Page images
PDF
EPUB

aussi ingénieux que savant; et, jusqu'à ce qu'on en ait entrepris une réfutation complète, nous croyons qu'on devra dire de cette haute question historique ce qu'Horace disait d'une question beaucoup moins importante: Adhuc sub judice lis est.

J'ai donné beaucoup d'étendue à l'analyse des mémoires concernant l'origine de Rome, et je ne crois point que les détails où je suis entré aient besoin d'excuse auprès des lecteurs qui sauront apprécier l'importance des travaux et le mérite des auteurs. C'est encore d'une origine, et d'une origine également douteuse, ou du moins également contestée, qu'il s'agit dans le mémoire de M. L. Petit-Radel, sur le fondateur d'Argos. Cette question paraît assez indifférente en elle-même; mais les faits qu'on y rattache sont du plus haut intérêt, puisque l'on est convenu d'attribuer à ce fondateur d'Argos, nommé par les Grecs Inachus, les premiers éléments de la civilisation de la Grèce, et, par suite, de l'Europe entière. Si l'on adopte l'opinion commune, que cet Inachus fut un Egyptien, ou, pour s'exprimer avec une latitude qui laisse plus d'accès à la vérité, un homme de l'Orient, que des vues de commerce conduisirent dans un golfe du Péloponnèse, il faudra regarder l'Orient comme le berceau de la civilisation européenne. Si, conformément à l'opinion nouvelle avancée par M. Petit-Radel, on reconnaît dans Inachus un prince autochthone de la Grèce, les Grecs devront seuls être considérés comme les auteurs de cette première civilisation. On voit quelle importance acquiert, au moyen de ces considérations, la question de l'origine grecque ou étrangère du fondateur d'Argos. Mais il y a dans les deux systèmes une difficulté que n'ont pas suffisamment résolue les défenseurs de l'un et de l'autre. Ils semblent adopter, comme base de leurs raisonnements, l'opinion que cet Inachus, quel qu'il soit, fut l'auteur de la civilisation grecque or c'est une supposition qui ne repose sur aucun fondement solide, et qui me paraît moins probable encore dans le système de M. Petit-Radel que dans le système contraire; car si les Grecs n'étaient plus barbares à l'époque de l'arrivée des premières colonies. orientales, s'ils possédaient déjà, avant l'établissement de celles-ci, quelques connaissances des arts, ainsi que l'a prouvé ce savant et que j'en suis persuadé moi-même, où est la nécessité de montrer qu'Inachus fut Grec, et qu'importe qu'il ait été étranger? Pourquoi faire dépendre de l'éclaircissement d'un fait très-accessoire la solution d'une question aussi grave que celle de la civilisation d'un peuple? Est-ce donc uniquement sur l'existence d'un personnage mythologique, tel qu'Inachus, qu'on doit établir les destinées de la Grèce? Les Grecs mettaient ce personnage à la tête de leur histoire, parce qu'il fallait bien qu'ils com

mençassent par quelque chose; mais la preuve qu'ils ignoraient euxmêmes son origine, c'est qu'ils n'ont point cherché à soulever le voile qui la couvrait à leurs yeux. Le silence de Strabon, de Pausanias et des autres auteurs sur ce point si obscur des antiquités grecques, ne prouve pas que ces auteurs regardassent Inachus comme autochthone ou comme étranger, mais seulement qu'ils ne savaient rien de certain à cet égard. Les raisons pour lesquelles on a regardé, jusqu'ici, Inachus comme Égyptien ou Phénicien, ne sont, j'en conviens, que des présomptions; mais M. Petit-Radel conviendra sans doute aussi que ses raisons pour le considérer comme Grec ne sont également que des présomptions. Le résultat des unes et des autres ne saurait constituer une véritable probabilité. Pourquoi donc s'engager dans une discussion qui ne mène à rien de décisif, et qui ne sert qu'à compliquer un problème déjà trèsembarrassé?

Je n'entrerai point dans le détail des raisons alléguées par M. PetitRadel à l'appui de son opinion; il m'a suffi de montrer que cette opinion péchait, comme les autres, par sa base, et qu'elle n'aboutissait à rien moins qu'à une démonstration. L'auteur aurait pu, ce me semble, se borner à la réfutation des idées de Fréret, qui concernent la barbarie supposée des anciens Grecs; réfutation qui lui était très-facile, parce que ces idées renferment, en effet, beaucoup de choses hypothétiques et contradictoires. Toute la partie de ce mémoire qui est consacrée à la défense de Denys d'Halicarnasse contre le scepticisme de Fréret, est également très-solide et très-instructive; mais M. Petit-Radel aurait pu encore, sans nuire à ses intéressantes recherches sur les monuments primitifs de la Grèce et de l'Italie, abandonner le témoignage de l'historien grec sur la haute antiquité de l'émigration d'Enotrus. Cette antiquité me paraît difficile à concilier avec les autres généalogies de la Grèce, et il est fàcheux que M. Petit-Radel donne pour base à ses idées, d'ailleurs très-vraisemblables, un point aussi susceptible d'être contesté. On désirerait aussi que ce savant, entraîné quelquefois par une progression de conjectures plus ingénieuses que solides, n'eût pas avancé de proposition telle que celle-ci : «Bien loin de nous porter à « regarder, avec Fréret, l'Égypte comme la contrée originaire de la civi<«lisation de la Grèce, tout paraîtrait condu're à nous faire attribuer à «la Grèce l'origine de la civilisation de l'Égypte.» Nous croyons que cette conséquence n'est admissible dans aucune hypothèse, et qu'il faut toujours s'en référer là-dessus à ce mot si connu de Platon, mot qu'il met lui-même dans la bouche d'un prêtre égyptien, et qui ne devait pas peu choquer la vanité nationale de ses compatriotes: O Athéniens, vous

(་

n'êtes que des enfants! Pour résumer en peu de mots ce que je pense du mémoire de M. Petit-Radel, j'ose dire que si la question principale qu'il a entrepris de traiter est restée douteuse, c'est que, dans le défaut de preuves positives, il était impossible d'en donner une solution satisfaisante; que, du reste, ce résultat ne nuit en rien à la vraisemblance de son système sur l'existence d'une civilisation et d'une construction indigènes en Grèce, antérieure à l'établissement des colonies orientales; et qu'enfin les recherches curieuses disséminées dans ce mémoire le rendent aussi utile à consulter sur plusieurs points des origines grecques, qu'il nous semble propre à multiplier les doutes sur celle d'Inachus en particulier. (La fin au Numéro suivant.)

RAOUL-ROCHETTE.

ESSAI sur les Mystères d'Éleusis, par M. Ouvaroff, Conseiller d'État de S. M. l'Empereur de Russie, etc. troisième édition (revue par M. Silvestre de Sacy). A Paris, de l'Imprimerie royale, 1816, XXIV et 142 pag. in-8°, fig.

Meursius, à qui l'on doit les premières recherches sur les mystères d'Eleusis (1), a rassemblé avec beaucoup de méthode presque tous les textes classiques et les anciens monuments qui les concernent; il est même parvenu à démêler parfaitement la plupart des circonstances extérieures de la célébration de ces mystères : mais, attentif à ne point dépasser les résultats positifs des documents qu'il avait recueillis, il n'a pu, ni pénétrer jusqu'à la doctrine secrète qu'on enseignait aux initiés, ni remonter même jusqu'à la première origine de cette institution célèbre. La curiosité se porte naturellement vers ces deux points, qui sont à la fois les plus obscurs et les plus importants. Entre les ouvrages qui tendent à les éclaircir, on distingue celui de M. de Sainte-Croix; mais l'édition qui en a été donnée en 1784 a été surchargée d'interpolations au moins superflues M. le baron Silvestre de Sacy en prépare une seconde qui ne tardera point à paraître, et qui nous fournira l'occasion de revenir sur cette matière et de nous y arrêter plus longtemps.

En attendant, M. de Sacy vient de surveiller la troisième édition de

(1) Eleusiniu, sive de Cereris Eleusine sacro ac festo liber singularis, t. II operum Meursii, in-fol. p. 453-547.

l'Essai de M. Ouvaroff, qui avait été publié pour la première fois en 1812, pour la seconde en 1815. La première section de cet Essai est une sorte d'exposition des principaux faits relatifs aux mystères antiques, non-seulement aux petits et aux grands mystères de Cérès qui se célébraient à Éleusis, mais encore à ceux de Bacchus ou d'Orphée, à ceux des Cabires, aux cérémonies des Dactyles, des Curètes, des Corybantes, aux initiations de Mithras et d'Isis; institutions dont quelques-unes semblent avoir précédé le siècle d'Homère, quoique ce poëte n'en parle point et n'y fasse aucune allusion. L'auteur s'applique à prouver, dans la deuxième section, que les mystères religieux de la Grèce étaient d'origine étrangère, qu'ils ne sont pas nés en Égypte, que l'Inde est leur véritable patrie. De ces trois propositions, la première est peu contestée, quoiqu'on manque de l'un des éléments qui serviraient à la prouver, c'est-à-dire, d'une notion un peu précise de la doctrine enseignée dans les cérémonies d'Éleusis. La seconde proposition contredit le sentiment de plusieurs savants écrivains, tels que Huet, Kampfer, la Croze, Brucker, MM. Dupuis et Sainte-Croix, qui tous ont cru découvrir en Égypte la source de toutes les connaissances humaines. Mais l'abbé Mignot (1) a combattu fort habilement ce système, et M. Ouvaroff ajoute aux arguments de cet académicien ceux qui tendent à établir directement la troisième proposition, savoir, que les mystères d'Éleusis sont d'origine indienne. Hésychius a consigné dans son Dictionnaire les deux mots Kóу ouлa qu'on prononçait en Grèce à la fin des cérémonies religieuses ou civiles. Ces deux mots, que Jean le Clerc (2) regardait comme des altérations des deux mots hébreux kots et omphets, et qu'il traduisait, veillez, abstenez-vous, Court de Gébelin (3) les a divisés en trois, Konx Hom Pax, en les rapprochant de trois mots orientaux qui signifient, selon lui, Peuples assemblés, prêtez l'oreille; formule qui, pour le dire en passant, conviendrait beaucoup mieux à l'ouverture d'une assemblée qu'à sa clôture. L'abbé Barthélemy (4) pensait que ces deux mots (car il n'en distinguait que deux) étaient probablement égyptiens, et avouait son ignorance sur leur signification; mais M. Wilford, dans le cinquième volume des Mémoires de la Société asiatique, dit que ces paroles, regardées jusqu'à présent comme inexplicables, sont samscrites, et que les Bramines ont

(1) Académie des inscriptions, t. XXXI.

(2) Biblioth. univ. VI, 86 et 127.

(3) Monde primitif; Hist du Calendr. etc. p. 323. (4) Voyage d'Anacharsis, V, 538.

conservé l'usage de prononcer, à la fin de plusieurs cérémonies, les trois mots: Kanska, Om, Pakscha. Kanska signifie le sujet de nos vœux les plus ardents; Om est le monosyllable fameux qui termine les prières indiennes; pakscha correspond au pluriel latin vices, ou plutôt à l'ancien singulier vix, tour, file, changement, vicissitude; car pakscha se prononçait valks, ou en langue vulgaire vakt, d'où est venu vix. Or, selon M. Ouvaroff, « cette belle découverte de M. Wilford non-seulement fixe «la véritable origine des mystères, mais nous fait voir encore les in<< times et nombreux rapports qui avaient entretenu l'influence des idées <«< orientales sur la civilisation de l'antiquité. » Nous croyons fort à cette influence, mais nous doutons qu'on la rende en effet plus certaine ou plus vraisemblable, quand on cherche à la prouver par des homonymies apparentes, par des étymologies qui peuvent êtres contestées.

[ocr errors]

Dans la troisième section, M. Ouvaroff essaie de soulever le voile qui nous cache les doctrines enseignées, soit dans les petits mystères qui nous semblent les plus anciens, soit sur-tout dans les grands, c'est-àdire, dans ceux que désignait le mot TeλεTaí. Les petits ne s'étendaient à rien d'expressément contraire au polythéisme, et pouvaient embrasser, sans nul doute, l'idée d'un état futur où le vice devait être puni et la vertu récompensée; car cette idée ne sortait pas des bornes de la religion dominante. Mais les grandes révélations, qui auraient porté un coup mortel à la religion de l'État, étaient réservées à un petit nombre d'initiés. Quelles étaient ces révélations privilégiées? M. Ouvaroff avoue qu'il ne nous est pas possible d'en saisir l'ensemble, les anciens ne nous ayant laissé, à cet égard, que des indications fugitives, que des allusions détournées. Il soupçonne seulement que les initiés « acquéraient des no«tions justes sur la divinité, sur les relations de l'homme avec elle, « sur la dignité primitive de la nature humaine, sur sa chute, sur l'im«< mortalité de l'âme, sur un autre ordre de choses après la mort, et qu'on « leur découvrait, d'ailleurs, des traditions orales et même des traditions «écrites, restes précieux du grand naufrage de l'humanité. » C'était, en un mot, la doctrine secrète ou ésotérique du polythéisme.

La quatrième section explique avec une clarté parfaite comment le polythéisme, près de sa chute, employa, pour se défendre contre la religion chrétienne, deux moyens, dont l'un consistait à rendre de l'éclat à la célébration des mystères, et l'autre, à développer tout ce que la philosophie offrait de plus relevé. En effet, une coïncidence singulière entre le rétablissement des mystères et le renouvellement du platonisme se manifeste dans la plupart des textes et des monuments qui peuvent servir à l'histoire des religions et de la philosophie durant les

« PreviousContinue »