de « la droiture. Néanmoins, j'ai eu plus d'indulgence pour des <«< faiblesses humaines dont moi-même je n'ai pas toujours << su me garantir. Né sans fortune, j'ai senti de bonne heure « la nécessité du travail et de l'économie. Voilà pourquoi, << tout en gardant toujours une honorable indépendance, je

« suis parvenu à me procurer assez d'aisance pour satisfaire « des goûts simples et pour fournir à quelques libéralités. » Cette note est des plus singulières; je me contenterai de faire remarquer le passage où l'auteur d'un travail immense accuse sa nature d'être paresseuse.

II

Ce n'est pas comme bibliophile qu'il faut parler d'abord de M. Brunet; un mérite plus grand doit s'attacher à son nom celui de bibliographe éminent, aussi plein d'ardeur que de persévérance, qui travailla pendant plus de soixante années au même livre, toujours en le perfectionnant : je veux parler du MANUEL DU LIBRAIRE, lequel a rendu son nom populaire, je ne dirai pas seulement parmi ceux qui exercent cette profession, mais encore parmi les savants, les littérateurs, les bibliothécaires et parmi les bibliophiles de la France et de toute l'Europe.

Pour faire apprécier à sa juste valeur le service rendu par M. Brunet, il suffira d'examiner les cinq éditions successives qu'il a publiées de son Manuel, et de signaler les essais sur la même matière tentés avant lui, et les ouvrages qu'il a pu mettre à profit. Cet examen sera d'autant plus facile que M. Brunet lui-même, dans les préfaces, les introductions et les avertissements des différentes éditions, nous a donné des renseignements nombreux sur les ouvrages du même genre qui ont précédé le sien, à partir du XVIe siècle, depuis le temps où l'imprimerie, inventée, comme chacun sait, dans la seconde moitié du xv, devint très-florissante. Un peu plus loin, à propos de la partie importante consacrée au classement bibliographique qui termine les différentes éditions du Manuel, on verra pourquoi le moyen âge n'a pu que tenter des essais infructueux qui n'avaient d'autre but que de venir en aide à la mémoire; aussi je ferai comme M. Brunet; je ne commencerai qu'avec le xvI° siècle.

Les premiers essais du classement bibliographique suivi par M. Brunet, classement qui est adopté, malgré de nombreux systèmes différents proposés, mais en vain, depuis 1789 jusqu'à nos jours, datent de la fin du xve siècle, et, comme il l'a très-bien indiqué dans l'introduction particulière placée en tête du tome VI de sa dernière édition, c'est à un des libraires les plus célèbres et les plus savants de cette époque que ces essais sont dus, à Alde Manuce, surnommé Alde l'Ancien. Du reste, M. Brunet avait suivi ce système pour l'essai que, tout jeune encore, il joignit au dictionnaire de Cailleau.

En 1802 (1), dans la courte préface jointe à ce supplément, l'auteur, qui garde l'anonyme, dit que, le nombre des livres augmentant chaque jour, cela rend plus nécessaire que jamais les ouvrages de bibliographie destinés à les faire connaître ; qu'il a choisi un de ceux qui sont le plus suivis en ce genre, puisque plusieurs fois il a été contrefait, bien que cet ouvrage soit rédigé d'après la Bibliographie instructive de de Bure. Suivent quelques détails sur la manière dont l'auteur anonyme a rédigé ce Supplément, qui n'est curieux que comme point de départ du travail incessant auquel allait se livrer le jeune et laborieux bibliographe.

Huit ans après, M. Brunet fit paraître la première édition du Manuel; c'est au commencement de la préface de cette première édition, en 1810, que M. Brunet a déclaré qu'il était l'auteur du Supplément de Cailleau (2).

(1) Dictionnaire bibliographique, historique et critique des livres rares, etc., Paris, Cailleau fils, 1790, 3 vol. in-8. Supplément. Paris, 1802, 1 vol. in-8.

(2) Manuel du Libraire et de l'Amateur de livres, contenant : 10 Un nouveau Dictionnaire bibliographique, dans lequel sont indiqués les livres les plus précieux et les ouvrages les plus utiles, tant anciens que modernes, avec des notes sur les différentes éditions qui en ont été faites, et des remarques pour en reconnaître les contrefaçons; on y a joint des détails nécessaires pour collationner les livres anciens et les principaux ouvrages à estampes; la concordance des prix auxquels les éditions les plus rares ont été portées dans les ventes publiques faites depuis quarante ans, et l'évaluation approximative des livres anciens qui se rencontrent fréquemment dans le commerce de la librairie; 2o une table en forme de catalogue raisonné, où sont classés méthodiquement tous les ouvrages indiqués dans le dictionnaire, et, de plus, un grand nombre d'ouvrages utiles, mais d'un prix

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