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On connaît le système adopté : Napoléon au centre de l'échiquier; ses lieutenants aux extrémités du champ d'opérations. Voici le diagnostic tel que le définit l'Empereur lui-même :

‹ Dans ma disposition, tout plan où, de ma personne, je ne serais pas au centre, est inadmissible. Tout plan qui m'éloigne, établit une guerre réglée, où la supériorité des ennemis en cavalerie, en' nombre et même en généraux, me conduirait à une perte totale1. »

Au premier abord Jomini semble approuver sans réserve cette formule.« Si la position centrale de Napoléon, entre Dresde et l'Oder lui devint funeste, il faut l'attribuer aux désastres de Culm, de la Katzbach et de Dennewitz, en un mot à des fautes d'exécution entièrement étrangères au fond du système2. » Mais il ne tarde pas à ajouter : « Si Napoléon, victorieux à Dresde, eût poursuivi l'armée des souverains en Bohême, loin d'essuyer le désastre de Culm, il se fût présenté menaçant devant Prague, et eût peut-être dissous la coalition. Il commit la faute de ne pas troubler sérieusement la retraite, et à cette faute on en ajouta une autre, non moins grave, celle d'engager des batailles décisives sur les points où il ne se trouvait pas en personne avec le gros de ses forces. >>

Nous n'ignorons pas que Napoléon a écrit au prince de Wagram: << Mon intention n'est pas de pénétrer en Bohême; cette opération n'est pas encore dans la ligne de ma position militaire3. »

Mais il nous semble avéré que Napoléon n'en avait décidé ainsi que parce qu'il s'était exagéré l'importance des montagnes qui limitent la Bohême au nord".

Il caractérisait ainsi le grand échec de Vandamme: « Le malheur arrivé au premier corps est un malheur auquel on ne pouvait s'attendre. Le général Vandamme n'a pas laissé une sentinelle sur les montagnes ni une réserve nulle part; il s'était engouffré dans un fond, sans s'éclairer en aucune façon". »

tème (les lignes centrales) en Italie, en Pologne, en Prusse, en France, il n'était pas ainsi expose aux coups d'une armée ennemie établie sur son flanc et sur ses derrières; l'Autriche put le menacer de loin en 1807, mais elle était en état de paix avec lui et désarmée. »

1. Correspondance, Dresde, le 30 août 1813.

2. Précis de l'art de la guerre, t. II, chap. III, art. 21.

3. Correspondance, 1 septembre 1813.

4. Voir le Diagnostic topographique de Napoléon dans la Revue de Géographie de mai 1887, p. 321, note de la page 326, ligne 10. C'était un préjugé géographique en honneur. N. Buache (t. II, p. 206) écrivait dès 1772: « La Bohême est entourée de toutes parts d'un cercle de hautes montagnes et passe pour une des parties les plus élevées de l'Europe. »

5. Correspondance, 1er septembre 1813.

Napoléon conséquence du plan adopté par lui fut bientôt aux prises avec toutes les armées alliées, qui l'entouraient cette fois, comme il eût voulu lui-même entourer les armées russes à Smolensk. A quel prix, aux champs de Leipsick, il s'assura la route de France! Le fait seul d'avoir eu à livrer cette inégale et décisive Bataille des nations est la plus grande faute de toute la carrière militaire de Napoléon.

L'invasion fut la conséquence fatale de cette mémorable défaite. La campagne de France est justement vantée sous plus d'un rapport. On s'étonne qu'avec des ressources si restreintes désormais, des soldats imberbes et presque sans armes, il ait pu résister deux mois. Il ne faudrait pas oublier pourtant qu'on était au cœur de l'hiver, que les ennemis combattaient sur notre sol, vraisemblablement aussi mal connu d'eux que la Russie de nous-mêmes, et qu'enfin le génie de Napoléon leur inspirait encore du respect et même quelque crainte.

Celui-ci, précisément pour leur imposer, suppléait à une faiblesse dont il avait conscience par des assertions toutes gratuitês auxquelles ses merveilleux triomphes d'autrefois donnaient, malgré tout, du crédit... en France principalement. Ainsi, à son retour de Russie, il disait au Corps législatif :

« Les malheurs qu'a produits la rigueur des frimas ont fait ressortir la grandeur et la solidarité de cet empire, fondé sur les efforts et l'amour de cinquante millions de citoyens, et sur les ressources territoriales des plus belles contrées du monde1. >

Après la bataille de Lützen, qu'il mettait audacieusement « audessus de celles d'Austerlitz, d'léna, de Friedland et de la Moscowa »>, pour enflammer le courage de ses jeunes soldats, il s'écriait :

<< Dans la campagne passée, l'ennemi n'a trouvé de refuge. contre nos armes qu'en suivant la méthode féroce des barbares ses ancêtres des armées de Tartares ont incendié ses campagnes, ses villes, la sainte Moscou elle-même. Aujourd'hui, ils arrivaient dans nos contrées, précédés de tout ce que l'Allemagne, la France et l'Italie ont de mauvais sujets et de déserteurs, pour y prêcher la révolte, l'anarchie, la guerre civile, le meurtre; ils se

1. Correspondance, 14 février 1813.

sont faits les apôtres de tous les crimes. C'est un incendie moral qu'ils voulaient allumer entre le Vistule et le Rhin, pour, selon l'usage des gouvernements despotiques, mettre des déserts entre nous et eux. Les insensés! ils connaissaient peu l'attachement à leurs souverains, la sagesse, l'esprit d'ordre et le bon sens des Allemands. Ils connaissaient peu la puissance et la bravoure des Français. Dans une seule journée, vous avez déjoué tous ces complots parricides. Nous rejetterons ces Tartares dans leur affreux climat, qu'ils ne doivent pas franchir. Qu'ils restent dans leurs déserts glacés, séjour d'esclavage, de barbarie et de corruption, où l'homme est ravalé à l'égal de la brute! Vous avez bien mérité de l'Europe civilisée. Soldats, l'Italie, la France, l'Allemagne vous rendent des actions de grâce1. »

Et encore:

«L'Europe serait enfin tranquille si les souverains et les ministres qui dirigent leurs cabinets pouvaient avoir été présents sur le champ de bataille. Ils renonceraient à l'espérance de faire rétrograder l'étoile de la France; ils verraient que les conseillers qui veulent démembrer l'empire français et humilier l'empereur préparent la perte de leurs souverains 2. >>

Dans quelle mesure cette rhétorique, où entrait, nous en convenons, beaucoup de psychologie, contribue-t-elle à la prolongation de la lutte? On peut seulement le conjecturer. Mais, après Leipsick et avant Brienne, Napoléon lui-même confessait que « les alliés ne croyaient plus à l'existence de nos armées. » Aussi écrivait-t-il à Joseph, son lieutenant général : « Il est convenable que les journaux montrent Paris dans l'intention de se défendre 3, et beaucoup de troupes comme y arrivant de tous les côtés. »

3

Ces patriotiques mensonges, et plus encore quelques beaux succès de Napoléon, lui rendirent un véritable prestige: «Ils croyaient naguère que je n'avais que des recrues; ils disent aujourd'hui que j'ai réuni tous mes vétérans et que je ne leur oppose que des armées d'élite, que l'armée française est meilleure que jamais. Voilà ce que c'est que la terreur. Il est nécessaire que les journaux de Paris soient dans le sens de leurs craintes. Les journaux ne sont pas l'histoire, pas plus que les bulletins ne sont l'histoire. On

1. Correspondance, 3 mai 1813.

2. Correspondance, 2 mai 1813.

3 Correspondance, 31 janvier 1814. « Mais nous n'avons pas d'armes sans cesse le roi Joseph.

lui répétait

doit toujours faire croire à l'ennemi qu'on a des forces im

menses 1. »

La France ressemblait à un navire qui ferait eau de toutes parts. Le capitaine croyait pouvoir conjurer le naufrage en niant le péril. Cependant il restait fidèle à son système d'offensive que son dénuement extrême rendait plus dangereux que jamais. Cela le portait trop loin de Paris qu'il eût fallu préserver. Et voilà comment, après de merveilleuses combinaisons qui nous rappellent celles d'Italie, les armées ennemies, appréciant mieux la situation, s'enhardirent tout à coup et se ruèrent en masse sur Paris. Pour la première fois peut-être, le diagnostic topographique de Napoléon était complètement en défaut.

(A suivre.)

1. Correspondance, 24 février 1814.

LUDOVIC DRAPEYRON.

2. Littré, dans son opuscule sur le Génie militaire de Bonaparte, insiste sur ce fait que toutes les opérations de sa carrière furent des offensives »>.

3. La campagne de France (1814) est comme une autre campagne d'Italie (1796), mais beaucoup moins méthodique, et où il était laissé beaucoup plus au hasard ou à peu près. Nous le montrerons plus loin.

MOUVEMENT GÉOGRAPHIQUE

La Société de Géographie de Lyon. Les Chambres de commerce françaises l'étranger. Les Chambres de commerce coloniales. Musées commerciaux. Explorations récentes. — Comptoirs français et allemands de la côte des Esclaves.

I

La Société de Géographie de Lyon' a l'honneur d'être la première Société de Géographie fondée en province; elle a le mérite d'avoir prouvé la première qu'une société consacrée à l'étude d'une science aussi intéressante et aussi vaste peut vivre et prospérer ailleurs qu'à Paris. Mais pour que ces compagnies ne soient pas de simples doublures de celles de la capitale, il faut qu'elle ne se contentent point de résumer dans leurs publications ou de vulgariser par des conférences les travaux des grands voyageurs qui se sont déjà fait entendre à la Sorbonne. Chacune d'elles doit avoir comme collaborateurs principaux les voyageurs nés dans la région, dont le nom serait peut-être inconnu à Paris, et dont les explorations, plus modestes que celles des Brazza, des Duveyrier, des Harmand, ne sont cependant point dénuées d'intérêt; parmi leurs.compatriotes, les Sociétés provinciales de Géographie peuvent même trouver des voyageurs éminents qui ne dédaigneront point de leur donner des fragments de leurs plus importantes relations, et dont la réputation contribuera pour une grande part à répandre dans le pays le goût de la science géographique. Certaines villes sont d'ailleurs très bien placées pour recevoir à leur retour en France les explorateurs: telles sont toutes les villes maritimes; telle est aussi Lyon, siège d'œuvres catholiques importantes, qui envoient des missionnaires dans toutes les régions du globe.

En dehors de la découverte du globe, il est une partie de la science géographique qui ne peut être étudiée avec fruit que sur les lieux mêmes: c'est la description détaillée de la France. Les Sociétés de Géographie pourraient, grâce à la concordance de leurs efforts, produire de remarquables travaux d'ensemble. S'il y a d'ailleurs

1. Nous commençons aujourd'hui, comme nous l'avons annoncé, l'examen des travaux des Sociétés de Géographie de province.

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