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UN ÉRUDIT BRETON

JEAN-BAPTISTE-LOUIS CHEVAS

Quand, le 22 février 1861, mourut à Nantes Jean-Baptiste-Louis Chevas, un des hommes qui ont laissé les travaux les plus sérieux sur l'histoire de la Bretagne, la plupart des journaux nantais enregistrèrent son décès sans aucun commentaire. Le Courrier de Nantes du 23 février dit seulement : « M. J. Chevas, qui, en 1848, lorsque le » docteur Guépin fut appelé par le gouvernement provisoire aux > fonctions de Commissaire du département de la Loire-Inférieure, » remplissait à la préfecture les fonctions de secrétaire, est mort hier » au soir, à dix heures, dans sa soixante-quatrième année. »

Jean-Baptiste-Louis Chevas était célibataire; il n'avait point de famille puissante; étant pauvre, il avait peu d'amis. Son nom fut vite oublié. Quelques érudits seuls, qui savaient que ses manuscrits étaient déposés à la bibliothèque publique de Nantes, allèrent les consulter, y copier ce qui avait trait à leurs études et s'en servirent souvent sans citer le nom de leur auteur.

Dans son excellent Répertoire général de bio-bibliographie bretonne, M. René Kerviler, à qui peu de choses échappent, a donné une longue liste des publications et des manuscrits de Chevas, mais il semble ignorer sa vie, car il s'est trompé sur les dates de sa naissance et de

sa mort.

L'esprit incisif de Chevas, ses opinions politiques, ses polémiques de presse, son activité infatigable lui avaient créé dans les milieux divers qu'il avait traversés, surtout parmi les gens de loi, des ennemis sournois et acharnés qui le poursuivirent pendant toute sa vie de leurs attaques venimeuses.

Pour défendre sa mémoire, il a laissé à la bibliothèque de Nantes

un dossier très volumineux où ces attaques paraissent solidement réfutées et où l'on peut voir quelques curieux exemples de la légèreté, de la malice et de la bassesse humaines. C'est ce dossier qui m'a fourni les principaux éléments de la présente notice. Je n'entrerai point dans le détail des luttes que Chevas eut à soutenir contre ses ennemis et qui ne touchent que sa vie privée. Cela aurait aujourd'hui peu d'intérêt. Je voudrais seulement donner une idée de sa valeur intellectuelle, de l'importance de ses travaux et quelques renseignements biographiques précis que l'on ne trouve point dans les ouvrages consacrés aux Bretons plus ou moins illustres.

Le 1er septembre 1852, Michelet écrivait à Béranger la lettre sui

vante :

« Nantes, Loire-Infre,

» près S1-Félix.

» CHER ET ILLUSTRE MAÎTRE,

1er septembre 52.

» La personne qui vous remet cette lettre est M. Chevas, écrivain » et antiquaire très distingué de cette ville, esprit très fin qui, dans » la foule immense de ceux qui vous admirent et vous savent par » cœur, vous sent, je crois, mieux que personne.

» Vous ne sauriez croire combien j'ai eu à me louer de l'hospitalité » et de l'obligeance des Nantais que j'ai eu l'occasion de connaître et » la plupart sans recommandation. Ils m'ont trouvé d'abord une. » charmante et délicieuse maison pour presque rien. Je vous écris dans un verger immense, sous un beau cèdre qui domine Nantes » et toute la contrée. Les magnolias et les grenadiers se mêlent » partout ici aux arbres à fruit.

>> Je poursuis dans ce paradis mon enfer de 93, cette œuvre de >> violences et de fureurs désespérées, dans la douce société de cette » femme charmante qui est la raison même. Ce qui le prouve bien, » c'est son tendre et filial attachement pour vous.

» Mes amis de Nantes ont agi avec moi comme de vieux amis, les > uns en me permettant d'exploiter leurs vastes et riches collections, les autres (surtout M. Chevas qui sait tout le pays, et de toute >> époque, par hommes et par familles), les autres, dis-je, en m'éclai>> rant de leurs précieux renseignements.

» En réalité, sans mes amitiés, j'aurais bien peu à regretter. La » grande solitude que j'ai ici, à la porte d'une ville dont je ne vois » que les archives et quelques antiquaires, elle me fortifie, me rafraichit et me féconde. J'ai l'espoir, cette fois, d'arriver plus près de » la vérité, ce qui a été toute l'ambition de ma vie.

>> Vous ne sauriez croire combien il m'est utile maintenant d'avoir » si peu de livres. J'ai laissé tous les miens aux Thermes, sous la >> clef; ils sont là enfermés, ne me dominent plus et me laissent ma » pensée entière.

» Que ne puis-je, d'un coup de baguette, vous transporter ici? » Vous y seriez, je crois, heureux, je le serais; je m'apercevrais » moins du seul vide, très grand, que m'a laissé la vie, la perte de » mon père (1846!). Lui mort, nous n'avons de famille que vous et >> deux ou trois amis.

» Je vous embrasse de cœur.

(Signė) J. MICHelet.

>> Voilà mon gendre aussi qui a perdu sa chaire. Il cherche des » élèves ou des pensionnaires. Dans l'occasion, pensez à lui. »

On voit par cette lettre du grand historien que Chevas n'était pas le premier venu.

Il était né à Pornic (Loire-Inférieure), le 24 ventôse an VI (13 mars 1798). Voici son acte de naissance :

<< Extrait du registre des naissances de la commune de Pornic pour » l'année 1798.

» Le vingt cinq ventos an six de la République française une et » indivisible (14 mars 1798) s'est présenté devant nous Marin Voisin » agent municipal soussigné, le cytoyen Jean-Baptiste Chevas, rece>> veur des douanes nationales en cette commune de Pornic, qui nous » a déclaré que Marguerite-Françoise-Louise Gaultier son épouse >> avait mis au monde, le jour d'hier, un enfant mâle auquel on » a donné les prénoms de Jean-Baptiste-Louis, laquelle déclaration » nous a été faite en présence du cytoyen Jean-Louis Chevas, préposé > aux Douanes, oncle au paternel, et de Magdeleine-Gilette Gaultier, >> tante au maternel soussignés.

» Le Registre est signé M. Gaultier, J.-L. Chevas, M. Voisin, » Chevas, J. Benoist, Tardif, M. Benoist, Mouillard, Boisselier, » Fouquet, Garçon, Gautier, Bonami et Rennée Brossaud. >>

Chevas perdit, à l'âge de dix ans, son père, qui était alors receveur des douanes au Pellerin. Il fut élevé par sa mère. Un de ses oncles, Louis-Alexandre Chevas, prêtre émigré en Espagne pendant la Révolution, nommé curé de Bouguenais en 1809, le protégea dans sa jeunesse.

A dix-huit ans, il s'engagea dans le service actif des douanes, mais le 1er mars 1821, il donna sa démission de sous-lieutenant pour entrer aux bureaux de la Préfecture, à Nantes. C'est là qu'en 1822 il fut accusé d'avoir participé à une manoeuvre frauduleuse en matière de remplacement militaire. Cette accusation, qui semble injuste, d'après des pièces nombreuses que possède la Bibliothèque de Nantes, fut l'origine des calomnies qui poursuivirent Chevas jusqu'à sa mort. Après avoir quitté la Préfecture, il fut employé à la Direction des Contributions directes, puis chef des bureaux du géomètre en chef du cadastre. En 1832, il devint greffier de la justice de paix du 2e arrondissement de Nantes.

Tout en remplissant les fonctions qui le faisaient vivre, il ne cessait d'étudier et de s'exercer à écrire, passionné pour les lettres, l'archéologie et la politique. Petit propriétaire à Vertou, il s'y fit élire conseiller municipal, et, en 1840, membre du Conseil d'arrondissement.

En 1842, son influence ayant grandi, il fut nommé conseiller général de la Loire-Inférieure pour le canton de Vertou, et, en juillet 1846, conseiller municipal de Nantes.

A cette époque, son aptitude aux affaires, son obligeance, son talent d'écrivain, ses relations étendues, lui avaient acquis une notoriété considérable. Il était devenu l'un des chefs du parti républicain dans l'Ouest.

Aussi, quand éclata la révolution de février 1848, le docteur Guépin, commissaire du Gouvernement de la République dans la Loire-Inférieure, l'appela près de lui pour le seconder. Lorsqu'il fut envoyé avec le même titre dans le Morbihan, par un arrêté du 16 mars, il nomma Chevas commissaire provisoire à Nantes, en attendant l'arrivée de son successeur.

Les fonctions que Chevas remplit à la Préfecture, gratuitement, pendant deux mois, et qu'il exerça avec une modération incontestable, lui permirent de protéger contre la destitution des fonction

naires orléanistes qui lui ont laissé des preuves écrites de leur reconnaissance.

Mais ses ennemis ne désarmaient pas.

Le 19 juin 1848, dans la soirée, une émeute socialiste s'étant produite à Nantes, ils l'accusèrent d'y avoir pris part, parce qu'il y avait été blessé. Or, il avait bien reçu une blessure, mais c'était à côté du préfet et d'un des adjoints au maire, en allant essayer d'apaiser l'émeute.

L'Hermine, journal conservateur de Nantes, dans son numéro du 20 juin, lui rendit justice. Après avoir raconté les incidents de ces troubles et parlé des charges de cavalerie qui furent nécessaires, elle disait : « C'est dans une de ces charges que, victime d'une déplorable

méprise, M. Chevas, membre du Conseil général, a été blessé à la » joue d'un coup de sabre, au moment où il se trouvait avec M. Maunoury et M. Eriau dans la mêlée pour rappeler les émeutiers à la >> raison et au devoir. »

Le 11 août 1848, le maire de Nantes, Evariste Colombel, confia à Chevas les fonctions d'archiviste de la ville.

Le 25 septembre, le général Cavaignac, sur la proposition de Sénard, ministre de l'Intérieur, le nomma, sans qu'il l'eût demandé, conseiller de préfecture à Nantes.

Cette nomination ayant réveillé les haines, il publia dans le National de l'Ouest, du 10 octobre 1848, une réfutation des calomnies répandues contre lui. Cet article intitulé: Un mot à mes calomniateurs, a été tiré en brochure (11 pages).

Peu après, Guépin écrivait à l'un de ses amis : « Quand je suis >> entré aux affaires à Nantes, j'ai eu pour aide le citoyen Chevas, mon » collègue au Conseil municipal et alors membre du Conseil général. » Chevas est un homme très conciliant qui entend à merveille les >> affaires. La calomnie l'a attaqué comme bien d'autres, malgré les » services qu'il a rendus dans notre ville...

>> Si je n'avais pas été certain de la calomnie, l'aurais-je prié de » m'aider? Je l'ai toujours vu modéré, prudent et habile dans tout ce » dont je l'ai chargé; je l'ai toujours trouvé d'un bon conseil. >>

Sous la pression de la réaction monarchique, Dufaure le révoqua au mois de décembre suivant. En avril 1849, M. Jules Duval lui offrit un emploi dans la compagnie d'assurances la Bretagne, mais il pré

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