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même pas le besoin de la contrôler, car les explications qu'on lui propose s'adaptent naturellement aux faits tels qu'on les lui présente. On peut presque dire que le professeur d'histoire fait sa classe à lui tout seul. Il parle ; les mémoires enregistrent; s'il n'y prend garde, les esprits restent passifs.

Comment le philosophe (en cela seul d'accord avec l'historien) n'a-t-il point vu que les desiderata intellectuels de l'histoire, qu'il signale, disparaissent dès que celle-ci fait un appel sérieux à la géographie ?

On ne saurait nier à l'histoire le droit exclusif d'« enregistrement; mais l'explication fondamentale et naturelle des faits gardés et logiquement enchaînés par elle à qui revient-elle ? A la géographie.

La géographie non seulement permet le contrôle incessant des explications purement historiques de l'histoire; mais elle le provoque, car nous avons constamment sous les yeux cette terre qui sollicite la réflexion non moins que le regard.

Ce n'est pas à tort que notre collaborateur, M. Mougeolle, dira dans un article de cette même livraison (page 47), que la « géographie gouverne toute la philosophie de l'histoire ».

Eh bien! c'est de cette science dont on voudrait gêner la croissance que nous prenons la défense contre un historien avec lequel nous aurions été heureux de nous trouver plus souvent d'accord. LUDOVIC DRAPEYRON.

Voici le manifeste.

Les étudiants en histoire apprendront avec plaisir la création d'un cours de géographie physique à la Faculté des sciences. Le professeur qui en est chargé se propose d'enseigner en deux années, ou plus exactement en deux semestres d'hiver1, la géographie physique générale. Il fera, par semaine, une leçon publique d'exposition et une conférence employée à des exercices pratiques : étude des cartes, des photographies, maniement des spécimens géologiques. Vous voyez bien les services que vous pouvez attendre de ce nouveau maître. Sans doute le professeur de géographie à la Faculté des lettres a toujours enseigné, il enseignera toujours la géographie physique; mais la géographie physique à la Faculté des lettres n'est qu'une sorte d'introduction de la géographie historique et politique ; elle ne peut être étudiée pour elle-même qu'en un seul lieu, la Faculté des sciences, parce que plusieurs sciences contribuent à former l'ensemble de connaissances variées dont elle se compose.

1. Pourquoi l'hiver? L'été est plus favorable aux excursions topographiques, sans lesquelles la géographie politique ne peut être bien comprise (L.D.).

2. Il n'y a pas, que nous sachions, deux géographies physiques distinctes, l'une à l'usage des historiens, l'autre à l'usage des géographes de profession (L. D.).

Laissez-moi vous dire brièvement l'histoire de cette fondation.

Vous savez que, depuis une vingtaine d'années1, l'opinion publique manifeste un goût très vif pour la géographie. Ce sentiment a égaré quelques personnes au point de leur faire croire que la géographie doit devenir le cadre de l'éducation intellectuelle, et comme une encyclopédie d'enseignement où la philosophie, la philologie, l'histoire et tout le reste se classeront en chapitres. Le géographe passerait ainsi à la dignité d'héritier du théologien du moyen âge et du philosophe du siècle dernier. Par surcroît, la géographie, en découvrant le monde à tous les regards, inviterait nombre de gens qui, ne trouvant point à employer chez eux leur activité, sont à la fois gênés et gênants, à voyager autrement qu'en qualité de récidivistes; elle résoudrait pour sa part la question sociale. D'autres ont semblé croire que la fortune de nos armes serait assurée le jour où tous les écoliers sauraient par le menu les chemins qui mènent à Berlin. Heureusement certaines causes ne peuvent être perdues par leurs avocats. Il est et demeure admis que l'enseignement géographique doit tenir une grande place dans nos écoles à tous les degrés, parce qu'il donne des notions pratiques indispensables au marchand et à l'ouvrier, parce qu'il éclaire la politique, parce qu'il fait de nous les témoins intelligents des efforts que l'homme accomplit aujourd'hui pour achever la découverte de la terre, et de la lutte engagée entre les nations supérieures pour la prise de possession des territoires habités par des peuples moins civilisés ou moins forts. Étudier dans leur ensemble les grandes lois du monde physique, acquérir des notions précises et coordonnées sur les relations de la nature avec l'homme, suivre l'action de l'humanité sur cette nature qu'elle exploite en la subissant, c'est partie intégrante de l'éducation que doit recevoir tout homme cultivé.

Il était donc naturel que l'on se demandât si l'Université de France faisait assez pour l'enseignement de la géographie. Ces sortes de questions sont utiles: elles nous donnent parfois des agitations superflues, mais elles nous prémunissent contre la somnolence, chose redoutable, parce qu'elle n'est point sans agrément. On n'a point tardé à s'apercevoir que la géographie, dans notre système d'études où elle est confondue avec l'histoire, était un peu sacrifiée. Jusqu'à ce jour, un professeur agrégé d'histoire et de géographie, s'il voulait se consacrer à cette dernière science, était obligé d'apprendre la géographie scientifique à un âge où l'on n'aime plus à être écolier; par cela même, il n'avait pas cette sécurité dans la possession de la matière enseignée qui permet seule de garder l'exacte mesure et prémunit contre les excès de zèle du néophyte. Ni les Facultés, ni l'École normale n'offraient un système com

1. Depuis une quinzaine d'années, c'est-à-dire après 1870, pour être plus exact. 2. Il s'agit du livre de M. Frary: La question du latin, auquel nous avons, en janvier 1886, consacré une étude sous le titre : « L'enseignement classique par la géographie »> (L. D.).

3. Ce point de vue n'est pas à négliger. Je ne sais si l'orateur de la Sorbonne l'adopte ou le combat, mais il est d'ores et déjà généralement admis. Voir le beau travail de M. Ch. Gide, inséré ici même (janvier et février 1886): A quoi servent les colonies? (L. D.)

4. Il est bon que petits et grands sachent à l'occasion trouver leur route. « Tous les chemins conduisent à Rome,» dit le proverbe. En 1870, nous avons cru également que tous les chemins menaient « à Berlin » (L. D.).

5. On ne saurait mieux dire, mais il faut exécuter ce programme entièrement au lieu de tourner bride brusquement. (L. D.).

plet d'enseignement de la géographie: il fallait remédier à ce défaut. Tout de suite on a proposé, selon notre manière française1, un grand système solennel, composé de pièces magnifiques : création d'une École spéciale de géographie, d'une section de géographie à l'Académie de sciences morales'. C'était vraiment beaucoup pour commencer, et la géographie ainsi empanachée n'aurait jamais passé sous les portes. Ne valait-il pas mieux employer les ressources dont on pouvait disposer, et repousser cette prétention des novateurs qui inscrivent toujours, en tête de l'exposé de leurs motifs, ce considérant qu'il n'y avait rien avant eux, et prétendent faire sortir d'un geste de divinité un monde du néant3? Interrogé un jour au Sénat sur le point d'une École nationale, M. le ministre ne s'y montra point favorable et il promit de donner autrement satisfaction aux vœux très légitimes qu'on lui exposait. M. le ministre avait mille fois raison de ne point encourager cet engouement pour les écoles spéciales, qui a pour effets de grandes dépenses, de doubles emplois, la dispersion des forces intellectuelles 6, enfin l'émiettement de la jeunesse française, que nous voulons autant que possible rapprocher, afin qu'elle s'anime et s'échauffe à son propre contact, et qu'elle prenne dans la communauté généreuse de la vie intellectuelle le sentiment de ses communs devoirs, qui sont très grands envers la science et le pays.

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La question en était là, lorsque intervint le Conseil genéral des Facultés, institué pour gérer leurs intérêts communs, dont le plus important est le bon aménagement de la culture scientifique. Un de ses premiers soins devait être d'enlever, où il était possible de le faire, les cloisons factices que la division, d'ailleurs naturelle et nécessaire en Facultés, mettait entre les parties d'un même enseignement'. Si ce système de l'isolement des Facultés avait duré, la géographie était en péril de n'être jamais enseignée qu'incomplètement; elle ne pouvait être contenue toute entière dans la Faculté des lettres et elle est trop liée à l'histoire pour être revendiquée par la Faculté des sciences. Le conseil où les deux Facultés sont représentées a pensé qu'il était tout simple de les faire collaborer l'une et l'autre à une œuvre qui appartient à l'une et à

1. Notre manière française ne consiste-t-elle pas aussi à vouloir d'un mot spirituel écarter une question longuement étudiée? Tout de suite on a propose un grand système solennel, dit l'orateur. Il oublie donc ou ne connaît pas l'Ecole de géographie de la Convention et le projet de Fourcroy sous le Consulat? C'est ainsi qu'on écrit l'histoire... (L. D.)

2. L'orateur oublie également, qu'à l'origine, sous la première République, les Sciences morales et politiques de l'Institut avaient leur section de géographie. Le récent discours de M. Jules Simon (voir page 65) suffit à montrer combien profitable à l'histoire serait ce que l'orateur appellerait une innovation et qui ne serait qu'une restauration (L. D.).

3. Nous n'avons jamais voulu faire sortir du néant un monde, mais inviter à mieux connaître un monde déjà existant, notre monde à nous, la terre (L. D.). 4. Voir plus haut, p. 41, ligne 9 (L. D.).

5. Toute cette critique aboutit à dire que nos vœux étaient très légitimes » (L.D.). 6. L'École de géographie, comme l'Ecole polytechnique, l'École normale, se propose non la dispersion, mais la concentration des forces intellectuelles. L'École de géographie rassemblerait en un faisceau les sciences géographiques, voilà ce qu'avait compris la Convention quatre-vingt-dix ans avant nous (L. D.).

7. Je crois que l'orateur s'exagère maintenant ce qu'il nous présentera justement plus bas comme une « mesure très simple. Ce n'est pas la première fois que des élèves de l'enseignement supérieur auront suivi les cours de deux Facultés distinctes. Combien d'étudiants en droit, par exemple, prennent des inscriptions dans les Facultés des lettres ! Il n'y avait donc pas de cloisons et on n'en a supprimé aucune (L. D.).

l'autre. Il a émis le vœu qu'un cours de géographie physique fût institué à la Faculté des sciences. M. le ministre tout aussitôt, je dirai par retour du courrier, a donné satisfaction à ce vou. N'était-ce pas la façon la plus rationnelle, la meilleure et la plus économique de procéder?

Je ne veux pas, à propos d'une mesure très simple, m'égarer dans de trop vastes espérances; mais il me semble que nous pouvons attendre quelques effets heureux de cette nouveauté. Je sais par expérience que chaque année il se trouve, dans une promotion d'étudiants en histoire, quelques jeunes gens qui se sentent attirés vers la géographie. Ceux-ci seraient désormais encouragés dans leur vocation. Ces vocations ont été trop rares jusqu'ici. Nous avons certainement besoin de professeurs spéciaux de géographie1. Je ne crois pas qu'il serait bien de les placer dans nos lycées classiques 2, où la belle harmonie des études est troublée sitôt qu'on force une nuance; mais il faut qu'au moins les professeurs d'histoire et de géographie sachent la géographie et l'histoire. Les professeurs spéciaux trouveront leur place ailleurs dans les écoles commerciales et industrielles, dans certains lycées ou collèges d'enseignement spécial3, enfin dans les Facultés des lettres. Il est difficile de pourvoir à l'enseignement supérieur de la géographie. J'ai entendu dire que l'on requiert pour la science des maîtres qui n'y sont sont pas propres; on voudrait, par exemple, transformer des paléographes en géographes. Cela rime, mais cela fait deux choses différentes. Il arrive ainsi qu'un professeur devient géographe parce qu'il n'a trouvé à s'asseoir que dans une chaire de géographie et qu'il avait le projet délibéré de s'asseoir. Enfin la géographie figure sur mainte affiche honoris causa et l'étiquette trompe sur la marchandise. Tout cela n'est pas digne de l'enseignement supérieur, ni conforme à sa mission. Dans les Facultés on ne doit enseigner que ce que l'on sait. Chacun a sa spécialité dans l'ensemble de la science universelle. Mieux vaudrait laisser vacante sur l'affiche la place de la géographie, ou l'attribuer à un monsieur X... Ce monsieur X... viendra un jour. Ce sera tel ou tel d'entre vous, s'il prend ici le jour et la connaissance générale de cette science, s'il persévère ensuite dans ces études et s'il nous apporte une bonne thèse de géographie.

1. Cet aveu est significatif (L. D.).

2. Nous pensons le contraire, et nous croyons l'avoir prouvé dans notre étude : «La Géographie et les humanités » (L. D.).

3. Ici l'orateur justifie complètement une de nos paroles (16 avril 1884): « L'enseignement classique renverrait volontiers la géographie à l'enseignement spécial. >> Nous ajoutions: « L'enseignement spécial ne songe guère, par état, qu'à la géographie économique » (L. D.).

4. Toute cette fin est excellente, elle nous semble en parfait accord avec notre article d avril 1886: Les chaires de géographie dans les Facultés (L. D.).

LA GÉOGRAPHIE

NOUVELLE MÉTHODE D'INVESTIGATION HISTORIQUE

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Le XIX siècle, a-t-on dit, sera le siècle de l'histoire. Peut-être méritera-t-il aussi d'être appelé le siècle de la géographie, et cela pour deux raisons : d'abord parce qu'il aura eu le mérite de mener à bonne fin la découverte de la terre, d'achever l'exploration des mers et des continents, commencée depuis près de quatre cents ans; ensuite, parce que l'histoire ne peut guère progresser sans que la géographie elle-même progresse. Toute découverte géographique ne correspond-elle pas à une découverte historique? A qui devons-nous les premiers renseignements qui nous soient parvenus sur l'histoire de l'Amérique, si ce n'est à des explorateurs, à Colomb, à Cortez, à Pizarre, à tous ces hardis aventuriers du xve et du XVIe siècle? Qui nous a révélé l'Orient, si ce n'est Chardin, Niebuhr, Rawlinson, Oppert, et d'autres grands voyageurs? Et l'extrême Orient, la Chine, le Japon, l'Indo-Chine, ne sont-ce pas des géographes qui nous l'ont fait connaître? Doudart de Lagrée, Francis Garnier, et tant d'autres qui ont mis au jour la civilisation khmer, étaient uniquement chargés d'une mission géographique dans ces contrées.

Non contente d'aider puissamment aux progrès de l'histoire, la géographie gouverne, pour ainsi dire, toute la philosophie de l'histoire. C'est là une idée avec laquelle sont depuis longtemps familiarisés les lecteurs de la Revue; ils savent que les événements humains, du plus petit au plus grand, du plus simple au plus complexe, trouvent dans l'influence du milieu, c'est-à-dire en définitive dans la géographie, leur explication générale et leur raison d'être. -Cette influence du milieu est d'ailleurs tellement évidente, que les anciens l'avaient déjà nettement entrevue, témoin ce passage de Cicéron: « Il me semble, disait le célèbre orateur, que la diversité qui se manifeste entre les modes de divination en usage autour de nous tient à la nature même des lieux. C'est ainsi que les Égyptiens et les Babyloniens, habitant les plaines ouvertes, dans lesquelles l'observation du ciel n'est gênée par aucune éminence, se sont voués à l'astrologie; les Étrusques, qui vivent dans une atmosphère lourde, engendrant fréquemment la foudre, sur une terre féconde en productions bizarres, en conceptions monstrueuses parmi les hommes et les animaux, s'adonnèrent à l'interprétation des prodiges; les Arabes, les Phrygiens, les Ciliciens, qui, hiver comme été, errent avec leurs troupeaux dans les plaines et dans les montagnes, en raison même de cette manière de vivre, observent de préférence le vol et le chant des oiseaux; il en est de même des habitants de la Pisidie, et de nos voisins, les Ombriens 1. » Toute la théorie du milieu est en germe dans ce passage.

1. De divinatione, 1.

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