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tons l'analyse approfondie que le public a droit d'en attendre, pour le moment où l'auteur nous aura fait jouir de la totalité de ses recherches, et nous nous contenterons d'annoncer ici que la première partie de son travail embrasse, relativement à l'objet exposé plus haut, la période entière de près de trois siècles, qui s'étend entre l'époque de la conquête de l'Égypte par Sélim Ier et celle de l'expédition française. La seconde et la troisième partie compléteront l'histoire des diverses révolutions qu'éprouva le droit de propriété territoriale en Égypte, Égypte, depuis l'époque de la conquête par les Arabes, du temps d'Omar, jusqu'à celle de l'établissement de la domination ottomane. Cette marche rétrograde, adoptée par l'auteur, avait pour motif de remonter des temps où le système d'administration de l'Égypte nous est mieux connu, à ceux pour lesquels les matériaux sont moins nombreux et moins accessibles; ce qui justifie encore l'engagement que nous avons pris à son égard. En effet, il nous sera bien plus facile de rétablir l'ordre naturel des faits, interverti dans ses trois mémoires, lorsque, son travail étant complet, nous pourrons, à son exemple, en offrir les résulats dans un résumé méthodique.

Il ne me reste plus de place pour un mémoire de M. le comte de Choiseul-Gouffier sur l'origine du Bosphore de Thrace, mémoire recommandable surtout par les grâces et l'élégance du style. L'auteur s'efforce de prouver qu'une convulsion volcanique fut la seule cause de l'irruption violente qui précipita les eaux du Pont-Euxin dans le bassin de la Méditerranée, et il cherche à rapporter l'époque de cette grande catas trophe à la date, si incertaine elle-même, du déluge particulier d'Ogygès. Mais, quoique cette opinion ne soit point invraisemblable, on ne peut guère regarder les observations de M. de Choiseul que comme de simples indications, et ses preuves que comme des présomptions; surtout, la date qu'il assigne à cette révolution dans les mers de l'Europe nous paraît encore assez problématique, malgré les ingénieux calculs dont il l'appuie. On ne saurait porter le même jugement d'un mémoire de M. l'abbé Garnier, où ce savant restitue à son véritable auteur un Traité publié parmi les ouvrages d'Aristote. Il s'agit ici d'un Traité de rhétorique, bien différent de celui qui se lit dans les œuvres du philosophe de Stagire, et où la main de ce grand homme est trop visiblement empreinte pour qu'on ait jamais songé à en contester l'authenticité. Cet autre traité nous est parvenu sous le titre de Rhétorique à Alexandre, et précédé d'une épître de ce prince. Dans l'évidente impossibilité d'attribuer cet écrit à Aristote, la plupart des critiques s'étaient décidés, sur de très-légères apparences, à lui donner pour auteur Anaximène

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de Lampsaque, qu'on savait avoir aussi composé un Traité de rhétorique adressé à Alexandre. M. l'abbé Garnier, éclairé par un examen plus approfondi de l'ouvrage en litige, a embrassé une opinion plus heureuse, et surtout plus vraisemblable. Il reconnaît dans ce traité, si défectueux et si informe par rapport à l'état où l'art était parvenu aux temps d'Aristote et d'Anaximène, la main d'un premier inventeur, celle de Corax, qui, plusieurs années avant l'époque où la Grèce eut des orateurs célèbres, avait donné à Syracuse, sa patrie, les préceptes de l'art oratoire. C'est dans la lettre même qui précède ce traité dans le recueil d'Aristote, et surtout dans le style et la composition de l'ouvrage, que M. l'abbé Garnier a trouvé la preuve qu'il ne peut se rapporter qu'à l'enfance de l'art; et, grâces à cette découverte, nous pouvons nous flatter de posséder le livre original où furent posés les premiers fondements de la rhétorique, à une époque antérieure même à la formation de ce mot. L'opinion de M. Garnier, qui doit changer pour nous un objet dédaigné en un monument précieux, mérite donc d'être accueillie avec reconnaissance, et les vrais littérateurs s'empresseront, sans doute, d'en étudier avec soin les développements et les preuves. Il y a moins d'intérêt dans les recherches du même auteur sur quelques ouvrages, depuis longtemps perdus, du stoïcien Panétius : c'est que le défaut de témoignages originaux jette nécessairement beaucoup d'incertitude sur des discussions de ce genre. Cependant les amateurs de l'histoire philosophique ne liront pas sans fruit les pages où M. Garnier, pour éclaircir quelques opinions d'un des chefs les plus illustres de l'école du Portique, et faire connaître la doctrine consignée dans ses écrits, répand un jour tout nouveau sur les dogmes principaux et sur la méthode d'enseignement propres à la philosophie stoïcienne.

Je ne veux point terminer ces articles sur les Mémoires de la classe d'histoire et de littérature ancienne de l'Institut, sans dire un mot de l'histoire qui les précède. Les détails dont elle se compose appartiennent à l'histoire littéraire de notre âge, et n'en seront pas, sans doute, un des moindres ornements. Il est curieux pour ceux qui aiment à étudier la marche et les progrès de l'esprit humain, de voir comment une Académie, frappée et dispersée pendant un long et violent orage, parvint, au milieu des agitations politiques qui renouvelaient toutes nos anciennes institutions, à se rétablir sur ses antiques bases, et, sans se laisser emporter au torrent des révolutions, sut reprendre et conserver la première direction qui avait été imprimée à ses travaux. Ceux à qui l'aridité de ces détails en cacherait l'utilité trouveront à se dédommager dans les notices que M. le secrétaire perpétuel a consacrées à la mémoire des académiciens morts pendant l'espace de temps dont il a écrit l'histoire. Le talent de

M. Dacier est connu, et nos faibles éloges ne sauraient ajouter aucun éclat à une réputation si justement acquise. Les noms de David Leroy, de D. Poirier, de Bouchaud, de Klopstock, de l'abbé Garnier, de Villoison, ces noms célèbres ou recommandables à tant de titres et dans tant de genres différents, excitent, d'ailleurs, par eux-mêmes un intérêt que leur digne historien n'a fait qu'accroître; et l'éloquent hommage qui leur est rendu, toujours éclairé par la justice, même lorsqu'il est dicté par le sentiment, ne conciliera pas moins d'estime et de respect à leur mémoire qu'à leur panégyriste. Mais, parmi ces notices, toutes plus ou moins remarquables par l'intérêt du sujet et par le talent de l'écrivain, une surtout, celle de Klopstock, mérite éminemment d'être distinguée : une appréciation juste et fidèle des beautés et des défauts de l'auteur de la Messiade était déjà une tâche difficile; M. Dacier a conçu son sujet d'une manière encore plus vaste et plus hardie. Les considérations auxquelles il s'est élevé sur la nature de l'épopée en général, des remarques pleines de finesse et de goût sur le caractère des principaux épiques, tant anciens que modernes, font de tout ce morceau, aussi profondément pensé qu'élégamment écrit, l'une des pièces les plus curieuses et les plus brillantes du recueil, déjà si riche, des Éloges de M. Dacier.

RAOUL-ROCHETTE.

HERODOTI MUSE, sive Historiarum libri IX: ad veterum codicum fidem denuò recensuit, lectionis varietate, continuâ interpretatione latiná, adnotationibus Wesselingii et Valckenarii aliorumque et suis illustravit J. Schweighæuser; accedunt Vita Homeri, Herodoto tribui solita, ex Ctesiæ Persicis Fragmenta. Parisiis et Argentorati, apud Treuttel et Würtz. Six tomes grand in-8° formant 12 volumes. Prix, papier ordinaire, 82 fr.; papier vélin, cartonné avec soin, 160 fr.

La critique littérale constitue l'une des branches les plus importantes et les plus utiles de la science des antiquités, puisqu'elle a pour but d'affermir la base des recherches et d'en perfectionner les instruments. Moins étendue dans ses applications que la critique historique, elle ne paraît demander ni la même force de discussion, ni la même suite dans les idées, ni la même généralité dans les vues; mais elle exige

certainement une érudition aussi grande, un jugement aussi sain, une sagacité et une finesse d'esprit également rares, et, par-dessus tout, la connaissance la plus parfaite des langues anciennes.

Cette partie de la science semble, depuis longtemps, ne pas jouir, en France, de la considération que lui accordent d'autres nations voisines, qui la cultivent avec une si constante ardeur pour en sentir à la fois et l'utilité et le mérite, il suffirait cependant de réfléchir un moment sur les procédés que la critique littérale emploie pour parvenir à purger les textes anciens des fautes que les copistes y ont successivement introduites, tantôt en ne comprenant point les abréviations nombreuses et souvent arbitraires employées par leurs devanciers, ou en omettant des mots et des phrases, ce qui est presque inévitable dans toute copie; tantôt en faisant rentrer dans le texte, mais hors de place, les phrases omises avant eux, et reportées à la marge; tantôt en y introduisant une multitude de gloses ou courtes explications, qu'ils croyaient appartenir à l'auteur.

D'après le nombre de causes différentes qui peuvent contribuer à l'altération successive des manuscrits, et sur lesquelles nous n'insisterons point ici, il est facile de se faire une idée de l'état dans lequel nous sont parvenus le peu d'ouvrages anciens que le temps a respectés. Mais heureusement nous possédons de chacun de ces ouvrages plusieurs manuscrits: ces manuscrits ont passé par des mains différentes; les fautes sont à peu près aussi nombreuses dans tous, mais ce sont rarement les mêmes; en sorte que, par une comparaison soignée, on peut parvenir à faire disparaître une quantité de fautes d'autant plus grande, que les manuscrits, et, conséquemment, les moyens de comparaison, sont plus multipliés. Telle est la fonction du critique la connaissance approfondie qu'il a acquise de la langue de l'auteur, de son style, de la matière qu'il traite, lui fait découvrir sur-le-chainp qu'un passage est altéré; il compare avec soin les leçons diverses que présentent les manuscrits: la véritable, si elle existe, ne saurait lui échapper; souvent c'est un seul manuscrit qui l'a conservée: peu importe; il pèse et ne compte pas les autorités; il ne balance donc pas à la substituer à l'ancienne. S'il lui arrive de trouver deux leçons qui lui paraissent également bonnes, il cherche si l'une d'elles n'est pas plus conforme à l'usage habituel de l'auteur, si elle est appuyée par des passages parallèles; et, dans ce cas, son choix ne peut être douteux. Mais, en tout, il ne procède qu'avec la plus grande réserve; il n'épargne ni le temps, ni les recherches; il ne craint pas de s'appesantir sur une lettre, sur une syllabe, parce que cette lettre, cette syllabe suffisent pour déguiser

un mot, et que l'altération d'un mot peut cacher, soit une pensée ingénieuse, soit un fait important.

Cependant il arrive que les copistes se sont malheureusement accordés à commettre quelquefois les mêmes fautes, en sorte que la collation des manuscrits ne suffit pas pour les faire disparaître; c'est alors que le critique déploie toutes les ressources de son érudition et de sa sagacité. Pour deviner la vraie leçon à travers l'altération mème qui la déguise, il oppose l'auteur à lui-même; il cherche comment cet auteur s'est exprimé dans des occasions semblables; il invoque le témoignage des autres écrivains qui ont rapporté le même fait; enfin il étudie les abréviations les plus ordinaires aux copistes, et la ressemblance matérielle des lettres et des mots; et, quand il est ainsi parvenu à corriger le passage, propose sa conjecture, sans oser toutefois l'introduire dans le texte, la crainte de substituer une erreur à une autre; il laisse à ses successeurs le soin de la juger, et, dans le cas très-rare d'une certitude extrême, ceux-ci ne balancent pas à restituer au texte la leçon qu'ils regardent dès lors comme la véritable.

il

par

C'est par tous ces genres d'efforts que la plupart des textes anciens les plus importants ont été successivement épurés ou restitués; et, pour se faire une juste idée de la reconnaissance que méritent ceux auxquels on doit cette précieuse restitution, il ne faudrait que prendre la peine de comparer un manuscrit ou l'édition princeps de certains auteurs, avec l'édition critique dans laquelle on a maintenant tant de plaisir à les lire et à les étudier.

En rappelant ici les services rendus par la critique littérale, nous avons exposé en même temps ceux dont le texte d'Hérodote, en particulier, lui est redevable. Il est vrai de dire que les manuscrits de cet historien, de même que ceux de quelques écrivains principaux, tels que Thucydide, Platon, Isocrate, etc., offrent inoins d'altérations que ceux de beaucoup d'autres, parce que le respect qu'inspiraient ces noms classiques commandait aux copistes une attention plus grande, et surtout parce que l'étude continuelle dont ils étaient l'objet dans les écoles empêchait qu'on ne pût y introduire des erreurs trop nombreuses et trop évidentes. Cependant chacun des manuscrits d'Hérodote contenait encore un nombre considérable de fautes, les unes grossières et palpables, les autres plus difficiles à découvrir, dont la plupart, successivement signalées par les critiques les plus habiles, ont peu à peu disparu.

L'édition princeps d'Alde, imprimée en 1502 à Venise, vingt-huit ans après la publication de la version latine de Laurent Valla, était déjà une édition critique, puisqu'elle fut le résultat de la collation de plusieurs

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