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Pierre de Navarre jugea opportun de s'emparer de cette position et donna ordre à son ingénieur, Martin de Renteria, de fortifier l'îlot de l'ouest et celui du centre, et d'y construire un ouvrage capable de tenir la ville en respect. Les travaux furent poussés rapidement, et, moins de deux ans après, le port était commandé par un château-fort composé de deux grosses tours et de quatre bastions que reliait entre eux une muraille crénelée, et qu'occupait une troupe de deux cents hommes choisis. Les corsaires, fort gênés de se trouver sous le canon Espagnol, abandonnèrent peu à peu la route d'Alger: avec eux disparut l'aisance des habitants, dont le mécontentement s'accrut chaque jour. Oublieux de leurs anciennes terreurs, ils n'aspiraient plus qu'à se délivrer de la présence du Chrétien, qui était pour eux, suivant l'énergique expression de l'auteur du R'azaouât, une épine dans le cœur. Mais, trop faibles et trop peu belliqueux pour tenter eux-mêmes l'entreprise, ils songeaient à trouver un protecteur assez puissant et assez audacieux pour l'accomplir. Celui dans lequel ils mirent leur espoir fut un aventurier que son intrépidité avait rendu célèbre depuis quelques années déjà : c'était le fils d'un potier de Mételin; il se nommait Aroudj lui et son frère Kheïr ed Din étaient déjà devenus la terreur de la Chrétienté par l'audace et le bonheur de leurs entreprises; les Reïs les plus hardis s'étaient groupés autour d'eux et reconnaissaient leur commandement. Ils avaient profité de cet accroissement de forces pour étendre le cercle de leurs opérations et pour tendre une main secourable aux Maures d'Espagne que la persécution chassait de leur patrie. Par leur généreuse assistance, les villes maritimes de l'Afrique du Nord ne tardèrent pas à se peupler de ces réfugiés, dont les récits grandissaient à la fois la gloire des Barberousses et la haine qu'on portait au nom Chrétien 1. En 1515, Aroudj disposait déjà d'une vingtaine de galères bien armées, et songeait sérieusement à entreprendre quelque chose de grand. Il était trop intelligent pour n'avoir pas reconnu depuis longtemps la nécessité de se procurer un bon port qui pût lui servir d'abri pour ses navires et de centre de ravitaillement: il l'avait d'abord cherché aux îles Gelves, que lui avait fait abandonner la jalousie du souverain de Tunis, puis à Djidjelli, dont

1. Voir, pour tout ce qui précède, l'Epitome de los Reyes de Argel, de Haëdo, cap. I.

les habitants s'étaient déclarés en sa faveur; c'est là qu'il se trouvait lorsque les Algériens l'envoyèrent supplier de venir à leur secours. Nous n'avons pas à raconter ici comment il se rendit maître d'Alger par le meurtre de Selim Eutemi, ni comment il fonda la domination turque, que son frère Kheïr ed Din continua à agrandir après sa mort; nous nous contenterons donc de constater qu'à partir de 1516, Alger devint le refuge assuré et la véritable place d'armes de la piraterie. Cependant le Pêñon (tel était le nom de la forteresse espagnole) existait encore, et les diverses tentatives qu'avaient faites les Barberousses pour s'en emparer étaient demeurées infructueuses. C'est en 1530 seulement que Kheïr ed Din se sentit assez fort pour l'attaquer utilement. Il ne put toutefois s'en rendre maître qu'après une canonnade de quinze jours consécutifs, au moyen de laquelle il détruisit les ouvrages de défense; encore fut-il forcé, pour avoir raison de l'héroïque opiniâtreté du capitaine Martin de Vargas, de donner l'assaut à cet amas de décombres avec des forces dix fois supérieures à celles de l'assiégé. Immédiatement après sa victoire, il commença la construction du port: il fit raser ce qui restait des fortifications espagnoles, ne conservant que les deux grosses tours de l'est et de l'ouest; cette dernière est celle que domine encore aujourd'hui le phare. Il employa les captifs chrétiens à ces travaux, et les matériaux provenant des démolitions servirent à combler les vides que les écueils laissaient entre eux et à transformer en un boulevard cette ligne interrompue. Dès lors, la darse se trouva abritée des vents du Nord, si dangereux dans ces parages, et put offrir aux navires un refuge suffisamment sûr. Le port fut défendu contre l'ennemi par des batteries couvertes, qui furent installées sur les tours de l'ancienne forteresse, par les pièces dont fut armé le front de mer de la ville. A partir de ce moment, tous les navires de course surent où trouver un abri contre la tempête ou contre la poursuite d'un ennemi plus fort qu'eux, une protection assurée et un marché pour leurs prises. L'aire était construite; les oiseaux de proie ne tardèrent pas à s'y rassembler1.

et

II.

L'histoire de la piraterie algérienne se divise en trois époques

1. Voir Le Peñon d'Alger, de M. Berbrugger (Alger, 1860, in-8°).

bien distinctes: la première pourrait être appelée l'àge héroïque de la Course; la deuxième, l'âge mercantile; enfin, dans la troisième, on voit l'Etat se substituer peu à peu aux particuliers et devenir lui-même le Grand Corsaire. Il est impossible d'assigner des dates fixes à chacune de ces périodes: elles ne se terminent pas brusquement et chacune d'elles enjambe un peu sur l'autre. On peut cependant se représenter la première comme débutant. avec la Régence elle-même et se terminant vers 1590; la deuxième dure jusqu'au milieu du XVIIe siècle et la troisième finit seulement avec la domination turque en Algérie.

La Course ne fut, à son origine, qu'une des formes du Djehad ou Guerre sainte aux chrétiens. C'était un acte méritoire et religieux; les bannières des navires étaient consacrées dans les mosquées et par les prières des croyants; ceux qui périssaient dans le combat voyaient s'ouvrir devant eux le paradis du Prophète, et l'opinion publique entourait les vainqueurs d'hommages semblables à ceux que recevaient en Europe les chefs de nos grands ordres religieux, alors qu'ils étaient les seuls protecteurs des populations côtières contre les incursions musulmanes. La popularité dont ils jouissaient ne tardait pas à les désigner à l'attention du Grand Seigneur, qui choisissait parmi eux les gouverneurs de ses provinces et les amiraux de ses flottes. Pendant presque toute la durée du xvIe siècle, les Pachas envoyés à Alger furent d'anciens reïs, aussi bien que les chefs suprêmes des forces maritimes du Sultan1. Ce n'était pas des hommes ordinaires que ce Kheïr ed Din, qui, livré à ses propres ressources et entouré d'ennemis puissants, sut étendre en quelques années sa domination de la Tunisie au Maroc2; que ce Dragut, qui, devenu de simple matelot Pacha de Tripoli, allait arracher Malte aux chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, lorsque la mort vint l'arrêter au moment où il entraînait ses soldats à l'assaut du fort SaintElme3, ni que ce Sala-Reïs, qui osa porter ses armes jusqu'à

1. Les pachas d'Alger du xvi° siècle sont presque tous d'anciens capitaines corsaires: Aroudj (1515-1518), Kheir ed Din (1518-1534), son khalifat Hassan Aga (1534-1543), Hassan-Pacha (1543-1551, 1557-1561, 1562-1567), Sala-Reïs (15521556), son fils Mohammed (1567-1568), Euldj-Ali (1568-1571), et ses khalifats Hassan-Coptan, Arab-Ahmed, Rabadan (1571-1587). Parmi ces pachas, Kheïr ed Din, Sala-Reïs et Euldj-Ali devinrent capitans-pachas à Constantinople. 2. Epitome de los Reyes de Argel, cap. 1.

3. Voir, entre autres, Vertot, Histoire des Chevaliers de Saint-Jean-deJérusalem, t. III (219-492).

Tuggurt et Ouargla, et dans des régions qui passaient jusque-là pour fabuleuses 1.

Il faudrait des volumes pour raconter les hauts faits de ces grands Reïs, compagnons ou successeurs des Barberousses, qui remplirent le xvre siècle de l'éclat de leurs noms. Nous consacrerons cependant quelques lignes à un des plus glorieux et au dernier d'entre eux, dont la vie nous montre quelles qualités de commandement révélaient ces hommes que leur valeur faisait sortir des positions les plus humbles.

Euldj Ali était un pauvre pêcheur Calabrais, lorsqu'il fut pris dans une descente par le célèbre corsaire Ali Ahmed, qui le mit à la chiourme de sa galère. Il supporta courageusement pendant quelques années son misérable destin, jusqu'au jour où, ayant été frappé au visage par un Turc, il se fit mahométan pour pouvoir se venger de l'affront qu'il avait reçu. Cet acte de vigueur attira l'attention sur lui, et il ne tarda pas à recevoir un commandement dans lequel il se signala par d'audacieuses prouesses. Il se mit ensuite sous les ordres de Dragut, auquel il rendit les plus grands services en 1560, lors de la reprise des îles Gelves aux Espagnols, et en 1565 à l'attaque de Malte. Pendant cette dernière expédition, il se fit tellement remarquer par son courage, que l'amiral Piali Pacha lui fit obtenir le pachalik de Tripoli après la mort de Dragut, des trésors duquel il hérita en même temps.

En 1568, le Sultan lui donna le gouvernement d'Alger, et, dès l'année suivante, il justifiait cette faveur éclatante en s'emparant du royaume de Tunis, soumis au protectorat espagnol depuis 1535. En 1571, ayant reçu l'ordre de rejoindre la flotte turque, il lui amena 20 galères, avec lesquelles il prit le commandement de l'aile gauche à la bataille de Lépante. Là, tandis que le reste de la flotte se faisait battre, il mit en déroute les galères de Malte qui formaient la droite de l'armée chrétienne, s'empara de l'étendard de la Religion et se retira en bon ordre à la fin du combat, sans que les vainqueurs osassent le poursuivre. A dater de ce jour, il reçut le glorieux surnom de Kilidj (l'épée) et le commandement suprême des forces maritimes ottomanes, qu'il conserva

1. Epitome de los Reyes de Argel, cap. vii.

2. Tous les récits du temps parlent des Sinan le Juif, des Carcia Diabolo, Arnaute-Reïs, Mami-Reïs, le cruel maître de Cervantes, et tant d'autres qu'il est impossible d'énumérer.

jusqu'à sa mort. Telle fut la fortune extraordinaire de cet homme, qui se trouva transporté, en moins de quinze ans, de l'esclavage le plus misérable au faîte des honneurs et de la richesse1.

Bien loin de s'endormir dans les délices du riche palais qu'il s'était fait construire à Thérapia, il ne se montra jamais plus actif qu'à partir de ce moment. Il reconquit une deuxième fois la Tunisie, de laquelle Don Juan d'Autriche s'était emparé après la victoire de Lépante; il fortifia les côtes de la mer Noire et les défilés de la Georgie; il commença le percement de l'Isthme de Suez2, afin d'arrêter les conquêtes des Portugais dans les Indes, et il eût mené à bonne fin cette œuvre gigantesque, s'il n'eût été entravé par l'avarice du sultan, qui se refusa à fournir plus longtemps les subsides nécessaires. Pendant tout ce temps, il ne perdait pas de vue l'unification de l'Afrique du Nord en un seul pachalik, dont il pensait obtenir le commandement, que la Porte lui avait fait espérer. C'est pour atteindre ce but qu'il avait fait envoyer à Alger, à Tunis et à Tripoli des gouverneurs qui n'étaient, à vrai dire, que ses lieutenants, et qu'il allait entreprendre la conquête du Maroc au moment où il mourut, très probablement empoisonné par Cigala 3, qui briguait sa succession. Il eût ainsi réalisé ce qui avait été le rêve constant de tous les grands Pachas d'Alger, de Kheïr ed Din, de Hassan - Pacha et de Sala-Reïs. L'exécution de ce vaste projet eût pu avoir des conséquences incalculables. Elle eût été immédiatement suivie de l'invasion de l'Espagne, opération singulièrement facilitée par le soulèvement. simultané de deux millions de musulmans qui s'y trouvaient encore. On peut s'assurer, par la lecture des mémoires du duc de Caumont de La Force, qu'ils étaient depuis longtemps préparés et armés pour la révolte. Le drapeau de l'Islam eût donc flotté en

1. Voir l'Epitome d'Haëdo, cap. xvш, et les Négociations de la France dans le Levant (documents inédits), t. III, p. 186-87.

2. Négociations de la France dans le Levant, t. VI, p. 536 et suiv. 3. Voir l'Epitome d'Haëdo, cap. xxш, ¿ 2. Il s'agit ici de ce Cigala qui devint grand-amiral et grand-vizir sous le nom de Sinan-Pacha, et sur le compte duquel les Biographies Universelle et Générale ont commis de si singulières erreurs. C'était le fils du vicomte Scipion Cigala, Génois, qui avait été pris avec lui à la bataille des Gelves. Il s'était fait musulman et était devenu le favori du sultan.

4. Mémoires du duc de Caumont de La Force (Paris, 1843, 2 vol. in-8°), t. I, p. 217 et suiv.

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