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Londres couroit aux puppet-shews, et laissoit au vulgaire le soin d'applaudir aux tragédies de Shakespeare et d'Otway.

Dans un court avertissement qui précède immédiatement sa traduction, M. Davis remarque que les pièces chinoises sont en grande partie composées de vers irréguliers qui sont chantés en musique. « Le sens, » dit-il, en est souvent obscur; et, suivant les Chinois eux-mêmes, on » s'attache principalement à flatter l'oreille, le sens lui-même paroissant »> négligé ou sacrifié à l'harmonie. » Il avertit ensuite que, dans les endroits douteux, il a demandé l'avis de deux ou de plusieurs natifs, et qu'il a adopté ensuite le sens qui lui a paru plus conforme au génie de la langue et au but de l'ouvrage; mais qu'un fort petit nombre de passages, d'une indécence grossière ou d'un ennui insupportable, ont été à dessein supprimés dans sa traduction. Nous ne pouvons qu'approuver l'un de ces deux procédés, mais nous ne saurions approuver également l'autre. Quand on traduit un ouvrage d'une langue savante, on peut sans doute le purger de tout ce qui choqueroit la décence et la pureté de nos langues d'Europe; mais on n'est nullement tenu de le rendre plus intéressant qu'il ne l'est en lui-même. Ces sortes de traductions doivent avoir pour objet de faire connoître le goût et le génie d'un peuple aux lecteurs instruits, et non d'amuser les lecteurs frivoles, qui ne manquent point de sujets pour exercer leur curiosité, et qui, d'un autre côté, ne seroient jamais satisfaits des sacrifices qu'on feroit en leur faveur, M. Davis nous paroît d'ailleurs avoir usé un peu trop pleinement du privilége qu'il s'est donné ; et quoiqu'il prétende n'avoir supprimé qu'un très-petit nombre de passages, ses omissions sont réellement assez considérables, et formeroient presque un tiers de l'ouvrage. On ne peut croire que la difficulté de traduire ces passages l'ait arrêté, puisqu'il n'y a point de difficultés pour un traducteur aidé des naturels du pays. Par ces suppressions, il a réellement rendu le drame plus rapide, et sa traduction plus conforme à notre manière de voir; mais aussi il lui a fait perdre cette couleur naturelle et ce goût chinois qu'il étoit essentiel de conserver.

On ne peut nier que le genre d'utilité le plus incontestable des drames et des romans des nations lointaines ne soit de faire juger les mœurs et les usages de ces nations, en les mettant en action, et en les présentant sous un jour plus naïf et plus vrai qu'on ne le peut faire dans une relation. Mais, d'un autre côté, la condition indispensable pour juger du degré d'intérêt de ces productions, même, jusqu'à un certain point, pour les entendre, ce seroit la connoissance de ces mœurs et de ces usages dont on y cherche l'esprit. Par exemple, dans la comédie

nouvellement traduite, tout l'intérêt se porte sur un vieillard qui se voit près de mourir sans enfans mâles. Et, quoique ce soit en tout pays un malheur que de ne pas laisser de postérité, on ne peut, à moins d'être bien imbu des idées chinoises à cet égard, apprécier convenablement l'importance que ce vieillard met à avoir un fils; le désespoir qui l'accable, quand il se croit privé de cette consolation; l'excès de sa joie, quand il apprend que le ciel la lui a enfin accordée. Pour ne rien trouver d'exagéré dans tous ses sentimens, il faut connoître et avoir bien présentes à l'esprit les relations que les lois, la morale, j'oserois dire la religion, ont établies entre les parens et les enfans, et qu'elles perpétuent après la mort des premiers par les devoirs qu'elles imposent aux autres. Il faut savoir qu'un Chinois, près de mourir sans enfans mâles, envisage son sort du même œil qu'un Européen qui se verroit ici privé des honneurs funèbres : il est déshonoré, sa famille est éteinte; personne n'héritera de son nom, ses filles le perdront en passant dans la famille de leur mari; on ne fera point en son honneur ces cérémonies journalières qui, suivant l'idée de Confucius, rendent les morts toujours présens au milieu des vivans: on ne viendra point, matin et soir, se prosterner devant la tablette où son nom sera inscrit; on ne brûlera point des parfums, on ne lui offrira pas des mets, on n'arrangera pas ses habits, on ne tiendra pas sa place vacante au milieu de la famille, comme cela est recommandé dans le Tchoung-young; on ne remuera pas la terre sur sa sépulture, on ne cultivera pas les arbres qui y seroient plantés; au jour anniversaire de sa mort, on ne viendra pas pleurer et se lamenter sur son tombeau. Voilà les calamités que redoute celui qui ne laisse point de fils après lui; voilà les préjugés que la philosophie chinoise a renforcés de tout son pouvoir, loin de chercher à les détruire. Il nous faut un commentaire pour nous mettre en état de les concevoir; mais toutes ces idées se réveillent en Chine au seul titre de la pièce que nous avons sous les yeux: Lao seng eul, « le vieillard à qui il naît » un fils» (1). Ce ne seroit chez nous qu'un bonheur ordinaire; c'est à la Chine un coup du ciel. Le principal personnage est sauvé d'un malheur accablant : les traverses qui vont lui faire craindre d'y retomber, exciteront au plus haut degré l'intérêt et la compassion des spectateurs.

Un vieillard de Toung-phing-fou, nommé Licou-thsoung-chen, a ramassé une grande fortune dans le commerce; sa conscience lui reproche les moyens dont il s'est servi pour l'acquérir; le ciel l'en punit cruel

(1) Le traducteur anglais a rendu ces mots par an heir in his old il a conservé la tournure amphibologique de la phrase chinoise.

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lement; il a soixante ans ; sa fenime Li en a cinquante-huit; il n'a qu'une fille qui est mariée, et un neveu, fils de son frère, qui porte le même nom de famille que lui mais tout le monde dans sa maison est conjuré contre ce neveu; sa femme, sa fille, et sur-tout son gendre. On craint que le vieillard ne veuille laisser son bien à cet héritier du nom de sa famille. La femme oblige son mari à le chasser de chez lui: le gendre, chargé de compter à son cousin une somme d'argent, lui en vole une partie; le pauvre neveu est renvoyé sans pitié. Le vieillard, à la sollicitation de sa femme, remet toutes ses clefs à son gendre, et lui abandonne la direction de son bien. Tout le monde est content, excepté le neveu, qui se trouve réduit à la misère. Le vieillard, prêt à partir pour la campagne, annonce à sa femme la grossesse de Siao-mei, sa seconde femme, lui recommande d'avoir beaucoup de ménagement pour elle, et demande avec instance d'être informé tout de suite du sexe de l'enfant qu'elle lui donnera. Telle est la matière du Sie-tseu ou prologue; la marche en est rapide, le dialogue naïf et animé. La passion de la dame Li contre son neveu, le caractère intéressé et sordide du gendre, la joie de Licou-thsoung-chen en parlant d'avance du fils qui doit lui naître, l'impatience de sa femme qui ne partage point cette joie, tout cela est peint avec chaleur, et assaisonné de traits vifs et comiques.

Au premier acte, le gendre déplore son malheur de se voir privé de l'héritage sur lequel il avoit compté. «Jamais, dit-il à sa femme, je ne >> vous aurois épousée, si j'avois pu m'attendre à ce qui m'arrive. Si Siao» meï donne le jour à une fille, il faudra céder la moitié du bien de » votre père; et, si c'est un fils, il faudra le céder tout entier. » La jeune femme le console; elle lui propose de feindre que Siao-meï a pris la fuite avec un autre homme. Cette feinte est adoptée; on en fait part à la dame Li, et tous trois vont à la campagne trouver Licouthsoung-chen. Celui-ci refuse d'abord d'ajouter foi à son malheur ; il croit qu'on lui prépare une surprise : mais, quand il est enfin persuadé, il se livre à son désespoir, et prend la résolution de distribuer des aumônes pour apaiser le ciel, dont la colère le poursuit. Ainsi finit le premier acte, que le traducteur a beaucoup abrégé. On voit que la scène, d'abord dans la maison de ville de Lieou-thsoung-chen, est transportée ensuite à la campagne. L'unité de lieu n'est pas une règle qu'il faille s'attendre à trouver observée à la Chine.

Le second acte commence par la distribution des aumônes, que le gendre du vieillard est chargé de faire dans le temple de Khai-youan. Une scène de mendians placée en cet endroit est égayée par quelques tours de fourberie dont ces sortes de gens ont coutume d'user. Le

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neveu de Licou-thsoung-chen vient ensuite pour avoir sa part de la distribution; il est repoussé durement par le gendre, accueilli avec tendresse par son oncle, mais chassé de nouveau sur les instances de sa tante. Le vieillard le congédie, en lui recommandant d'être exact à remplir ses devoirs sur les tombeaux de ses ancêtres. Cette recommandation, prise dans le sentiment même qui anime Licou-thsoung-chen, fonde assez adroitement la grande scène du troisième acte.

Dans celui-ci, la scène est au milieu des tombeaux. La fille de Licouthsoung-chen voudroit aller pratiquer les cérémonies accoutumées sur ceux de sa famille; mais son mari l'en éloigne pour la conduire à la sépulture de la sjenne. Cette manière de mettre en action les devoirs qui séparent une fille de ses parens, me semble assez ingénieuse. Le neveu vient ensuite, et, dans un monologue tout-à-fait touchant, il exprime ses sentimens aux ombres de ses ancêtres, et témoigne le regret de ne pouvoir, à cause de la pauvreté où il est réduit, orner leurs tombes suivant son desir. Quand il est éloigné, Licou-thsoungchen et sa femme arrivent à leur tour. Ils savent que leur fille et leur gendre sont partis avant eux, avec les gâteaux, les victimes et le vin chaud destinés aux offrandes mais tout cela a été porté aux tombeaux de la famille de leur gendre. La faible offrande de leur neveu n'est point aperçue. Licou-thsoung-chen déplore l'abandon où sont les sépultures; et cette image redouble sa douleur, en lui présageant le sort qui attend sa tombe et celle de sa femme. Celle-ci s'attendrit peu à peu; elle sent l'isolement où se trouve une famille qui n'a point de rejetons mâles pour lui rendre les honneurs funèbres; et le résultat de cette scène, qui est très-bien filée, fort intéressante, et écrite d'un style trèspropre au sujet, est que la dame Li accueille avec joie son neveu, qui revient pour achever les rites qu'il avoit commencés. Cette réconciliation est amenée avec beaucoup d'adresse et accompagnée de circonstances qui font honneur à l'habileté du poète. Le gendre et la fille, qui viennent ensuite pour la cérémonie, sont très-mal reçus par la dame Li, qui les congédie à leur tour, et les force de rendre les clefs qui leur avoient été confiées. Ainsi finit le troisième acte.

Au quatrième, on célèbre le jour de la naissance de Lieou-thsoungchen. Le neveu, devenu intendant de la maison, reçoit son cousin comme il en a été reçu, et lui rend dans les mêmes termes l'accueil qui lui a été fait. Le vieillard lui-même refuse long-temps de recevoir les félicitations de son gendre et de sa fille. Il ne veut admettre, dit-il, aucun parent qui le touche de plus près que son neveu. Dans son idée, cette réponse exclut son gendre et même sa fille, qui a passé dans une

autre famille. Mais celle-ci a un moyen sûr de se réconcilier avec son père: elle fait entrer Siao-meï, que depuis trois ans elle avoit tenue cachée, ainsi que le fils auquel cette dernière avoit donné le jour; elle rend elle-même un compte assez peu satisfaisant des motifs qui l'ont dirigée dans sa conduite. Mais le vieillard, transporté à la vue de son fils, passe aisément sur tout ce qu'il y a d'irrégulier et d'invraisemblable dans cette manière d'agir; il exprime le bonheur qu'il éprouve de se voir au milieu de sa fille, de son neveu et de son fils, et partage en leur faveur son bien en trois parties égales : « Le ciel m'a su gré des aumônes » que j'ai distribuées, dit-il en finissant, et, pour me récompenser, il » m'a donné un fils dans ma vieillesse. »>

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On pense bien que, par cette analyse, nécessairement aride et décharnée, je n'ai pas espéré faire partager l'intérêt que ce drame m'a inspiré à la lecture; mais il m'a semblé que c'étoit le moyen le plus court et le plus sûr de faire juger la conduite d'une pièce chinoise. La durée de celle-ci est, comme on voit, de trois années au moins ; le lieu de la scène y change plusieurs fois. Mais des irrégularités si légères, qu'elles seroient à peine remarquées chez nos voisins, ne sauroient contrebalancer le mérite de cette pièce, qui se distingue par la simplicité du plan, le choix heureux des incidens, l'observation exacte des caractères, quelques situations comiques, et par un style naturel et simple dans la prose, noble et élevé dans la mélopée.

La traduction de M. Davis, quoiqu'incomplète, est en général conforme au texte, et peut même en rendre l'intelligence facile aux commençans. En la publiant, on a donc rendu un véritable service aux amis de la littérature asiatique.

J. P. ABEL-RÉMUSAT.

RECHERCHES HISTORIQUES ET CRITIQUES SUR LES MYSTÈRES DU PAGANISME; par M. le baron de Sainte-Croix. Seconde édition, revue et corrigée par M. le baron Silvestre de Sacy. Paris, imprimerie de Crapelet, librairie de MM. De Bure, 1817, 2 vol. in-8.o, Ixviij, 472, 350 et 111 pages, avec deux planches représentant, l'une, la plaine d'Éleusis; l'autre, les ruines du temple de Cérès à Éleusis. Prix, 15 francs, et 30 fr. en papier vélin.

La première édition de cet ouvrage, donnée en 1784, n'avoit point

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