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faits rebelles à cette synthèse, ou, ce qui est pire, de les négliger, l'historien varie ses points de vue; il disserte moins et il explore mieux; il se fait tour à tour flamand, breton, vendéen, provençal il ne craint pas, à voyager en France, de devenir moins français.

Pourquoi les rapides impressions d'Arthur Young nous laissent-elles une image si vivante de notre patrie en 1789 ? Parce qu'il l'a traversée en tous sens, parce qu'il l'a vue avec la curiosité d'un étranger et la sympathie d'un ami. Tantôt, chez le duc de La Rochefoucauld, il admire la philanthropie et le désintéressement d'un vrai grand seigneur : tantôt, à table d'hôte, il a pitié de l'ignorance et de la crédulité de ses commensaux d'un jour. Ici, dans une grande ville, il cherche en vain à se procurer un journal; là, en pleine campagne, il est arrêté par des paysans qui, à le voir écrire, le prennent pour un commissaire chargé d'augmenter les taxes: heureusement on ne trouve sur lui ni plan ni carte, et on le relâche. Il s'extasie sur la largeur et la commodité de certaines routes, chefs-d'œuvre de la corvée royale; mais il s'étonne de n'y rencontrer que de misérables auberges, et presque aucune circulation. Le voilà qui chemine quelques instants avec une pauvre paysanne, laquelle se plaignait du pays et du temps : « Elle me dit que son mari n'avait qu'un coin de terre, une vache, et un pauvre petit cheval; cependant il devait comme serf à un seigneur un franchard de froment et trois poulets; à un autre quatre franchards d'avoine, un poulet, et un sou; puis venaient de lourdes tailles et autres impôts. Elle avait sept enfants, et le lait de la vache était tout employé à la soupe... On disait à présent qu'il y avait des riches qui voulaient faire quelque chose pour les malheureux de sa classe, mais elle ne savait ni quand ni comment. Dieu nous vienne en aide, ajouta-t-elle, car les tailles et les droits nous écrasent. Même d'assez près on lui eût donné de soixante à soixantedix ans, tant elle était courbée, et tant sa figure était ridée et endurcie par le travail; elle me dit qu'elle n'en avait que vingt-huit. Ces faits vivants, ces témoignages directs n'ont pas été négligés par l'histoire. Toutefois il est trop aisé d'en diminuer ou d'en exagérer la valeur, suivant qu'on les envisage comme de simples anecdotes, ou que l'on en tire tout de suite des conclusions générales. Ils perdent à être séparés arbitrairement du milieu auquel ils appartiennent; au contraire ils s'éclairent et se complètent au moyen de documents du même ordre, c'est-à-dire régionaux et locaux.

Si j'ai cité le nom du célèbre agronome anglais, c'est que la lecture de ses voyages est très propre à nous donner envie de connaître par le détail la France d'il y a un siècle. Mais elle est loin de nous satisfaire entièrement. Young est un observateur exercé, subtil; il s'intéresse vivement aux cultures et à la condition des cultivateurs. Mais de simples aperçus lui suffisent trop souvent pour édifier des théories politiques et économiques qui se contredisent d'une page à l'autre. Tout entier aux impressions et aux inquiétudes du moment, il n'a ni le loisir ni l'idée d'interroger le passé des provinces qu'il parcourt. Tant de contrastes dans leur état social, tant de degrés dans leur prospérité et dans leur misère ne s'expliquent pas seulement par la nature du sol et par le caractère des habitants, mais aussi par la formation territoriale du royaume. Sur ce point, écoutons Montesquieu :

Dans une monarchie qui a longtemps travaillé à conquérir, les provinces

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de son ancien domaine seront ordinairement très foulées. Elles ont à souffrir les nouveaux abus et les anciens; et souvent une vaste capitale, qui engloutit tout, les dépeuple. Or, si après avoir conquis autour de ce domaine, on traitait les peuples vaincus comme on fait ses anciens sujets, l'État serait perdu : ce que les provinces conquises enverraient de tributs à la capitale ne leur reviendrait plus; les frontières seraient ruinées, et par conséquent plus faibles; les peuples en seraient mal affectionnés; la subsistance des armées qui doivent y rester et agir serait plus précaire. Tel est l'état nécessaire d'une monarchie conquérante une luxe affreux dans la capitale, la misère dans les provinces qui s'en éloignent, l'abondance aux extrémités » (Esprit des lois, livre X, ch. IX).

Ce passage, dans lequel le nom de la France n'est pas prononcé, ne répond pas seulement à la description d'Arthur Young; il nous en donne de plus l'explication historique, il nous découvre même la part de la monarchie tempérée dans l'éclosion du fédéralisme révolutionnaire.

Les institutions de l'ancien régime qui concouraient le plus énergiquement à l'œuvre de l'unité nationale étaient, outre la royauté elle-même, le grandconseil et les assemblées du clergé, d'une part; les intendants et les évêques, d'autre part. L'alliance des deux pouvoirs était étroite depuis 1682 et 1685, mais ils n'en restaient pas moins distincts, et vivaient entre eux de concessions mutuelles et de perpétuels compromis. La féodalité ecclésiastique formait corps; elle avait son gouvernement, ses institutions, son budget et sa dette. Elle octroyait au roi un don gratuit dont elle débattait le chiffre. Elle avait racheté en bloc, fort avantageusement, les impôts directs de récente création, la capitation et le dixième. Toutefois, depuis le ministre Machault, l'Église avait dù se soumettre à la restriction des biens de mainmorte, et à la suppression de nombreuses maisons religieuses. Un siècle après la révocation de l'édit de Nantes, un archevêque, président de l'assemblée du clergé, applaudissait à la restitution de l'état civil aux calvinistes. Quant au pouvoir royal, les difficultés l'assiégeaient de toutes parts. Les parlements rétablis par Louis XVI croyaient ne rien devoir qu'à l'opinion publique. L'idée, la passion la plus répandue dans toute la France était de se soustraire à l'impôt, parce qu'il était onéreux, et parce qu'il passait pour humiliant. Lorsque les ordres, les classes, les corporations, les individus tenaient à leurs privilèges non seulement comme on tient à un avantage, mais comme on tient à l'honneur, comment les provinces privilégiées n'auraient-elles pas été animées du même esprit, elles dont les titres étaient souvent plus anciens, et les droits collectifs à la fois plus certains et plus respectables? Seulement, à l'époque même où les nobles de vieille race, et même les anoblis prétendaient succéder aux privilèges des premiers conquérants du sol, par un singulier contraste, les provinces que l'on pourrait appeler conquérantes, après avoir donné leur sang et leur argent à l'État, restaient dépouillées, appauvries, et dépouillées de toute prérogative politique : tandis que le respect des traités ou la crainte des révoltes assurait aux provinces récemment conquises leurs anciennes lois et costumes, leur juridiction, leurs immunités.

Voici quelques exemples de ce droit interprovincial, qui, à l'inverse du droit des gens, était établi en faveur des adversaires de la veille, et par suite

aux dépens des sujets dont la soumission était la plus ancienne et la fidélité la mieux assurée.

L'Artois, province des Pays-Bas espagnols, fut réuni au royaume de France pour la plus grande partie par le traité des Pyrénées (1659), et, pour les territoires d'Aire et de Saint-Omer, par celui de Nimègue (1678). Jusqu'à la Révolution, l'Artois garde ses états, qui s'assemblent tous les ans dans la ville d'Arras; dans l'intervalle des sessions, ils sont représentés par trois députés ordinaires, un pour chaque ordre, véritable commission permanente. Conformément à l'ordonnance de Charles-Quint, rendue en 1526, les deux voix du clergé et de la noblesse ne peuvent lier le tiers état, tandis que l'union du tiers et d'un autre ordre rend les décisions obligatoires. L'Artois a aussi son conseil provincial de justice même. Au point de vue financier et fiscal, il est franc de gabelle, des droits d'hypothèque et du papier timbré, des octrois municipaux, de la marque des fers, du contrôle sur les ouvrages d'or et d'argent, du privilège exclusif du tabac, et aides levés pour le compte du roi; il est abonné aux droits de contrôle des actes; il ne connaît pas la corvée royale. Au sud de l'Artois est la Picardie. Cette province se vante avec raison d'être aussi ancienne que la monarchie en fait, Louis XI l'avait définitivement reprise à la maison de Bourgogne, à laquelle les villes de la Somme n'avaient été abandonnées, en 1435, que sous condition de rachat. A la fin du XVIIIe siècle, la Picardie n'existe plus que comme gouvernement militaire. Administrativement, elle a perdu ses limites; elle est distribuée entre la généralité de Soissons, qui en a une notable partie, et celle d'Amiens, qui en garde la plus considérable. Elle dépend de deux intendants. Elle est assujettie à l'universalité des impôts établis dans le royaume, et fait partie des grandes gabelles. Dans la généralité d'Amiens le Calaisis, l'Ardrésis et le Boulonnais, et le pays de Montreuil ont conservé leurs gouvernements particuliers, la franchise des gabelles dans de certaines limites, et l'abonnement à divers impôts.

Il serait aisé de multiplier ces sortes d'antithèses. La Flandre wallonne, plus riche que l'Artois, plus peuplée, a les mêmes privilèges. Sans entrer dans trop de détails, il est utile de rapporter que les luthériens de l'Alsace, province réunie par Louis XIV (1648-1681), ne furent point troublés dans leur culte, ni dans leurs propriétés : on ne connaît que trop, en revanche, les persécutions dirigées contre les calvinistes du Poitou, de l'Aunis, et du Languedoc, et l'horrible guerre des Cévennes. A ne s'en tenir qu'au signe le plus évident de l'inégalité politique et sociale, la disproportion énorme des tributs, la Champagne paye en moyenne 26 livres 13 sols par tête d'habitant, d'après les calculs de Necker; sa voisine de l'Est, la Lorraine, ne paye que 12 livres 16 sous et cependant le sol lorrain est beaucoup plus riche que celui de la Champagne, et nourrit une population d'un tiers plus dense. Notez que la Champagne est province frontière. L'inégalité de traitement tient donc surtout à la date plus ou moins reculée des réunions. En fait, la Lorraine, n'est devenue française qu'en 1766: la Champagne, au contraire, l'était depuis l'avènement de Philippe le Bel (1285).

(A suivre.)

H. MONIN.

CORRESPONDANCE ET COMPTES RENDUS CRITIQUES

DES SOCIÉTÉS DE GÉOGRAPHIE ET DES PUBLICATIONS RÉCENTES

A MONSIEUR LUDOVIC DRAPEYRON, DIRECTEUR DE LA Revue de Géographie.

Monsieur,

Leipzig, 17 novembre 1886.

Je suis arrivé à Leipzig le 21 octobre dans l'après-midi, et, trois heures après, je devenais le locataire de Mme veuve Concordia Neunhöfer, très brave femme, et des plus simples, malgré ce nom flamboyant.

Le lendemain, je me suis occupé des formalités universitaires, de mon immatriculation en particulier. Je me suis promené de bureau en bureau; l'Universitäts-richter a longuement examiné mon certificat d'agrégation, et, après mûre réflexion, a trouvé qu'on pouvait m'inscrire sur cette garantie. J'ai été admis dès lors à l'honneur d'étaler mon nom au no 1489 du registre de l'Université, où les historiens des âges futurs pourront le retrouver, et je suis passé à la questure ; j'ai reçu là une carte en toile bleue avec mon nom et mon adresse, une Disciplinar-Ordnung ou code de punitions, un Collegienbuch pour inscrire les cours payants que je voudrais suivre, un règlement de la caisse des étudiants malades, les statuts de la Lesehalle, etc.; je crois ne pas avoir tout énuméré. Il ne me restait plus qu'à aller recevoir le Handschlag solennel du Rector magnificus, qui était alors M. Zirkel, un minéralogiste.

Le recteur reçoit les nouveaux étudiants dans une salle du sénat, très grande. Une longue table, avec le tapis vert international, que je ne m'attendais pas à retrouver ici; le recteur debout à une extrémité, les étudiants autour de la table. Le recteur prononce une petite allocution, des plus simples, et très bien sentie dans sa brièveté; il parle des devoirs qu'on contracte en entrant dans la vie universitaire, de la gloire de la vieille Université, qu'il faut maintenir, et c'est tout. Puis, il fait l'appel individuel, et chacun s'avance pour recevoir de lui, en même temps qu'une vigoureuse poignée de main, le papier au sceau de l'Université par lequel in numerum civium academicorum relatus est. Le principal privilège du Civis academicus est, en cas de délit grave, de faire sa prison au Carcer› de l'Université, au lieu d'ètre confondu à la prison centrale avec le commun des mortels.

Je n'abuse pas des cours: je n'en suis que deux celui de M. Ratzel, et celui de M. Scholvin. Ce dernier nous fait quatre fois par semaine un cours de langue russe, pour commençants. M. Ratzel fait : 1° les lundi, mardi, jeudi et vendredi, de midi à une heure, un cours fermé d'anthropogéographie 1, 2o le

1. On sait que par anthropogeographie il faut entendre ce que nous avons appelé « Application de la géographie à l'étude de l'histoire ». L. D.

jeudi, de 4 heures à 5 heures, un cours public sur la neige, les névés et les glaciers (Ueber Schnee, Firn und Gletscher); 3o le mercredi soir, de 7 heures à 9 heures, un Colloquium.

Je suis allé le voir chez lui, Dörrienstrasse, no 1, et il m'a fort bien accueilli. J'ai entrepris pour le Colloquium un travail sur les Pyrénées, que je dois y lire le mois prochain. Nous sommes quinze dans ce Colloquium, et chacun choisit son sujet, puis fait un exposé, que les autres discutent. Je n'ai encore rien entendu de mes collègues; le premier Vortrag viendra tout au plus la semaine prochaine : en attendant, M. Ratzel nous donne des conseils pratiques de cartographie, et nous indique des bibliographies pour nos sujets respectifs. Je suis extrêmement satisfait de sa méthode: son cours d'anthropogéographie est jusqu'ici une répartition de la population: 1° les moyens de l'évaluer, et les sources d'erreur dans les évaluations; 2o de la décroissance numérique de certaines populations, et de ses causes; 3° accroissement d'autres populations, et conséquences; 4° la population des villes. Ce n'est nullement la reproduction de son livre, mais cela promet d'en être un utile complément. Le cours public du jeudi est une partie d'un grand ouvrage de géophysique que M. Ratzel va publier, et dont une autre partie a déjà paru cette année dans le Jahresbericht de Münich. Il ne comprend encore que trois leçons, sur la répartition de la neige et les formes qu'elle prend.

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Le Colloquium se tient au troisième étage d'un bâtiment de l'Université; le Geographisches Institut, c'est le nom du local, comprend un petit appartement composé d'une salle de travail pour les étudiants, d'une pour le professeur, de deux pour les livres et cartes. Le poêle est entretenu par les soins d'une bonne vieille femme qui a vu passer successivement le grand Oscar Peschel, le baron von Richthofen, etc. La bibliothèque comprend la plupart des ouvrages usuels, et une collection de revues. Le matériel de cartes est abondant, mais il a été peu amélioré dans ces derniers temps, et M. Ratzel se propose de le renouveler un peu.

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Les publications géographiques n'ont pas été très nombreuses depuis mon arrivée. Je dois citer cependant le premier fascicule d'un Lehrbuch der Geographic, de Ad. Dronke, directeur du gymnase de Trèves; j'en ai fait l'acquisition, et j'ai trouvé cette première partie excellente: elle comprend la Geographie mathématique, et le commencement de la Géographie physique, qui sera continuée vers Pâques dans le 2o fascicule. L'ouvrage entier en aura trois, et ce sera un très bon guide; ce qui en a paru le fait aisément prévoir. Plus récemment, le deuxième volume de Unser Wissen von der Erde, par le professeur Kirchhoff, de Halle ; je n'ai pas encore feuilleté cet ouvrage. Enfin, la 6a livraison de la nouvelle édition du Hand-Atlas d'Andree, et voilà à peu près tout ce que j'ai vu apparaître ce mois-ci.

L'intérêt que vous portez aux études géographiques fait que j'ai cru devoir me permettre ces longs détails. Recevez, monsieur, du fond de la Saxe, l'assurance de mon entier dévouement.

P. CAMENA D'ALMEIDA

(Stud. philos.).

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