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rude et barbare qu'il est, le français de la duchesse, elle écrivait en français, a de l'allure et de la saveur. Il y a quelques affinités avec une autre Allemande du Rhin, qui fut son amie, qui joua un grand rôle et a laissé de curieuses lettres, Madame, mère du régent. La duchesse Sophie est honnête femme et esprit fort; elle dédaigne la pruderie. Le fait est qu'on n'en a point autour d'elle; elle voit d'assez étranges choses, et elle les dit crument, comme elle les voit. Mais c'est la crudité des femmes de Molière, on n'y sent jamais cette complaisance de libertinage et ces arrière-pensées de sensualité qui gâtent trop souvent les meilleurs morceaux du xvine siècle. La duchesse aimait son mari, qui ne lui était guère fidèle; elle était aimée de son beau-frère, et pour s'en débarrasser, aussi bien que pour éviter qu'il ne se mariât, elle lui donna une maîtresse. Il y a là un contrat en forme qui est d'une nature assez bizarre. Elle raconte ces singulières aventures avec une bonne humeur cavalière, qui n'est pas sans charme.

Ses impressions de voyage en Italie et en France sont piquantes. En Italie, l'esprit fort domine. Il y a des traits qui, bien qu'un peu lourds, sont d'un tranchant très affilé. Bayle et ses amis y auraient trouvé du ragoût, et notre Allemande s'assimile mieux ce genre d'ironie grave que ses pareilles du siècle suivant ne feront de l'ironie voltairienne. En voici des exemples, et je ne choisis pas les plus vifs. A Venise, << on me fit voir des religieuses qui n'ont d'esprit que pour les hommes, et puis des églises où il y avait le rendez-vous de ces amoureux. » A Lorette, « on s'arrêta un jour en ce lieu-là pour bien considérer le miracle, qui était effectivement bien grand de voir des gens assez sots pour venir de si loin pour adorer une si vilaine figure de la vierge qui avait le nez cassé. On me montra un portrait qu'on disait être de la main de saint Luc. Si cela était vrai, il était fort méchant peintre. Ensuite, je vis les écuelles dans lesquelles N.-S. avait mangé étant petit. Je fis sortir de son sérieux le prêtre qui me le montra, en le regardant finement d'une manière qu'il vit bien que je n'en croyais rien. Il avait assurément sujet de rire, de ce qu'il pouvait gagner de l'argent d'une manière si facile... » L'introduction et les notes historiques sont bonnes. M. K. s'est donné une peine bien inutile pour établir l'orthographe de son texte. Leibnitz, qui avait eu le manuscrit original, disait lui-même : « L'orthographie n'y est pas observée. Il est vrai que cela n'importe guère. Il en faudrait faire une copie pour y remédier. Leibnitz, dans sa copie, y remédia de son mieux. On ne voit pas pourquoi M. K. s'est astreint à conserver les bizarreries de l'orthographe de Leibnitz, qu'il corrige d'ailleurs par endroits. Il aurait du au moins adopter l'orthographe classique du temps et imprimer le texte tel qu'il eût été imprimé si Leibnitz l'avait publié. — Je relève en finissant une omission dans les notes historiques, p. 34, à propos de cette phrase : « Ensuite elle m'apprit les quadrains de Pebrac... » Ce nom est accompagné d'un point d'interrogation. Il s'agit des quatrains de Pibrac, qui sont pourtant bien connus.

2o Frédéric II, Histoire de mon temps, rédaction de 1746, publiée par M. Max Posner.

Frédéric a composé deux rédactions de l'Histoire de mon temps; l'une est de 1746, c'est le premier jet, l'autre est de 1775, c'est le travail revu à distance, remanié avec les documents, recomposé avec l'expérience de la vie. C'est cette dernière rédaction qui a été publiée dans les OEuvres. C'est la première, celle de 1746, que nous donne M. Max Posner. Il a fait des études très approfondies sur la manière d'écrire du roi historien', et j'en ai rendu compte dans cette revue. Il applique à la reproduction de ce texte primitif, si intéressant pour l'histoire, une grande connaissance des sources et une critique très judicieuse. Les notes, qui sont très abondantes, sont excellentes. M. P., suivant en cela les judicieux précédents de l'Académie de Berlin, a employé l'orthographe moderne, tout en respectant scrupuleusement les constructions originales.

Albert SOREL.

SCHLECHTA-WSSEHRD. Die Revolutionen in Constantinopel in den Jahren 1807-1808 (extrait des Sitzungsberichte de l'Académie des sciences de Vienne, 1882). Vienne, Gerold, 228 p. in-8°. Les Révolutions» qui ont ensanglanté Constantinople pendant les années 1807 et 1808, et dont M. le baron de Schlechta nous présente le récit détaillé, avaient déjà fait l'objet de plusieurs publications tant en Turquie qu'à l'étranger.

Considérés dans les débuts, comme dans les conséquences finales de l'entreprise qui les a suscités, ces événements tragiques offrent, en effet, les éléments d'une étude nettement circonscrite et sont aussi instructifs qu'intéressants.

Vers la fin du dernier siècle, le sultan Selim III avait reconnu la nécessité de changer les institutions militaires de l'empire pour adopter les divers perfectionnements en usage dans les États chrétiens. Suivant ses vues arrêtées, la milice de plus en plus factieuse et indisciplinée des janissaires, qui formait avec les spahis le noyau de l'armée nationale, devait être remplacée par un corps d'infanterie modelé et exercé à l'européenne et un fonds particulier, dit trésor de guerre, aurait à subvenir à l'entretien de la nouvelle troupe dont l'effectif serait porté tout d'abord à 12,000 hommes.

Ces dispositions, décrétées au commencement de l'année 1793 sous le titre de Vizami Djehid ou « nouvelle organisation, » n'entrèrent en pleine vigueur qu'en 1807 et, lorsqu'il s'agit d'en poursuivre l'application dans les provinces, une violente opposition se manifesta parmi les castes féodales et les notables qui, aidés des janissaires de Roumélie,

1. Miscellaneen zur Geschichte Koenig Friedrichs des Grossen. Berlin, 1878.

levèrent l'étendard de la révolte. Bientôt les Jamaks ou gardes du Bosphore, corps auxiliaire des janissaires, s'insurgèrent à leur tour, marchèrent sur Constantinople et imposèrent au sultan le retrait du Vizami Djehid, puis sa propre abdication en faveur de son frère Mustapha.

Le 31 mai 1807, un décret impérial fut publié, qui désavouait les « projets inouïs de Selim, tout en proclamant la ferme volonté du nouveau souverain et de son peuple de rentrer dans la bonne voie, » c'est-à-dire de maintenir l'ancien ordre de choses.

Cependant, un pacha de province, le puissant Bairakdar de Roustchouk, qui, jusqu'alors s'était associé aux résistances du parti de la réaction, abandonna brusquement la cause des janissaires et de leurs nombreux adhérents pour se convertir à la réforme. Il rêva de réintégrer Selim III sur le trône et de rétablir le Vizami Djehid. Le 28 juillet 1808, il entra à Stamboul à la tête de 15,000 hommes et prononça la déchéance de Mustapha IV. Selim toutefois fut assassiné par les ordres de Mustapha et Mahmoud, son frère, ceignit le sabre d'Osman.

Bairakdar, élevé au grand Vizirat, convoqua dans la capitale les hauts feudataires et les notables de l'empire et, sous les auspices du pacte de conciliation qui intervint entre les membres de cette assemblée provinciale, le Vizami Djehid redevint loi souveraine de l'État.

Le succès du pacha de Roustchouk fut de courte durée. Assiégé dans son palais par les janissaires, il se donna la mort, laissant Mahmoud aux prises avec les rebelles, c'est-à-dire avec les partisans du sultan déchu. Mahmoud fit égorger Mustapha et entra en arrangement avec les janissaires. Le Vizami Djehid fut supprimé pour la seconde fois avec l'institution des réguliers dont le corps avait d'ailleurs succombé dans la lutte.

Telles sont les principales péripéties du drame que raconte minutieusement M. le baron de Schlechta, en s'aidant de documents originaux recueillis dans les archives de la Porte et de l'Internonciature. Sa relation, aussi consciencieuse que lucide, prendra sans doute place parmi les plus remarquables monographies qui ont exposé à différentes époques certaines phases particulières du travail de rénovation sociale, politique et administrative, connu sous le nom de Tanzimát.

Un diplomate français, M. Ed. Engelhardt, a entrepris récemment d'écrire l'histoire complète de cette œuvre de réforme qui compte déjà plus d'un demi-siècle d'épreuves1. Ses premières études qui se terminent en l'année 1867, et dont il a été rendu compte dans cette Revue, ont révélé un fait curieux qu'il n'est pas sans intérêt de rapprocher des conclusions du narrateur autrichien.

En 1841, le prince de Metternich recommandait aux Turcs « de rester Turcs » et condamnait hautement comme funeste l'introduction dans

1. La Turquie et le Tanzimát ou histoire des réformes dans l'empire ottoman. Cotillon, 1882 et 1884. Paris.

l'empire des institutions européennes 1. M. le baron de Schlechta, appréciant dans leur ensemble ces essais d'assimilation dont le Vizami Djehid de Selim III n'a été que le prélude, pense au contraire que la réforme a été aussi opportune qu'utile; il n'y voit sans doute pas pour la vieille monarchie ottomane un gage assuré de salut; mais il est convaincu qu'elle a eu pour effet de retarder sa chute et ce jugement est conforme à celui dont s'est inspiré M. Ed. Engelhardt dans la préface de son ouvrage.

Le comte Joseph de Maistre, avec des documents inédits, par Amédée DE MARGERIE, doyen de la Faculté catholique des lettres de Lille. Paris, libr. de la Soc. bibliographique, 1883, 4 vol. in-8', xxII-442 p.

Joseph de Maistre n'a pas conquis d'emblée sa réputation, et on le comprend. C'était un Français du dehors, qui vécut la meilleure partie de sa vie sous l'horizon lointain et sans écho de Saint-Pétersbourg, au service d'un roi déchu; les idées dont il s'est fait l'apôtre étaient en opposition directe avec les idées dominantes de son temps, et pour la plupart n'ont point, de son vivant, affronté sous sa plume la discussion publique. On le regardait en Russie comme un esprit à la fois entier et ouvert sur toutes choses, comme un brillant conférencier de salon; les motifs ne manquaient pas pour le plaindre, l'applaudir ou même pour le redouter, mais peu de personnes pressentaient sa gloire à venir. Cependant, depuis sa mort, les traits de cette figure originale, au lieu de s'effacer, sont devenus plus nets. Sans parler de la publication de ses grands ouvrages, qui l'ont érigé en Père laïque de l'Église, la mise au jour successive d'autres écrits a fait valoir le diplomate et l'homme privé; et voici qu'on publie aujourd'hui une édition complète de ses œuvres, qui nous apportera encore sur lui des révélations nouvelles. Magistrat, ambassadeur, serviteur ou confident des rois aux deux extrémités de l'Europe, J. de Maistre n'a pourtant exercé une action efficace que dans le monde des intelligences; ses livres ont passionné en sens divers quiconque les a lus, et ses doctrines restent pour longtemps encore un thème de controverse. C'est cette controverse qu'a continuée M. de Margerie, en prenant parti pour son héros. Il a voulu seulement préparer ses lecteurs à l'étude des écrits de Maistre (p. 352353), en d'autres termes exposer ses idées et en tracer l'apologie, combattre les objections formulées, il y a cinquante ans, par Villemain et de nos jours par M. Franck, tout en marquant lui-même quelques points où il y a lieu, ce semble, d'étendre, de restreindre ou de corriger sa pensée. »

1. Dépêche du prince de Metternich au comte Appony, datée de mai 1841.

Ce livre a évidemment pour origine des leçons où l'on reconnaît la manière vive et brillante de l'ancien professeur de philosophie de Nancy. M. de Margerie y a laissé subsister une certaine disproportion dans les développements, inséparable de l'exposition oratoire; il n'insiste que sur quelques parties de la vie de son héros (trois paragraphes sur huit sont consacrés à ses rapports avec les jésuites), et il a ajouté après coup à son étude un chapitre complémentaire et deux appendices. C'est donc une série de dissertations polémiques que nous avons sous les yeux, à l'usage de certains lecteurs, de ceux qui ont déjà foi en J. de Maistre, mais qui veulent se donner la raison de leur foi. Aussi n'a-t-on pas à y relever beaucoup de faits nouveaux relatifs soit à la personne de l'écrivain, soit au temps où il vivait.

Au chapitre I, plusieurs citations intéressantes sont empruntées aux lettres connues ou non qui vont prendre place, d'après une classification nouvelle, dans l'édition définitive. Au chapitre 1er est inséré en entier un mémoire inédit sur la liberté de l'enseignement, destiné au tsar et à ses ministres, qui complète les lettres déjà connues sur l'instruction publique en Russie. Au commencement de ce siècle, les chaires des Universités russes étaient, en dehors des salons bien clos où brillait J. de Maistre, les seules tribunes ouvertes à l'expansion des idées et des doctrines, et la Compagnie de Jésus, par l'organe de l'envoyé de Sardaigne, réclamait à Polotsk sa part du monopole universitaire. P. 267 et suivantes, on trouve un autre mémoire inédit sous forme de lettre au comte de Blacas, daté de mai 1814, où l'auteur trace à la royauté restaurée le programme d'un gouvernement selon ses rêves, révolutionnaire à sa façon contre l'esprit gallican et parlementaire de l'ancienne monarchie. L'appendice I renferme une lettre assez curieuse; c'est le tableau d'une école privée de philosophie qui s'était constituée à Pétersbourg vers 1810, où le professeur était le jésuite breton Rosaven, et où les élèves, Nicolas de Serra-Capriola, Rodolphe de Maistre, le baron de Damas et le prince Pierre Galitzin formaient sous sa direction une sorte de séminaire aristocratique et cosmopolite.

Le moment serait bien venu, ce semble, pour une biographie complète de J. de Maistre, replacé avec respect, mais sans fausse auréole, au milieu des hommes et des événements de son époque. Il faut regretter que M. de Margerie ait restreint volontairement son sujet et se soit borné à reprendre, sous le couvert de ce nom illustre, avec habileté et chaleur, la lutte contre les principes déjà contestés par l'auteur des Soirées. Mais en quel sujet serait-il plus difficile d'appliquer le Scribitur ad narrandum de l'écrivain latin? Bien mal avisés peut-être seront ceux qui oseront un jour retirer de Maistre de la mêlée où il s'est si bien complu de son vivant, et le rendre tout simplement à l'histoire, avec son vif esprit, son grand style et son noble caractère.

L. PINGAUD.

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