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« solitude, quelle tristesse sur les montagnes de l'intérieur! Tout y est « mort, ou n'offre que le premier effort de la vie: dans les parties «basses, on voit encore de grands espaces couverts de neige; les émi<«<nences ne consistent qu'en d'énormes amas de pierres; pas la moindre << trace de végétation, à l'exception de quelques lichens blanchâtres. « C'est comme une terre sortie récemment des eaux du déluge; la nature «reste éternellement engourdie dans ces déserts affreux que l'homme s'empresse de fuir. »

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D'après les lois de la géographie des plantes, M. de Buch fixe la température moyenne de l'année sur ce point du globe à un degré et demi au-dessous de la congélation; toutefois un été de quelques instants paraît encore, même dans ces latitudes; le mois d'août l'amène : en peu de jours les neiges se fondent, les montagnes se couvrent de fleurs; pendant quelques jours le thermomètre se soutient à quinze degrés. L'hiver de ce pays est moins redouté à cause du froid que pour ses affreuses tempêtes, dont la furie surpasse tout ce qu'on peut imaginer. « Les vents « du nord et du nord-ouest, se précipitant impétueusement du haut des <«< montagnės, mettent tout dans la commotion la plus terrible; aucun « son ne se peut distinguer, aucune voix humaine ne peut se faire en<< tendre au milieu de leurs mugissements. Muet de saisissement, l'homme « cherche à résister au froid en s'enveloppant de vêtements et de four<«<rures: il n'a pour apaiser sa faim que le peu d'aliments qu'il trouve prêts et à sa portée; car le feu ne peut brûler, et l'habitation trem«blante a peine à se soutenir; état terrible qui dure quelquefois plu«<sieurs jours. Ces tourmentes se font ordinairement sentir à l'époque où «<le soleil commence à s'élever sur l'horizon; mais, circonstance remarquable, elles diminuent constamment à l'entrée de la nuit, et n'ont «que peu de forces tant qu'elle dure: leur fureur renaît avec le jour. «Peut-être sont-elles plus fougueuses à Kielvig qu'en d'autres endroits « de la côte; mais ces violentes agitations de l'air en hiver sont com<«<munes à toute la mer de Finmark. » Qui le croirait, si un observateur tel que M. Buch ne nous en donnait l'assurance? Là, dans ces extrémités boréales de la terre, près d'un petit port nommé Rebvog, se trouvent des maisons agréables, élégantes, habitées par des hommes polis et instruits, qui découvrant de leur fenêtre les glaces du cap Nord, lisent Aristote, le Dante, le Tasse, Molière, Racine, Virgile et Milton. C'est que Rebvog offre une anse très-sûre et très-favorable pour la pêche. Tous les ans, plusieurs navires chargés des produits de ces mers en partent pour l'Espagne, et les vaisseaux russes viennent y prendre leurs cargaisons. Admirable effet du commerce, qui dompte la nature, et

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force la terre à recevoir l'homme comme son maître, partout où l'appelle l'intérêt de la grande société !

Arrivé à ce terme qu'il s'était proposé d'atteindre, M. de Buch effectua son retour par l'intérieur des terres, à travers la Laponie norwégienne et la Laponie suédoise. Nous ne le suivrons pas dans cette route, parce que les mœurs des Lapons ont été souvent décrites, et parce que la vie nomade de ces peuples, les tenant inévitablement dans un état de civilisation stationnaire, n'aurait pas de rapport avec le but principal que nous nous étions proposé dans cet article, et qui consistait surtout à examiner les causes par lesquelles la société humaine peut se propager et s'élever dans ces climats.

Ce voyage, comme on a pu le voir, renferme un grand nombre d'observations judicieuses et instructives, dont quelques-unes marquent beaucoup de sagacité; il eût été peut-être à désirer qu'elles eussent été présentées sous une forme qui les liât davantage entre elles; que leurs détails, groupés autour de divers centres d'idées générales, se présentassent avec plus d'ensemble; enfin, qu'un motif continu d'intérêt, puisé soit dans quelque grande considération morale, soit dans les événements qui arrivent au voyageur lui-même, soutînt l'attention du lecteur, et le guidât parmi tous les détails à travers lesquels il doit passer. C'est là le seul moyen, non-seulement de rendre une relation attachante, mais encore de la rendre aussi instructive qu'elle peut l'être, car on ne se laisse guère instruire que par ce qui plaît: ici, au contraire, tout est mêlé et confondu; des descriptions techniques de roches succèdent brusquement à des réflexions morales; et la remarque d'un gneiss ou d'un schorl vient interrompre des observations sur les mœurs ou sur le progrès de la civilisation. Le voyageur lui-même disparaît dans ce désordre à peine sait-on quand il part et quand il arrive; on est étranger à tout ce qu'il éprouve; on le perd, à chaque pas, dans cette multitude de petits endroits que la fidélité de son journal nomme et décrit avec une exactitude si minutieuse, que les limites mêmes des provinces s'y confondent; et il ne faut pas moins que la ferme volonté d'un lecteur déterminé à s'instruire, pour ne pas perdre patience dans ce chaos. Néanmoins, je le répète, le fonds est assez riche pour dédommager de cette fatigue; c'est la forme seule qui manque : il n'est donc pas douteux que le traducteur nous a rendu un service véritable en faisant passer cet ouvrage dans notre langue. Mais, soit que l'absence de liaison que je viens de faire remarquer ait agi aussi sur son imagination, soit que la contexture ordinaire des phrases allemandes lui ait donné trop de peine pour en tourner le sens avec la rapidité et la netteté française,

J'avouerai que son style m'a paru généralement embarrassé, pénible, et plein d'idées si enveloppées, qu'il était souvent difficile de les saisir; on a pu même s'apercevoir de ces défauts dans les morceaux que j'ai cités, quoique j'aie, en général, dù choisir ceux dont l'intérêt était le plus vif, et, par conséquent, l'expression la plus naturelle; il y a aussi beaucoup de passages où la pensée de l'auteur n'est vraisemblablement pas rendue par le mot propre. Par exemple, le traducteur fait dire à M. de Buch que M. Pilh, pasteur norwégien très-instruit, et exercé aux observations astronomiques ainsi qu'au travail même des instruments d'optique, lui montra une lorgnette qu'il avait fabriquée lui-même, et qui avait trois pieds de long: en vérité, jamais un instrument de cette dimension ne s'est appelé en français une lorgnette; c'est une vraie lunette de trois pieds. On annonce aussi des cartes comme jointes à cette traduction; et, en effet, il y en a mais ce sont des découpures de cartes, plutôt que des cartes réelles. La côte parcourue par M. de Buch y est représentée toute droite, avec des interruptions qui indiquent chaque endroit où elle s'infléchit, et des raccordements angulaires qui marquent le sens dans lequel l'inflexion a lieu. Une vraie carte spéciale de cette partie de l'Europe eût été infiniment plus utile et plus commode: on a toutes les peines du monde à se figurer la continuité réelle de tous ces petits morceaux, et l'on y perd absolument de vue la forme de la côte, qui est cependant souvent nécessaire pour l'intelligence des phénomènes décrits par l'auteur.

BIOT.

ÉLÉMENTS DE LA GRAMMAIRE DE LA LANGUE ROMANE, précédés de recherches sur l'origine et la formation de cette langue; par M. Raynouard, de l'Institut royal de France (Académie française). Paris, imprimerie de Firmin Didot, 1816, in-8°, iv et 105 pages.

M. Raynouard ayant déjà exposé lui-même, dans ce journal (1), quelques-uns des résultats de ses recherches sur la langue romane, nous ne donnerons ici qu'une notice fort succincte des Éléments qu'il vient de publier. Cependant, il y considère l'état de cette langue avant l'an 1000, au lieu que, dans le roman de la Rose, elle se présentait à lui plus âgée

(1) Octobre, p. 67-88, article sur le roman de la Rose.

d'environ trois siècles, et, par conséquent, plus développée. D'ailleurs, à mesure qu'on avance de l'an 1000 à l'an 1300, les monuments de la langue romane se multiplient, tandis qu'avant l'an 1000, si l'on veut se restreindre aux pièces bien authentiques, on se voit presque réduit aux serments de 842, à un poëme sur la captivité de Boèce, et à quelques titres de l'an 960. Ce sont là les principales sources dans lesquelles M. Raynouard cherche les éléments primitifs du roman ou romain rustique; de cette langue latine déformée, qui a servi de type à plusieurs de nos langues modernes, Les plus connus de ces monuments sont deux serments prêtés en 842 à Strasbourg, l'un par Louis le Germanique, l'autre par l'armée de Charles le Chauve: ils ont été fort souvent imprimés, mais avec des incorrections qui peuvent induire les grammairiens en erreur. MM. Roquefort et de Mourcin (1) en ont soigneusement rétabli le texte (2) d'après le manuscrit de Nithard, n° 1964 de la bibliothèque du Roi.

Toutefois, avant de se former, par l'analyse grammaticale de ces monuments, une idée de la structure de la langue romane, il convient de considérer les divers états par lesquels a passé la langue latine elle-même pour arriver à ce dernier terme de dégradation. C'est le premier tableau que nous offre M. Raynouard : il nous représente la langue latine propagée de peuple en peuple par les conquêtes des Romains, par les progrès du christianisme, par le développement de la puissance des papes, par la multiplication des établissements ecclésiastiques, mais n'étendant ainsi son empire qu'aux dépens de sa propre énergie, de sa pureté, de son élégance, qu'en se laissant dépouiller par degrés de tous les caractères qui l'avaient ennoblie, qu'en subissant, dans son ortographe, dans son vocabulaire, dans sa syntaxe, les altérations les plus déplorables. On substituait aux voyelles d'autres voyelles (3); aux régimes des

(1) Serments prêtés à Strasbourg par Charles le Chauve, Louis le Germanique, et leurs armées respectives, traduits en français avec des notes, etc., et un spécimen du manuscrit; par M. de Mourcin. Paris, Didot l'aîné, 1815, in-8°.

(2) Pro Deo amur et pro christian poblo et nostro commun salvament, d'ist di in avant, in quant Deus savir et podir mi dunat, si salvarai-eo cist meon fradre Karlo, et in adjudha et in cadhuna cosa, si cum om, per dreit, son fradra salvar dist, in o quid il mi altrezi fazet: et ab Ludher nul plait nunquam prindrai, qui, meon vol, cist meon fradre Karle in damno sit.

Si Lodhwigs sagrament quæ son fradre Karlo jurat, conservat; et Karlus, meos sendra, de suo part, non lo tanit, si jo returnar non l'int pois; ne jo, ne neuls cui eo returnar int pois, in nulla adjudha contra Lodhuwig non li hiver.

(3) Pagenam, possedire, jobemus, tempure, etc.

prépositions et des verbes, d'autres régimes (1): on négligeait jusqu'à la concordance de l'adjectif et du substantif (2): on mettait à l'accusatif le sujet d'une proposition (3): on prenait surtout l'habitude d'employer de et ad pour énoncer les rapports que le génitif et le datif avaient exprimés (4): on s'accoutumait à ne plus connaître que deux désinences dans les noms, l'une pour le sujet, l'autre pour tous les régimes; et lorsqu'enfin l'on s'avisa de retrancher les dernières lettres d'un accusatif ou de tout autre cas, de faire d'artem, ART; de fidelitatem, FIDELITAT; d'exilium, EXIL; d'homo, HOм; d'universus, UNIVERS, etc., ce dernier genre d'altérations consomma la métamorphose, et fut le premier essai d'un idiome tout à fait nouveau.

M. Raynouard fait remarquer aussi dans les chartes du vi° siècle et des trois siècles suivants, les mots ille, ipse, fréquemment employés, non comme pronoms, mais comme articles, comme auxiliaires destinés à individualiser les noms qui les suivent, à indiquer qu'ils sont substantifs ou pris substantivement (5). De ces pronoms, d'ille surtout (bien plutôt que de l'exemple des articles grecs), sont nés les articles romans, qui ont passé dans nos langues modernes, et qui, dès le x° siècle, se combinaient quelquefois, par contraction, avec les prépositions de et ad. Cependant il fallait encore, pour remplacer le système des déclinaisons latines, un moyen de distinguer les nominatifs des régimes, tant au singulier qu'au pluriel. Au singulier, I's ajoutée ou conservée à la fin des substantifs, surtout masculins, désigna le sujet, et l'absence de cette lettre fit reconnaître le régime: au pluriel, ce fut l'inverse (6).

(1) Ab originem, ante bonis hominibus, per toto orbe, pro panem, sine præ

mium, etc.

(2) Cum vineis et domibus ad se pertinentes, vinea quem colit, pretium adnumeratus et traditus vidi, etc.

(3) Si aliquas causas ortas fuerint-Sex uncias distractas sunt, etc.

(4) Partem meam de prato, episcopos de regna nostra, de alias civitates—dedit ad ipso nepote, etc.

(5) Calices argenteos 4..... ille quartus (le quatrième) valet solidos 13. - Dono præter illas (les) vineas, totum illum (le) clausum.-Dicebant ut ille teloneus de illo mercado ad illos neguciantes, etc. Ille, dans ces exemples, ne saurait être traduit

par ce.

(6) Dans les serments de 842 (ci-dessus, note 2), Deus, sujet; Deo, cas oblique: Lodhwigs, nominatif; contra Lodhuwig.

Dans le poëme sur Boèce:

Molt lo laudaven et amic (nomin. plur.) e parent.
(Beaucoup le louaient et amis et parents.)
Molt fort blasmavat Boecis sos amigs. (accus. plur.)
(Très-fort blâmait Boèce ses amis.)

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