Page images
PDF
EPUB

JOURNAL

DES SAVANTS.

NOVEMBRE 1816.

VOYAGE EN NORWÉGE ET EN LAPONIE, pendant les années 1806, 1807 et 1808, par M. Léopold de Buch, membre de l'Académie de Berlin et correspondant de l'Institut de France; traduit de l'allemand par J.-B. Eyriés, précédé d'une introduction de M. A. de Humboldt, suivi d'un mémoire de M. de Buch sur la limite des neiges perpétuelles, et enrichi de cartes et de coupes de terrain. Deux volumes in-8° d'environ 500 pages chacun, avec trois planches. A Paris, chez Gide, libraire, rue Saint-Marc,

n° 20. 1816.

C'est un dévouement bien respectable que celui des savants qui, dans le seul dessein d'être utiles, sans intérêt, sans ambition, ordinairement

sans récompense, quittent leur patrie, leur famille, renoncent à toutes. les douceurs d'une vie tranquille, pour aller au loin agrandir, par de pénibles voyages, la sphère des connaissances humaines. Ce dévouement, dont les Halley, les Bouguer, les Tournefort, les Linné, les Humboldt, nous ont donné de si beaux exemples, est, on peut le dire, aujourd'hui général parmi ceux qui cultivent les sciences physiques et naturelles avec quelque distinction; et il n'est aucun d'eux qui ne fût prêt à exécuter toute entreprise de ce genre qui offrirait à la science qu'il aime quelque espoir d'accroissement. L'excellente méthode qui dirige aujourd'hui les recherches scientifiques assure l'utilité de ces efforts. On ne voyage pas aujourd'hui pour apprendre des opinions, mais pour étudier la nature et pour découvrir, dans la diversité de ses aspects, le secret de ses lois générales. Mais le zèle des savants, sans perdre rien de son application spéciale, peut avoir encore des résultats d'une utilité plus étendue. Un homme instruit, éclairé, qui parcourt un pays peu connu, dans lequel la civilisation ne fait, pour ainsi dire, que de naître, et il y a de ces pays-là même en Europe; un tel homme, dis-je, pourra, sur son passage, recueillir une infinité de résultats qui intéresseront le public, et le simple journal de son voyage méritera d'être lu de tout le monde. Tel est précisément l'ouvrage de M. de Buch, dont nous annonçons icila traduction. Ce savant, depuis longtemps célèbre par ses travaux minéralogiques, a voulu, sans doute, compléter ses connaissances dans cette partie en visitant la Laponie et la Norwége: mais ces contrées, tout à fait inconnues sous ce rapport, étaient encore nouvelles sous beaucoup d'autres. Il n'existait point de relation de voyage le long de la côte septentrionale de la Norwége, et ce n'était que dans quelques dissertations suédoises. non traduites que l'on pouvait avoir des renseignements sur la manière dont les communications sont possibles au nord de Tornéo, entre les deux Laponies suédoise et norwégienne. Enfin il était du plus grand intérêt pour la géographie physique qu'un voyageur instruit observât exactement, le baromètre à la main, dans ces contrées boréales, l'influence progressive que le refroidissement à diverses hauteurs, et à des latitudes de plus en plus rapprochées du pôle, exerce sur la nature de la végétation, sur ses limites, et, par suite, sur la manière de vivre des hommes, ainsi que sur le mode possible de leur existence. C'était une belle question à résoudre que celle de savoir jusqu'à quelle température moyenne la société humaine peut naturellement se soutenir, et de déterminer comment les relations commerciales peuvent la faire subsister encore presque indéfiniment au delà de ces limites, en transportant parmi les glaces polaires les aliments nés de plus doux climats.

Quelque mérite que puissent avoir les observations minéralogiques de M. de Buch, c'est principalement sous ce point de vue moral que nous essaierons de présenter aujourd'hui son ouvrage à nos lecteurs. La description locale de la nature des roches, de leurs gisements et de leur superposition est, sans doute, très-utile pour la géologie, parce que les faits ainsi rassemblés de toutes parts sont le seul fondement solide sur lequel puisse s'élever cette science. Mais, jusqu'à ce qu'elle ait atteint la généralité de vues dont quelques esprits éminents de nos jours l'ont montrée capable, les matériaux qu'elle rassemble se présenteront comme de simples détails, que les seuls esprits dont je viens de parler pourraient rattacher à leurs grandes vues. C'est pourquoi nous remettons à l'un d'eux le soin de grouper ainsi les faits importants de géologie que M. de Buch a découverts dans son voyage; et, dans ce premier extrait, nous nous bornerons à faire connaître ses observations morales, dont les conséquences sont plus faciles à concentrer : heureusement elles ne sont pas les moins intéressantes, comme portant sur des objets neufs, et faites pour un observateur judicieux.

Mais d'abord rappelons-nous la situation géographique des contrées qu'il a parcourues. Partout où des hommes vivent en société, la nature du climat leur impose certaines conditions d'existence plus ou moins difficiles à satisfaire. Elles sont douces dans ces régions heureuses de l'Inde et des tropiques, séjour d'une éternelle indolence, où il suffit, pour vivre, de s'abandonner à la nature; elles sont déjà plus sévères dans nos contrées tempérées, où les alternatives des saisons exigent de l'homme des efforts pour se garantir des rigueurs du froid et des souffrances de la faim; mais elles sont âpres et redoutables dans les climats voisins des pôles, où tous les êtres vivants ont à soutenir la terrible lutte d'une nuit d'hiver qui dure six mois. Pour donner un tableau fidèle des conséquences que cette position entraîne, je ne puis mieux faire que de citer le passage suivant du discours préliminaire que M. de Humboldt a composé pour la traduction de l'ouvrage de M. de Buch. « A la longue nuit « d'un hiver dont la température moyenne descend à dix-huit degrés au« dessous du point de la congélation, succède un été pendant lequel, « même par les soixante-dix degrés de latitude, le thermomètre s'élève « souvent, à l'ombre, à vingt-six ou vingt-sept degrés. Cette ceinture de « glaces éternelles qui, sous la zone torride, se soutient à la hauteur « de la cime du Mont-Blanc, atteint, sur les côtes du Finmark, des <«< collines à peine cinq ou six fois plus élevées que les clochers de <«< nos grandes cités. Cependant, malgré le peu d'espace que, sur les « alpes voisines du pôle, les frimas laissent au développement des êtres

«< organisés, la plupart de ceux qui sont propres à cette région atteignent << un haut degré de vigueur et de force. Les rives escarpées de ces bras « de mer dont les rennes viennent boire l'eau salée, et qui, par leurs « sinuosités, leurs divisions et leurs courants, ressemblent à des fleuves <«< majestueux, sont couronnées de pins et de bouleaux. Après avoir été «< plongés dans un long sommeil d'hiver, les arbres à feuilles herbacées, << stimulés pendant la saison du jour par les rayons solaires, exhalent, «sans interruption, et pourtant sans épuiser leurs forces vitales, un << air éminemment pur. En parcourant, en été, les montagnes de la La«ponie, le botaniste y trouve, dans la zone du rhododendron et des <«< andromèdes, cette sérénité du ciel, cette constance presque immuable << du beau temps que l'on admire entre les tropiques avant l'entrée de <«< la saison des pluies. L'effet de l'obliquité des rayons solaires est com<< pensé par la longue durée du jour; et sous le cercle polaire, près de «la limite inférieure des neiges perpétuelles, comme dans les forêts <«< humides de l'Orénoque, l'air est rempli d'insectes malfaisants. Cepen«dant tous ces phénomènes de la vie organique sont restreints à un «<court espace de temps. L'astre qui a répandu une si grande masse de «<lumière s'approche progressivement de l'horizon. Les rigueurs de l'hi<«<ver s'annoncent dès que le disque du soleil disparaît pour la première «fois et que les nuits se succèdent à de courts intervalles: ainsi l'exis«tence des plantes qui embellissent la terre est comme bornée à la « durée d'un jour qui les voit naître et périr. Cette influence de la lu«<mière vivifiante est célébrée dans les chants des anciens Scandinaves; « ils nous retracent, sous l'emblème d'une roche nue, humide et froide, << la croûte primitive du globe, que les premiers rayons du soleil du <«< midi recouvrent de graminées.

« Au spectacle de ces changements rapides dans le monde physique « se joignent des phénomènes d'un intérêt moral. L'extrémité de l'Eu« rope est habitée par une race d'hommes essentiellement différente de « celle que l'on trouve depuis le Caucase jusqu'aux colonnes d'Hercule, «depuis le golfe de Bothnie jusqu'au sud du Péloponnèse. Les peuples « d'origine tartare, slave, germanique ou cimbrique, si différents dans «<leurs mœurs et leur langage, appartiennent tous à cette grande portion « de l'espèce humaine, qu'assez arbitrairement on a appelée la race du «Caucase. Les traits qui caractérisent cette race paraissent s'effacer «< chez les Lapons de l'Europe, les Esquimaux de l'Amérique, et les Sa« moïèdes de l'Asie, trois peuples circompolaires qui approchent, sous quelques rapports, de la race mongole. Sans franchir les limites de « l'Europe, le voyageur qui cherche à lire l'histoire de son espèce dans

:

<< la physionomie des peuples et dans l'analogie de leurs langues, trouve « à résoudre, sous le cercle polaire, ces mêmes problèmes qu'offrent les << tribus sauvages dont nous sommes séparés par l'Océan. Le centre de l'Afrique réunit deux races également exposées à l'influence d'un cli<«<mat brûlant, les Maures et les Nègres de même l'extrémité de l'Eu«< rope offre, à côté les uns des autres, les Finois agriculteurs et les <«<Lapons nomades, uniquement adonnés à la vie pastorale. Malgré « l'énorme différence de la constitution physique de ces peuples, on ne << saurait cependant révoquer en doute que le dialecte de la race trapue « dérive de la même source que ceux des Finois et des Estoniens. L'analogie de ces langues, désignées sous la dénomination générale « de langue tschoude, ne s'arrête pas là où commence la dissemblance « des traits physionomiques. Il y a plus encore: une des plus belles races « d'hommes qui habitent l'Europe tempérée, les Madjars ou Hon«grois, offrent, dans leur idiome, plusieurs rapports frappants avec le << dialecte tschoude des Lapons. Dans le flux et le reflux des peuples « qui se sont subjugués mutuellement en Asie et en Europe, l'empire << des langues s'est étendu par celui des armes et des lois. »

[ocr errors]

que

Après avoir ainsi envisagé généralement les circonstances physiques de ces contrées, voyons comment l'homme en a tiré parti et s'est modifié pour elles; mais ici tout diffère selon l'époque. Il n'y a aucune ressemblance entre l'ancienne Norwége, peuplée de familles isolées, presque sans communication les unes avec les autres, et la Norwége actuelle, où des villes heureusement placées pour le commerce maritime deviennent, pour l'intérieur, comme autant de foyers de chaleur et de vie. Nulle part l'effet de ces centres de population n'est plus sensible dans les contrées boréales. Là, le blé des zones tempérées, se trouvant apporté par le commerce, assure la subsistance de l'habitant des campagnes bien mieux que ne ferait jamais la récolte incertaine et chétive qu'il pourrait arracher d'un sol sans chaleur, et le rend maître d'en exploiter les véritables richesses, qui, portées dans les villes et embarquées, vont alimenter l'industrieuse adresse des peuples du midi : dans la Norwége australe, l'hiver est l'époque de ces échanges et des grands rassemblements. Alors, dit M. Buch, on voit affluer de toutes parts les paysans des vallées et des montagnes environnantes jusqu'à des distances considérables, différents d'aspect, de costume, d'intelligence, selon que les rapports commerciaux, plus ou moins étendus, plus ou moins utiles, ont ouvert et exercé leur esprit. A Christiania l'auteur fut, pour la première fois, témoin de ce spectacle. Il décrit d'une manière très-vive l'impression qu'il en ressentit. « On éprouve, dit-il,

« PreviousContinue »