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murs, à Touvoie, le premier jardin botanique d'acclimatation; Montpellier et Paris n'eurent le leur qu'en 1555 et en 1635. Il est très probable que Paris en eût été doté dès le temps des Valois, si Belon n'eût si misérablement été frappé. Grâce à lui, en tout cas, la France a connu, avant toute l'Europe, le cèdre du Liban, le platane d'Orient, l'épinard, le chêne-vert, l'arbre de Judée, le genévrier d'Orient, le mûrier, le laurier-tin, le jujubier, l'arbousier, le myrte, etc. Il y a de grandes présomptions pour qu'il soit le véritable introducteur du tabac; Thevet en revendique l'honneur, et le diplomate Nicot l'a usurpé; mais Belon a certainement fait à Touvoie les premiers plants de « nicotiane ».

N'est-ce pas d'un grand esprit et d'un grand cœur cette pensée de transplanter dans son pays des plantes utiles ou curieuses, dont l'observation scientifique sur place eût pu suffire à sa gloire?

L'humaniste, chez Belon, est à la hauteur du naturaliste. Il n'en pouvait être autrement d'un homme du XVIe siècle et d'un ami de Ronsard. On peut lui appliquer l'éloge qu'il adressait au cardinal de Tournon « Sçachants que les lettres grecques et latines vous sont si familières, que tout ce que vous lisez de bons autheurs en théologie, philosophie, astrologie, cosmographie ou histoire, vous le lisez au même langage de leurs autheurs : esquelles sciences et lettres grecques vous estes d'autant plus excellent que dès votre jeune aage vous avez grandement travaillé à les apprendre et y avez fort bien esté instruit1. >>

On est émerveillé de l'étendue des lectures que révèle le livre des Observations. Comme M. Ampère pour écrire son Histoire romaine à Rome, ou M. Boissier ses Promenades archéologiques, Belon devait posséder à fond « les anciens »; dans son esprit comme dans le leur, les souvenirs classiques s'éveillent à chaque pas, à chaque observation, et les guident souvent. Mais sa tâche était plus complexe. Pour l'étude qu'il poursuivait, il ne pouvait se renfermer dans l'histoire et la littérature d'un seul peuple, ni même dans des écrits spéciaux. Aux naturalistes grecs Aristote, Théophraste, Dioscoride, Galien, il lui fallait joindre les naturalistes latins qui les ont traduits et conservés, surtout Pline et Columelle; aux ouvrages techniques, peu nombreux et incomplets, les écrits des historiens, Diodore, Elien; des géographes, Strabon,

1. Dédicace des Observations de quelques singularites...

Ptolémée, Julius Solinus (très en vogue au début du xvi° siècle), des poètes même, Homère, Aristophane, ou des polygraphes, comme Macrobe. Tous ces témoignages, et d'autres encore, sont invoqués par Belon, et il paraît retrouver sans effort le texte qui lui sert. Non moins que Rabelais, il avait à ses études de médecine mêlé la lecture assidue des écrivains de l'antiquité; il les aimait pour eux-mêmes.

Rien de l'antiquité ne lui est étranger ou indifférent. Il connaît les noms anciens des villes qu'il rencontre en Crète, à Lemnos, en Macédoine, en Asie-Mineure, en Égypte; il visite les ruines; le labyrinthe << qui n'est autre chose qu'une pierrière » ; le « sépulchre de Jupiter» sur le mont Ida; les mines de Thasos, que célèbre Hérodote et « auxquelles Thucydide a présidé en son temps »; le mont Athos où il cherche vainement « quelques vestiges d'entailleures et fossoyeures » du canal de Xerxès, et où il constate avec regret que la « nonchalance et ignorance des Grecs abâtardis > a causé « la ruine des livres grecs »; les mines de Siderocapsa ‹ desquelles Diodore a escrit » et qui lui donnent occasion d'expliquer rationnellement la légende de la Toison d'or; les restes de l'amphithéâtre de Philippi « qui n'est pas en forme ovale, comme est le théâtre d'Otricholi ou bien celui de Rome, mais en rondeur, comme à Nîmes ou à Vérone », et quatre gros piliers, reliques du temple de Divus Claudius, où il y a encore infinies statues et grosses colonnes de marbre entaillées à la dorique et ionique, de merveilleuse structure et de grand artifice »; la Cavalle, qu'il identifie avec Bucéphala, ancienne Chalastrea, en rapprochant des textes de Pline et Pomp. Mela; les « cisternes antiques faictes de si fort ciment », et les « trois sépulchres de pierre de marbre », qui étaient dans le voisinage de la ville; le mur « qui séparait les limites de Thrace d'avec Macédoine »; la chaussée pavée qui traverse la plaine de l'Hémus à Constantinople et qui est un reste << du droict grand chemin ancien pour aller de Rome à Constantinople... lequel n'est pas d'un petit compagnon » ; la plaine de Doriscus « où Xerxès nombra son exercite allant en Grèce »; les monuments de Constantinople, entre autres Sainte-Sophie « qui est bien autre chose que le Panthéon de Rome »; les sépulchres antiques des rois et empereurs de Thrace auprès de Gallipoli, « faits en manière d'une grosse bute ronde, qui ressemblent estre petites montaignettes desquelles tout le pays de Thrace est bossu »; Sestos

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et Abydos dont les poètes ont prins leur argument de descrire la fable de Hero et Léandre »; les ruines de Troie, où il passa quatre heures alentour tant à pied qu'à cheval »; le Simoïs et le Xanthus tant célébrez par les poètes et qui ne sont que si petits ruisselets où à peine se peut nourrir ne toche ne veron», que d'ailleurs dès le temps d'Aristote on ne sçavait trouver »; l'île de Pharmaco, ancienne Pharmacusa, près de laquelle « les corsaires prindrent Cæsar esclave lorsqu'il allait à Rhodes estudier pour ouyr Apollonius Molo »; les murailles d'Alexandrie « qu'Alexandre fist anciennement édifier et qui sont encor en leur entier »; la colonne de Pompée « à demi quart de lieue d'Alexandrie »; les obélisques d'Alexandrie, « entaillez de carachtères égyptiens ou lettres hieroglyphiques » qui prouvent qu'ils ont esté anciennement taillez pour mettre sur les sépulchres et non pas pour dedier aux temples »; le village de Sindon, près duquel se voit « l'entrée du canal qu'Alexandre feit encaver pour conduire l'eau en Alexandrie »; les pyramides, qui sont sépulchres de roys », desquelles Pline a escrit suyvant ce qu'en a dit Herodote », et qui sont élevées sur terre sablonneuse et aride, « dont Platon a ordonné par ses loix que les lieux stériles fussent dédiez aux sépulchres des morts »; le sphinx, dont il rapproche le Mercure d'Auvergne de Zenodore, devenu à Rome la statue du Soleil, le colosse de Rhodes érigé par Néron, l'Hercule de fonte commandé par François Ier, et qui lui permet d'affirmer que les Romains n'ont jamais fait faire chose d'une masse de pierre qui se puisse comparaistre en sublimité et magnificence d'ouvrage à une pyramide, un obélisque et au sphinge »; Lampsaque, où est « la veine de la terre nommée par les Romains terra chia, dont Dioscoride explique la vertu, et dont les femmes turques se servent pour avoir le cuir si bien tendu et une peau si polie qu'il semble toucher à un fin veloux ».

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Mais Belon ne s'en est pas tenu à ces visites passives, dont tout excursionniste lettré serait en somme capable. Il a fait maintes fois œuvre active de savant humaniste. Il étudie par exemple la fameuse pyrrhique des Curètes sur la danse armée des Crétois, dont il est le témoin, et il en disserte en rapprochant les auteurs grecs et latins. A propos de la terre sellée» de Lemnos, il rappelle et compare les différentes cérémonies de consécration usitées dans l'antiquité : pour la cueillette de la racine d'iris en Macédoine, du gui en Gaule, de la terre sellée elle-même au temps de Dioscoride et de Galien.

Il est le premier à avoir relevé la voie romaine de Rome à Constantinople « par Brundisium, le canal de la mer Adriatique, le port à la Valonne, au Duras, Philippi, la Cavalle, jusqu'en Alexandrie de Troie ». Il copie une inscription tumulaire à Philippi, une murale et quatre tumulaires à La Cavalle, une double inscription sur une colonne restée debout au milieu des ruines de Troie se rapportant à Marc-Aurèle et à Dioclétien. Il recueille à Nicomédie « de moult belles médalles antiques grecques et latines ». A propos de la coutume des Turcs de se déchausser pour manger, il fait une excellente dissertation, d'après Martial, Varron et Pline sur « les triclins (triclinia) des Romains ». Enfin il a plusieurs chapitres des Observations et tout un traité spécial « sur la mumie et l'ancienne manière de confire ou embaumer les corps en Égypte ». On croyait, de son temps, comme il le dit dans la préface du livre second des Observations, que la mumie estait faite de corps humains submergez es sablons mouvants es déserts d'Afrique ou d'Arabie ». Il a démontré le premier, par ses propres observations et par les témoignages qu'il énumère complaisamment, de Théophraste, Dioscoride, Galien, Hérodote, Hippocrate, Diodore, Strabon, Pline, Pomp. Mela, que « les corps ont été conservés par la drogue nommée cedría ». Cette résine très liquide est conservée dans des outres de brebis ou de chèvres; elle est connue en France sous le nom arabe de « quodran ou quotran» et en Avignon sous celui de « cade-cerbin ». Les Arabes ont cru que « la mumie » était faite, non de cedria, mais de la poix de terre, appelée en grec pissasphaltum, « que l'on prend au-dessus de Ragouce dedans terre ».

Cette variété de recherches, cette sûreté de critique montrent combien Belon avait l'esprit ouvert et le jugement solide. On voudrait n'avoir à lire que des récits de voyage aussi profitables que le sien, et n'avoir affaire qu'à des voyageurs d'une science aussi étendue. Ce n'est pourtant pas le seul mérite de Belon. Naturaliste de génie, antiquaire curieux et instruit, il a été aussi un incomparable observateur des mœurs. On peut dire qu'il a révélé à la France la société orientale et qu'il a fait connaître aux Français l'empire du grand seigneur, leur récent allié.

(A suivre.)

LEON DESCHAMPS.

L'INFLUENCE ARABE ET MAHOMÉTANE

A MADAGASCAR

Nous avons à Madagascar un rôle à jouer, un protectorat à développer, une situation plusieurs fois séculaire à maintenir. Il a été prouvé d'une façon merveilleusement claire, par l'exemple de la Tunisie, qu'avec de l'énergie et de l'esprit de suite, nous pouvions nous installer solidement dans un pays quasi-neuf, que, grâce à d'opportunes concessions aux choses et aux hommes, nous pouvions, tout en faisant aimer notre nom et apprécier nos services, faire prospérer un pays protégé, ce qui par ce temps de colonisation à outrance semble être une superfétation et en réalité ne saurait rien gåter. Or nous avons des devoirs analogues à remplir et des droits aussi féconds à faire valoir sous un autre ciel, sur une autre terre, celle que Richelieu baptisait du nom de « France orientale ».

Sans doute le traité du 17 décembre 1885 laisse beaucoup à désirer; tel qu'il est cependant, sachons en tirer parti au mieux de nos intérêts et attendons patiemment une occasion de le reviser. La lettre Patrimonio-Miot, quoique désavouée, nous a créé déjà et nous créera encore des difficultés comptons sur M. Le Myre de Vilers pour veiller au grain'. Et, si l'on nous permet de recourir une fois encore à l'exemple de tout à l'heure, nous dirons : nous nous sommes bien débarrassés des capitulations en Tunisie, œuvre fort délicate, pourquoi ne saurions-nous pas aussi à la longue déblayer le terrain malgache de cette malencontreuse épître ?

Si le premier devoir du pays protecteur est d'étudier, de connaître le pays protégé et d'y faire prévaloir moralement et pratiquement sa bienveillante et bienfaisante influence, en écartant avec soin et méthode les restes de la barbarie passée, son droit. incontestable est assurément de parer aux dangers qu'offrirait pour l'avenir toute influence étrangère se développant parallèlement à

1. Ces lignes, écrites avant les récents incidents de Tananarive, y trouvent une confirmation, malheureusement trop réelle.

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