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On s'étonnera parfois de voir surgir un nom d'homme là où l'on attendait un nom de lieu1. Aucune solution ne peut être donnée comme définitive, lorsque l'examen topographique le plus consciencieux n'a précédé ou suivi. De là notre réserve, quand, par un de ces vigoureux coups d'aile auxquels il nous a habitués, M. Charles Lassalle nous transporte au Thibet, son pays de prédilection, où il croit retrouver ses chers Ibères et ses Celtes sans rivaux 2.

Nous approuvons complètement l'idée de l'un de ses critiques, qui voudrait le voir publier comme appendice à son ouvrage une carte très soigneusement faite au point de vue topographique, et démontrer ainsi pratiquement les assertions de la topographie primitive». Mais, quelque application qu'il y apporte, parviendra-t-il jamais à reconstituer la carte du monde sur les bases de la géographie antique, lui qui se fait fort de nous indiquer les meilleures terres sur la foi d'une simple étymologie?

Ne donnons pas hâtivement une solution à un si beau problème. Qu'il nous suffise aujourd'hui de l'avoir mis à l'ordre du jour 3. Nous ne terminerons pas sans dissiper un malentendu que le début de cette communication a pu faire naître dans l'assistance. Rendre en géographie au sol ce qui est au sol, à l'homme ce qui est à l'homme tel est notre programme.

Toutes les fois que l'aspect d'une localité a été modifié par un de ces révolutionnaires en topographie qu'on appelle ingénieurs nous en comptons plusieurs dans cette enceinte,

- que celui-ci, du consentement de ses contemporains, donne son nom à cette localité, rien de plus légitime assurément.

Que dans une ville des rues nouvellement percées rappellent le

1. Deux cas de ce genre nous ont été signalés par notre collaborateur M. P Ristelhuber, à propos des étymologies de M. C. Lassalle (Eckartswitler, Eckbolsheim). Voir Revue de géographie, livraison d'avril 1887, p. 302.

2. Clef de la géographie universelle, p. 95.

3. Bulletin de la Societe de géographie commerciale de Paris, t. IX (1886-1887), Compte rendu de la Clef de la géographie universelle, par M. Ed. de Luze, actuellement secrétaire général de la Haute-Vienne, p. 753-756.

4. Ceux qui ne connaissent pas le basque ou l'ibérien, et qui, par conséquent, ne les ont pas à l'esprit, ne comprennent pas pourquoi la nomenclature géographique antique est un sujet toujours rempli d'actualité pour les Basques et les Ibères. Ils ne savent pas que, si la géographie semble leur cacher sa pensée la plus intime, elle est plus généreuse envers les Basques et les Ibères, qui reconnaissent toujours que les principaux traits de l'univers sont dépeints dans leurs idiomes. Plus loin, il nous parle de l'alliance mystérieuse du celte et de l'ibère, de la nécessité de les associer : «Les grands maitres qui ont formé la toponymie primitive se sont servis des deux pour accomplir leur œuvre. »

5. Le R. Taylor dit fort bien: « The study of local names can, as yet, hardly claim the dignity of a science. »- Comme exception, il cite Förstemann, auquel il convient de joindre Diez.

souvenir de ses bienfaiteurs et de ses vrais grands hommes, il y a encore lieu d'applaudir 1.

Qu'à défaut de la géographie, lorsque celle-ci abdique, l'histoire de nos ancêtres conserve du moins ses droits.

Mais nous revenons obstinément à notre dire: plus d'égoïsme aveugle. Que l'homme ne soit pas tout pour l'homme. Qu'il ait toujours présentes à l'esprit les conditions géographiques qui lui ont donné l'être et qui le maintiennent vivant. Qu'il se propose de vaincre la nature, à la bonne heure, mais non d'en faire abstraction. Natura parendo vincitur. Et il faudra jusqu'à la fin des siècles la vaincre en lui obéissant.

Au гv☎ σεavτòv prononcé par Socrate, il y a plus de deux mille ans, joignons un гvõi xócμov, non moins salutaire. Il s'agit pourtant beaucoup moins de connaître le monde que de le reconnaître à la façon de nos lointains ancêtres, qui, quoique dépourvus de notre boussole, de notre télescope et de nos cartes topographiques, ont d'instinct si bien compris et constitué la géographie.

Sans rien céder des conquêtes de la civilisation, laissons chez nous agir l'instinct. Nous pratiquerions spontanément la vraie méthode géographique, si, depuis tant de siècles, on ne nous en avait imposé une fausse. En géographie, comme partout ailleurs, il faut renoncer à l'arbitraire 2.

Quand nos géographes, non pas en compilant ou en dessinant, mais bien en regardant 3, auront ravivé en eux ce sens exquis de la terre qui fut l'honneur de l'homme et révéla sa dignité bien avant l'apparition de toute science, ils comprendront enfin ce que la topographie, qu'ils considèrent parfois d'un mauvais œil, a fait pour restituer au genre humain le plus ancien et peut-être le plus méconnu de ses titres.

LUDOVIC DRAPEYRON.

1. Taylor a consacré un intéressant chapitre aux noms des rues de Londres.

2. Rappelons les efforts faits dans ce sens par la Société de géographie de Bordeaux : Prononciation et terminologie géographiques, rapports de MM. Emile Labroue et Albert Mengeot.

3. Deux hommes dans notre siècle ont excellé au-dessus de tous les autres, principalement grâce à la vue. Pour le premier, que l'on s'en réfère à notre Diagnostic topographique de Napoléon. De l'autre M. Edmond Scherer a fort bien dit : « L'œil chez Victor Hugo avait une puissance particulière. »

VOYAGE

DE

DEUX BOURGEOIS AU MARROC

DE FEZ A MEKINEZ1

La route est longue entre les deux capitales, quand le temps est beau; par la pluie elle doit être plus longue encore; aussi hâtonsnous le pas, car nous ne pourrons camper en route, et il nous faut de toute récessité arriver avant la clôture des portes.

Devant nous s'étend un lac de boue, auquel nous ne voyons d'autre limite que l'horizon. Je n'ai jamais rien vu d'aussi navrant que cette immense plaine semi-liquide, grise et sombre, absolument déserte, d'où pas un brin d'herbe, pas une éminence n'émerge pour en rompre l'affreuse tristesse. La pluie, fine et drue, étend son voile épais devant nous, derrière nous, à droite et à gauche, nous cachant tout l'horizon. Il n'y a pas une heure que nous marchons, et nos vêtements sont déjà trempés; nos doubles bernous pèsent lourdement sur nos épaules, et, des capuchons rabattus jusqu'à nos yeux, de petits filets d'eau glacée nous ruissellent sur le visage. Les guides, comme nous étroitement emmaillottés dans leurs manteaux, attendent avec le calme fataliste des fils de Sem que la pluie les mouille jusqu'aux os.

La situation est lugubre: pendant des heures qui succèdent aux heures, nous marchons silencieux. Quelques herbages rabougris, quelques arbustes chétifs montrent leur tête salie au-dessus de l'eau noire. La plaine n'est plus un lac de boue, le sol est plus sablonneux, et l'eau y forme d'innombrables petits lacs; dans les sentiers tracés par les caravanes des ruisseaux troubles et rapides coulent à pleins bords.

1. Je me résigne aux orthographes déplorables usitées en France, et j'écris, Fez, Mekinez, comme j'écris, Londres, Cologne, bien que les habitants écrivent Fás, Miknas, London, Koln, et qu'ils sachent probablement mieux que nous le nom de leurs pays. Je ferai observer que les Anglais, mais surtout les Allemands, respectent beaucoup mieux que les Français les noms propres étrangers.

Pas un arbre, pas un gourbi, pas un abri à l'horizon pour y secouer un peu nos membres gourds devant quelque feu de broussailles; toujours cette plaine désolée et ruisselante sous l'averse entêtée.

Nous ne pouvions songer à mettre pied à terre': je tirai quelques galettes de mes bissacs, et tous, la mine longue, nous fimes notre maigre repas sans nous arrêter, tandis que, au milieu de l'eau du ciel qui nous enveloppait, la soif nous rôtissait la luette, et qu'émules de Tantale nous avions de l'eau tout autour de nous avec le gosier sec comme un vieux parchemin de famille.

Il était quatre heures, nous étions trempés jusqu'aux os et assis dans l'eau sur nos selles, le visage raidi par un vent glacial, quand les yeux perçants d' A'bd es Selam signalèrent le premier minaret de Mekinez qui se voit en arrivant de Fez. Durant une heure encore nous avançons, sans que ce minaret paraisse se rapprocher de nous. Enfin, par un brèche pratiquée dans une montagne rocheuse où nous nous engageons, nous voyons devant nous le premier mur d'enceinte; un quart d'heure après, passant sous une porte en ruine, nous sommes dans une immense avenue plantée d'oliviers en quinconces, qui a l'air des Champs-Élysées de l'endroit; les petits maîtres du pays y viennent sans doute parader en des jours meilleurs; en tout cas ils ne doivent pas caracoler aux portières pour dire des fadaises aux dames, car il n'y a qu'une voiture au Marroc1, celle du sultan, dont je parlerai plus loin. Pour l'instant nous traversons un second mur, puis une seconde et immense avenue d'oliviers; un troisième mur suivi d'une troisième avenue, toujours plantée d'oliviers; c'est à cette essence, très cultivée dans le pays, que la ville doit son surnom, Miknas ez Zéitoûn, Mekinezles-Olives.

En dépassant le troisième mur, on domine la ville, étagée en pente douce jusqu'au ruisseau qui coule au fond de la vallée; c'est un immense rectangle, duquel s'élancent sept hauts minarets; le quartier de l'Est est coupé de vastes et nombreux jardins.

Le coup d'œil, qui sans doute serait charmant par un beau soleil, est grisâtre et attristé, et nous avons hâte de chercher un gîte en ville. Le pont en maçonnerie grossière qui franchit l'ouad er Rdom nous offre sa pente rude, et après lui nous gravissons

1. Je continuerai d'écrire Marroc, comme les Espagnols écrivent Marruecos, par deux r, à cause de l'orthographe arabe Morrakich.

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une pente plus rude encore; nos chevaux harassés n'avancent plus qu'avec peine, et la nuit approche quand nous franchissons le dernier mur d'enceinte par la vaste porte Bab bou A'meier, qui perce le rempart d'une formidable épaisseur.

Il n'y a pas plus d'hôtels à Mekinez qu'à Fez, et nous sommes bien heureux d'avoir une lettre d'un israélite de Fez pour un de ses amis, priant celui-ci de nous aider à chercher un gîte chez quelque juif. Aussi dès que Seddeq, notre guide en second, nous a conduits au mellah', c'est-à-dire au quartier juif, nous nous hâtons de demander la demeure de Ya'qoûb Oh'annah. Après avoir cheminé quelques minutes dans les ruelles pleines d'une boue liquide qui cache le pavé, s'il y en a, nous arrêtons nos montures devant un édifice tout neuf et de belle apparence; des gamins mal débarbouillés ont été prévenir le maître de la maison, et lorsque j'arrive le dernier, éperonnant mon mulet, qui n'en peut plus, Ya'qoûb est sur sa porte; il lit la lettre que je lui ai tendue, tout en jetant parfois des regards étonnés sur les nouveaux venus, dont les costumes étranges et couverts de boue ne paraissent lui inspirer qu'une médiocre considération.

Ya'qoûb Oh'annah est un homme de quarante-cinq ans, à la figure ouverte et intelligente, aux traits réguliers, au visage un peu féminin peut-être; sa main, petite et potelée, est d'une remarquable élégance. Un grand burnous bleu fendu sur le côté droit, et la calotte noire, d'où s'échappent de chaque côté des mèches déjà grisonnantes, sont tout ce qu'on voit de son costume.

Cependant je fais de vains efforts pour descendre de mon mulet; mes articulations, raidies par treize heures de marche sous la pluie et le froid, refusent de plier : lorsque je suis parvenu à mettre le pied droit à terre en me laissant glisser de la selle tout d'une pièce, ma jambe gauche demeure en l'air, le genou plié à angle droit, et je suis obligé de la saisir à deux mains pour la poser sur le sol, au prix de douleurs qui m'arrachent de fréquentes interjections; m'avançant alors vers Ya'qoûb, avec la démarche élégante d'un canard rhumatisant :

« Salut, m'écriai-je, au seigneur Ya'qoûb Oh'annah, l'ami de nos hôtes de Fâs que la bénédiction de Dieu soit sur lui et sur les

1. Ce mot Mellah' est le terme qui désigne au Marroc le quartier juif dans chaque ville, quartier soigneusement isolé de la ville arabe; il correspond au ghetto du moyen âge.

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