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ÉTUDES ALGÉRIENNES

LA COURSE, L'ESCLAVAGE ET LA RÉDEMPTION

A ALGER.

PREMIÈRE PARTIE: LA COURSE.

Depuis la fondation de la Régence d'Alger, qui eut lieu en 1515, jusqu'au commencement du XIXe siècle, personne ne navigua sur la Méditerranée sans courir le risque de tomber entre les mains des Barbaresques, dont les corsaires infestèrent les mers pendant toute cette période. Celui auquel ce malheur arrivait devait s'attendre à un dur esclavage, et mourait dans les fers s'il ne lui était pas possible de payer sa rançon. On sait combien ce fléau pesa sur les populations européennes, et l'on retrouve aisément la trace de cette préoccupation continue dans la littérature des xvIe et XVIIe siècles. D'un autre côté, on constate avec étonnement que ce drame trois fois séculaire n'a pas rencontré d'historien sérieux depuis le P. Dan, qui écrivait en 16371. C'est ce qui nous a engagé à entreprendre cette étude, que nous diviserons en trois parties: La Course, c'est-à-dire comment on tombait entre les mains des Barbaresques; l'Esclavage, où nous dirons dans quelles conditions vivaient les captifs; la Rédemption, où l'on verra comment on sortait de captivité. Il ne sera question dans ce travail que de ce qui se pratiquait à Alger; mais, sur toute la côte de Barbarie, les errements étaient

1. La Course et l'Esclavage n'ont eu que deux historiens: Fray Diego de Haedo (Topografia e historia general de Argel, Valladolid, 1612, in-8°) et le P. Dan (Histoire de Barbarie et de ses corsaires. Paris, 1637, in-4°, réimprimé en 1649 avec quelques additions). Pour la Rédemption, on peut consulter les nombreuses Relations des religieux de la Merci et de la T. S. Trinité.

REV. HISTOR. XXV. 1er FASC.

1

les mêmes, à peu de nuances près, en sorte que l'histoire d'Alger est, à ce sujet, celle de Tanger, Tétouan, Bizerte, Tunis et Tripoli.

LA COURSE.

I.

La piraterie nous apparaît dans l'antiquité en même temps que la navigation elle-même, et semble en être la compagne inséparable. Les premières expéditions maritimes dont les peuples ont gardé le souvenir ne sont, au fond, que des prises de possession violentes, et les rives de la Colchide ne furent pas les seules où de hardis Argonautes allèrent ravir des Toisons d'or. Les récits de voyages qui nous sont parvenus nous donnent la certitude que tout étranger était considéré, sur mer, comme un ennemi, et qu'aucun navigateur ne se faisait scrupule de descendre sur un rivage inconnu et d'y prendre de gré ou de force ce qu'il y trouvait à sa convenance. Par de justes représailles, le malheureux que la tempête jetait à terre devenait la proie du riverain, et la plus dure des captivités était le moindre des maux qu'il eût à craindre. Ce ne fut pas seulement sur les rochers de la Chersonèse Taurique que se dressèrent des autels où le naufragé se vit sacrifié à des divinités vengeresses: partout où la côte était dangereuse, le voyageur courut des risques semblables, et les sombres droits de bris et d'épaves n'ont pas disparu depuis si longtemps de nos mœurs que nous n'ayons pu conserver la mémoire de ces drames affreux, où la férocité humaine se rendait complice de la fureur des éléments. Ce fut en vain que les civilisations Grecque et Romaine cherchèrent à étouffer le mal; la piraterie, un instant comprimée, reprit un nouvel essor vers la fin de l'Empire, et les flottilles des Normands et des Sarrazins purent pénétrer jusqu'au cœur de l'Europe. Un peu plus tard, les Vénitiens, les Génois et les Pisans couvraient la mer de leurs vaisseaux, demi-marchands, demi-corsaires, et défendaient l'approche de leurs comptoirs du Levant et de la Crimée avec la même cruauté jalouse que les Phéniciens avaient jadis montrée sur le chemin des îles Cassitérides. Plus tard encore, les Portugais et les Espagnols ne durent qu'à des actes d'un hardi brigandage la conquête des trésors de Goa, du Mexique et du Pérou, et

chacun sait que l'atrocité des moyens employés fut à la hauteur de l'audace de l'entreprise. En résumé, et sans entrer dans des détails que le cadre de cette étude ne comporte pas, ce ne fut guère qu'au siècle dernier que le droit du plus fort cessa d'être la loi suprême de la mer. Encore ne faut-il pas oublier que les rivages les plus riches de l'extrême Orient sont infestés de pirates, et que le temps n'est pas bien éloigné où les forbans de l'Archipel en rendaient la navigation très dangereuse, alors que M. Alexandre de Laborde racontait plaisamment que les navires de ces bandits portaient les noms des grands hommes de l'antiquité, et qu'un de ses amis, après s'être vu ravir ses marchandises par le Phocion, avait, deux jours après, laissé sa montre et ses vêtements entre les mains du capitaine de l'Epaminondas.

Au milieu de tous ces écumeurs de mer, les Algériens se distinguent par des caractères spéciaux qui veulent être décrits à part. C'est seulement chez eux qu'on peut voir la Course élevée à la hauteur d'une institution sociale, protégée et réglementée par un gouvernement régulier, qui en fit son seul moyen d'existence pendant plus de trois siècles, et qui finit par l'absorber et la monopoliser à son profit. Cette longue durée d'un État qui ne vécut que d'une semblable ressource mériterait à elle seule d'appeler l'attention de l'historien, quand même il ne s'y joindrait pas un intérêt tout particulier pour nous, qui avons succédé aux anciens dominateurs du pays.

Les premiers musulmans ne pratiquèrent pas la Course; la mer les effrayait, et d'ailleurs, le Prophète avait dit : « Men nezel el bahra morreyteni f'kad kefer. » (Celui qui s'embarque deux fois sur mer est un Infidèle.) Mais, après la prise de Carthage (698), le vieux Mousa, devenu sultan de Tunis, fit construire cent galères, en donna le commandement à son fils Abdallah, et proclama la guerre sainte sur mer. Ce fut alors qu'ils s'emparèrent de la Sicile, qui devint leur place d'armes, et d'où ils répandirent leurs ravages sur le reste de la Méditerranée. L'énorme butin qui fut fait rendit bientôt ce mode de guerre très populaire, et les commentateurs du Koran ne tardèrent pas à déclarer que nulle œuvre ne pouvait être plus agréable à Dieu; que le mal de mer (en Djehad) était aussi méritoire que la mort au combat, et, enfin, que c'était Dieu lui-même

1. Storia dei Musulmani di Sicilia, da Michele Amari (1854).

qui venait recueillir les âmes de ceux qui étaient tués sur mer, tandis que, pour les combats terrestres, il se contentait de déléguer l'Ange de la Mort. Nous n'avons pas à raconter ici les ravages commis par les flottes Sarrazines, ni la répression qui leur fut opposée. Il nous suffira de constater, qu'au moment où les Barberousses s'emparèrent d'Alger, il n'y avait pas une petite crique du rivage africain qui ne donnât asile à quelques corsaires. Mers-el-Kebir, Bougie, Bizerte et Tunis étaient, à cette époque, leurs centres de ralliement et de ravitaillement.

Jusqu'au commencement du XVIe siècle, Alger ne joue dans l'histoire qu'un rôle presque nul. La beauté de son site et la commodité d'un petit port naturel avaient excité la tribu des Beni Mez'ranna à venir s'établir dans la bourgade qui s'élevait sur l'emplacement de l'ancienne Icosium 2. Ils avaient, comme toutes les populations des côtes barbaresques, quelques barques de course qui opéraient principalement sur les frontières de mer d'Espagne, le long desquelles les Africains trouvaient des guides et des alliés naturels dans la personne des Morisques persécutės. Voulant mettre un terme aux incursions qui ravageaient son pays et en détruisaient le commerce, le cardinal Ximenès avait décidé Ferdinand le Catholique à conquérir le littoral africain, et avait brillamment inauguré la campagne en s'emparant de Mersel-Kebir, d'Oran et de Bougie. Les Algériens, craignant d'être châtiés à leur tour, firent des offres de soumission et envoyèrent, en 1511, des ambassadeurs chargés de demander le pardon du passé. Ils durent toutefois l'acheter en consentant à recevoir une garnison espagnole, que le vainqueur de Bougie, Pierre de Navarre, fut chargé d'y établir. En avant du front de mer de la ville et à une distance de cent mètres environ, se trouvait un groupe de quatre îlots rocheux (El Djezair); trois d'entre eux se suivaient de l'ouest à l'est; le quatrième était situé un peu au sud de l'îlot central, dont la pointe orientale se reliait à la côte par une série de récifs. Il résultait de cet ensemble une sorte de môle naturel en forme de T qui présentait aux navires un abri suffisant pour qu'une certaine quantité de corsaires se fussent décidés à en faire leur escale favorite.

1. Voir, entre autres, la Chronique de Suarez Montanez (Revue africaine, 1865, p. 251 et suiv.).

2. Voir Icosium, par M. Devoulx (Revue africaine, 1875, p. 299 et suiv.).

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