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le sienne. Et que dire, quand cette œuvre pernicieuse, accomplie subrepticement, n'est rien moins que la lente infiltration du mahométisme dans une partie importante du pays protégé ? Or c'est le cas que nous voulons examiner.

Nous ne parlerons pas des menées britanniques à Tananarive et du danger permanent dont elles nous menacent; nous voulons croire et espérer, qu'après la reconnaissance des droits de la France par toutes les grandes puissances, après notre volonté bien marquée de nous établir à toujours dans la grande île, l'Angleterre se décidera à faire suivre d'effet les protestations de bon vouloir prodiguées par son gouvernement au nôtre, nous voulons croire et espérer que cette lutte acharnée, entreprise contre nous par les agents anglais et méthodistes à Madagascar, prendra bientôt fin. Nous ne saurions admettre en effet qu'une grande puissance comme l'Angleterre eût deux politiques et continuât à entretenir et à encourager sous main des agents officieux destinés à nous combattre, lorsque son gouvernement a semblé vouloir clore l'ère des difficultés par des engagements qu'elle ne pourrait nier sans mauvaise foi.

I

Nous avons dans les Arabes musulmans à Madagascar des adversaires aussi acharnés, aussi dangereux que ceux d'entre les Hovas qui sont fanatisés chaque jour par les méthodistes anglais. Il importe donc de bien connaître le mal, d'en délimiter le siège et d'éveiller l'attention de ceux qui sont chargés par leurs fonctions mêmes de l'enrayer.

Comment l'influence arabe et musulmane s'est-elle développée dans l'ile? Quelle a été son histoire? Cette histoire nous l'avons effleurée ailleurs', en marquant l'importance ethnographique de l'élément arabe à Madagascar. « L'influence arabe et mahométane, disions-nous, tient à plusieurs causes: d'abord à des immigrations assez importantes qui remontent assez haut dans l'histoire, et d'où résulta la fondation dans l'île de colonies d'Arabes qui se mêlèrent le plus souvent aux indigènes; ensuite aux rapports incessants que, de temps immémorial, divers pays mahométans entretiennent pour leur commerce avec la grande île. D

1. Revue d'Ethnographie, janvier-février 1887. Les peuplades de Madagascar: origines.

Il y eut trois invasions ou immigrations principales, dont la tradition ou l'histoire a conservé les traces. D'abord, au vir siècle de notre ère, après les prédications de Mahomet, première immigration venue de la Mecque, mais en passant par l'Inde; ce sont les Zafe-Raminia, fixés encore aujourd'hui au sud-est dans les environs de Fort-Dauphin. Une deuxième vint directement de la Mecque s'établir dans la même région vers le xv° siècle : les Zafe-Casimambou. Une troisième aboutit également au même point, partie, vers la même époque où la seconde quittait la Mecque, de la côte de Mozambique. L'immigration arabe ne se borna pas là, car il est avéré qu'à diverses reprises des Arabes, partis de différents pays, sont venus colontser la côte nord-ouest. Au milieu du XVII siècle le sieur « Du Bois » signalait déjà des établissements arabes importants dans les baies de Boina et Majamba, où en 1885 M. le lieutenant de vaisseau Marin-Darbel en a retrouvé les ruines.

Nous nous occuperons seulement de cette colonie de la côte. nord-ouest, parce que c'est là qu'aujourd'hui les Arabes concentrent leurs efforts et que c'est par là aussi que l'islamisme, dont on a vu renaître et s'exaspérer en ces dernières années la force d'expansion en Afrique, peut à leur suite faire brèche dans l'île. Aussi bien les Arabes de cette région sont ou riches ou puissants; ils y forment la majorité des commerçants, tandis qu'à la côte sudest, qui fut témoin des trois grandes immigrations relatées par la tradition, l'activité musulmane est à peu près nulle aujourd'hui. Chez ces conquérants du sud-est, le souvenir de leur origine est aujourd'hui fort vague; la région qu'ils habitent n'a pas une importance de premier ordre comme celle des environs de Majunga (côte nord-ouest), et leurs mœurs et leur religion s'étant fondues avec celles des autres tribus, ils ne sauraient constituer un danger pour nous. Nous ne nous occuperons donc que de la côte nord

ouest.

II

Dans la première pièce des cartons de Madagascar aux Archives coloniales, nous trouvons déjà des traces de l'influence arabe : le sieur « Hugo » dit dans un mémoire daté du 26 janvier 1664 : « Les Arabiens depuis peu d'années, ainsi que j'ai remarqué et conneu en ce dernier voyage, ont establi commerce et appris à

négocier en ladite Isle Madagascar et particulièrement ceux de la côte de Chéré. » En 1769 le sieur Du Bois », déjà cité plus haut, s'en va à la recherche de la rivière des Mâts au nord-ouest de Madagascar: « On appelle cette rivière la Rivière des Mâts, dit-il, parce qu'il y a de beaux bois propres à master des vaisseaux et on assure que c'est où les Arabes prennent la plus grande partie de leur masture: même que l'on vient des Indes en chercher. » C'est au cours de ce même voyage que Du Bois rencontra dans ces parages d'importants établissements arabes dans la baie de Boina: « Ils ont un royaume dont la Cour est assez magnifique, et qui a bon nombre de soldats à sa garde il y a deux cents ans qu'ils disent estre habitez en l'isle, et ils y font trafic notable, y ayant veu moi-même une quantité de petits bastiments*. »

Il y a aujourd'hui sûrement plus d'un siècle qu'ils étendirent leur influence à la baie de Bombétok, à l'entrée de laquelle se trouve la ville active et commerçante de Majunga, où depuis 1 dernier traité nous entretenons un résident. Modave, qui fut gouverneur des établissements français dans l'île pendant plusieurs années, écrivait dans son journal en 1768: « Ces Arabes ont un comptoir régulier à Bombaitolque (Bombétok), dans la partie nordouest, à peu près vis-à-vis de Mozambique. Les Arabes y viennent des îles de Comores, des villes qui sont sur la côte d'Afrique et même de l'Arabie Heureuse; ils se sont assez étendus dans cette partie de l'Isle. Ils y ont fondé une école où l'on enseigne à lire et à écrire aux gens du pays, et la religion musulmane a fait quelques progrès à l'intérieur du pays3. » Dès cette époque, ces immigrants étaient parvenus à prendre un grand empire sur l'esprit des indigènes; ils commençaient déjà à manifester toute leur haine de l'Européen, et par leurs intrigues cherchaient à entraver ses progrès dans l'île.

Quelques années seulement après Modave, son successeur Béniowski, le célèbre aventurier qui avait un moment fait tourner toutes les tètes à la cour de Louis XV par le récit de ses aventures extraordinaires, écrivait dans une lettre datée « du Fort Auguste 30 may 1775 » (baie d'Antongil): « Le vaste royaume de Boana ou

1. Les voyages faits par le sieur D. B. aux iles Dauphine ou Madagascar et Bourbon ou Mascarenne, les années 1669, 70, 71, et 72. A Paris, chez Cl. Barbin, 1674. 2. Loc. cit.

3. Archives coloniales.

REVUE DE GÉOGR.

NOVEMBRE 1887.

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des Séclaves, le plus riche et le plus puissant sans contredit dans cette isle,est enfin soumis à notre gouvernement. Les Arabes, qui depuis un siècle maîtrisoient les différents chefs des Séclaves, voulant opposer à nos progrès une barrière, ont pris des mesures forcées, en exerçant des cruautés envers ceux qui se sont soumis au gouvernement françois et ils se sont attirés par là la haine des naturels du pays'... »

Le chevalier de la Serre nous rapporte dans un mémoire daté de 1779 « La partie de l'ouest de Madagascar est celle où les Arabes se sont le plus répandus, à cause du voisinage des isles Comores qui ne sont habitées que par ce peuple; de là vient ainsi l'empire qu'ils se sont acquis sur les indigènes, qui, moins rusés et moins adroits que les Arabes, ont plié sous le joug qu'il a plu à ceux-ci de leur imposer'. »

Avant de passer à notre siècle et à la question purement politique, disons quelques mots de l'influence morale. La plupart des coutumes religieuses ou superstitieuses des peuplades de l'ile leur viennent des Arabes, qui se sont faits ombiasses, c'est-à-dire prêtres, devins et médecins, pour mieux exploiter la crédulité des indigènes. Sans introduire le mahométisme pur, ils ont implanté des coutumes qui en procèdent et qu'ils ont accommodées aux lieux et aux hommes: la circoncision, l'abstinence de certaines viandes, les ablutions, le port d'amulettes sacrées constituées par des versets du Coran, etc., certaines traditions religieuses comme la croyance à sept cieux au delà de la mort, à des anges et à des démons de sept sortes différentes3.

III

Aujourd'hui, comme nous l'avons dit déjà, c'est seulement sur la côte ouest que leur influence est grande, soit parce qu'ils concentrent tout le petit commerce en leurs mains, soit parce qu'ils ont su prendre partout un grand empire sur l'esprit des chefs. Il faut ajouter que, comme au siècle dernier, cette influence morale, religieuse et politique est loin d'être bienfaisante et bienveillante à l'Européen.

1. Archives coloniales.

2. Archives coloniales.

3. Voy. notre ouvrage Les peuplades de Madagascar: origines, Paris, Leroux, 1887, in-8 raisin, avec 9 gravures dans le texte et une carte.

Vincent Noël constatait en 1843 que les « Arabes affluaient dans le royaume de Boéni et y faisaient un commerce d'importation d'une certaine importance1».

Le voyageur hollandais le Bron de Vaxala nous donne trois ans après des détails précis et précieux : « La baie de Bally, dit-il, est habitée par des Arabes mahométans nommés Antalotches (Antalotsi, c'.-à-d. hommes d'outre-mer); quoique établis depuis longtemps dans le pays, on peut les considérer comme une tribu nomade. Ils ont des navires avec lesquels ils exploitent toutes les côtes occidentales de Madagascar, et même la côte orientale d'Afrique jusqu'à Zanzibar. Ces navires sont toujours à l'ancre et prêts à mettre sous voiles; leur argent, ainsi que tout ce qu'ils ont de précieux, ne vient jamais à terre. Comme leurs femmes ne les suivent jamais, ils en prennent partout où ils séjournent... Ils ont adopté les manières de vivre des Malgaches, en conservant toutefois les pratiques religieuses de leur pays. Ils n'ont point de mosquées à Madagascar, mais aussitôt qu'ils séjournent quelque temps dans ces endroits, ils établissent une espèce de hangar, où ils se rendent plusieurs fois par jour pour faire leurs prières. Ces hangars sont toujours placés de manière que les étrangers et les Malgaches puissent voir chaque fois qu'ils s'y rendent; ils affectent la plus grande dévotion, espérant sans doute paraître honnêtes aux yeux des blancs et en imposer aux Malgaches. Les Antalotches sont à Madagascar ce que sont les Juifs en Pologne; de plus il est impossible d'acheter ou de vendre, ni même de parvenir auprès des grands chefs malgaches, sans être préalablement d'accord avec eux. Ils sont les intermédiaires entre les blancs et les Malgaches, et, dans toutes les transactions commerciales, ils trompent les deux parties. Comme les Malgaches n'ont aucune idée du commerce, ni de la valeur des marchandises, ils ne peuvent se passer des Antalotches. »

La citation, quoique un peu longue, valait assurément la peine d'être faite. L'on verra en effet par la suite que la situation n'a guère changé depuis 1846 et que par conséquent il serait imprudent de s'en désintéresser.

Vers la même époque M. Dalmond, préfet apostolique de Madagascar, avait à souffrir et se plaignait de l'esprit de prosélytisme et

1. Bull. Soc. Géogr., avril 1843.

2. Revue de l'Orient, t. IV, 1846.

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