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police de Saint-Malo ou son délégué montait à bord en même temps que l'administrateur de la marine désigné à cet effet. Personne de l'état-major ou de l'équipage ne pouvait débarquer sans une permission de la police. Fouché, ministre de la police générale, avait adressé de si vives instances à Decrès, que celui-ci avait dû consentir à cette ingérence de la police impériale à bord de tous les bâtiments lors de leur rentrée dans les ports français (1).

Après la visite, le corsaire entrait dans le port; le capitaine se rendait sans retard aux bureaux de la marine et y déposait le rapport de sa croisière. Le désarmement du navire avait lieu et le tribunal de commerce de Saint-Malo ayant reçu, s'il y avait lieu, les pièces relatives aux liquidations particulières, transmises par les divers tribunaux intéressés, procédait, sur la demande des armateurs, à la liquidation générale et définitive de la course. Le tribunal établissait les dépenses communes aux intéressés et à l'équipage, puis le décompte des deux parties. dans la proportion d'un tiers pour l'équipage et de deux tiers pour les intéressés; enfin il prélevait cinq centimes par franc pour la caisse des Invalides de la marine. Les frais étaient si considérables qu'il fallait à un corsaire des prises très lucratives pour que la Société ne fût pas en perte, et qu'il y eût quelques bénéfices à partager entre les intéressés.

V

Durant les derniers mois de l'an XI qui suivirent la déclaration de guerre, dix corsaires furent armés, montés par 380 matelots. En l'an XII, six bâtiments partirent avec 550 matelots et ramenèrent quinze prises ennemies parmi les plus heureux furent la Caroline, la Sorcière, le Général Pérignon. En 1805, huit corsaires avec 463 hommes enlèvent

(1) Decrès à Caffarelli, préfet maritime à Brest, 23 germinal an XIII (13 avril 1805). Arch. Marine Saint-Servan.

aux Anglais vingt-trois bâtiments de diverse importance. La Sorcière et le Général Pérignon ont continué leurs fructueuses croisières, mais le chiffre des armements est encore restreint à cause de la difficulté qu'éprouvent les armateurs à recruter leurs équipages. En 1806, Saint-Malo équipe seize corsaires montés par 1,078 matelots, entre autres le Général Pérignon, la Confiance, le Marsouin, le Glaneur, qui capturent vingt et un bâtiments dont plusieurs d'un très fort chargement. En 1807, les résultats continuent d'être aussi avantageux et les corsaires malouins font subir à l'ennemi des pertes considérables: dix-neuf bâtiments avec 1,232 matelots amènent vingt-deux prises; tels l'Incomparable capturant l'Aurora (valeur de 846,000 fr.), et le San Antonio (265,000 fr.); un autre corsaire, le San Josepho capture les Deux-Sœurs (513,000 fr.).

Mais à partir de 1808, les conditions de la course devinrent beaucoup plus difficiles. Les Anglais ont imaginé une ruse pour tromper nos corsaires et en capturer le plus grand nombre possible. Ils arment et mettent à la mer des navires portant une artillerie de 20 à 24 canons; les batteries sont soigneusement masquées, pour échapper à la vue des corsaires, par des marchandises destinées au contraire à les attirer; le long des bordages, on distingue des balles de coton, des caisses faisant espérer une prise fructueuse. Le corsaire s'approche; les voiles du bâtiment qu'il observe pendent déchirées, le gréement est en désordre; il y a peu d'hommes sur le pont. Tout indique un bâtiment de commerce fatigué d'une longue traversée : c'est une proie facile. Les deux navires sont maintenant à portée de la voix. Tout à coup les ballots trompeurs tombent à la mer; une pluie de fer balaye le pont du trop confiant corsaire qui se couvre de morts et de blessés. Le tranquille marchand est transformé en un cutter d'artillerie supérieure et le bâtiment malouin doit amener son pavillon (1). Cette ruse fut fatale à plus

(1) Le commissaire Gaude à Decrès, 15 janvier 1808. Arch. Marine Saint-Servan.

d'un navire corsaire; en 1809, neuf bâtiments sur seize sont capturés avec 494 prisonniers. En 1810, douze bâtiments sur vingt et un et 757 prisonniers sont emmenés aux terribles pontons d'Angleterre. Ces chiffres inquiétants n'avaient pas encore été atteints dans les plus mauvaises années de la première guerre (1793-1802). Le montant des prises n'était pas fait non plus pour indemniser les armateurs de leurs pertes. En 1808, les prises se réduisent à treize pour dix-huit corsaires, et en 1809, à neuf pour seize bâtiments. Quatre ou cinq navires seulement ont la bonne fortune de pouvoir saisir quelques prises importantes. Tels l'Incomparable capturant le navire anglais the Autumn (379,000 fr.), le Jean-Bart, s'emparant de l'Élisa, chargé de sucres (1 million), la Confiance capturant the Calpe (414,000 fr.), et le Saratu arrêtant the Homely (461,000 fr.). Mais trop souvent les corsaires sont pris eux-mêmes avant d'avoir rencontré des navires de commerce ennemis, et, quand ils ont amariné des prises, ils éprouvent de grandes difficultés à les faire parvenir dans les ports du littoral breton. Beaucoup de leurs captures sont ainsi reprises par l'ennemi. Il devint si malaisé de les ramener que les armateurs auraient désiré faire couler en mer par leurs corsaires les bâtiments anglais, en gardant les équipages prisonniers et les papiers du bord. Ils demandaient au Gouvernement d'accorder cette permission et devaient se contenter pour leurs matelots de primes proportionnelles au tonnage des navires coulés. Le procédé parut trop peu digne d'une nation civilisée pour être agréé (1). Les capitaines de corsaires prennent alors l'habitude de rançonner plus fréquemment ou de faire passer à leur bord les marchandises les plus importantes de la cargaison ennemie, pour éviter une perte totale. Le brick l'Incomparable, envoyé au Sénégal sous le commandement de Charles Tribalau, ne peut aborder à cette colonie trop surveillée par des frégates anglaises. Il reprend alors la route de France et rencontre le navire espagnol Saint

(1) Gaude à Decrès, 4 mai 1809. Arch. Marine Saint-Servan.

François-de-Paul: une partie de la cargaison est transbordée sur le corsaire. Tribalau n'eut qu'à se louer de sa prévoyance, car la prise retomba bientôt au pouvoir des Anglais, mais l'Incomparable put ramener à Saint-Malo pour 102,000 fr. de marchandises (1) (Croisière de mai-août 1809).

Saint-Malo présente donc une grande activité maritime durant toute la période impériale. La ville ne pouvait manquer d'offrir un aspect singulier avec les rassemblements d'étrangers, de déclassés qui s'y donnaient rendez-vous pour obtenir un enrôlement à bord des corsaires. A mesure que se prolongeait le grand duel du nouvel empereur d'Occident et de la dominatrice des mers, le recrutement des équipages était devenu de plus en plus difficile pour les armateurs. A partir de l'année 1809, Decrès avait mandé aux autorités maritimes de ne plus admettre dans la formation d'un équipage de corsaire, aucun marin susceptible d'être employé à bord des bâtiments de l'Etat, exception restait faite pour l'état-major et la mestrance (2).

Les instructions de surveillance étaient plus sévères que jamais. Du reste peu à peu la conscription maritime allait fournir son contingent disponible aux armées de terre. Les armateurs étaient donc obligés de compléter leurs équipages en faisant appel aux marins étrangers. Parmi ceux-ci, les uns étaient des prisonniers faits dans les courses des corsaires et appartenant à des nations neutres ou se donnant comme tels, les autres provenaient des dépôts de prisonniers de guerre, ils étaient conduits à Saint-Malo par la gendarmerie, inscrits dans les bureaux du commissaire général de police qui leur délivrait des permis d'engagement à bord de tel ou tel corsaire en partance. La grande majorité de ces prisonniers appartenait aux nations espagnole et portugaise. On enrolait aussi des Américains, des Prussiens, des Russes. Le nombre de ces enga

(1) Rapports des capitaines de corsaires. Registre de 1809 à 1813. Arch. Marine Saint-Servan.

(2) Decrès à Gaude, 10 juillet 1809.

gements étrangers ne cessa de s'accroitre de 1810 à 1813. Ils affluaient surtout dans Saint-Malo au moment des préparatifs pour la grande course d'hiver, de juillet à octobre. Leur séjour, malgré les précautions de la police, donnait souvent lieu à des scènes de désordre. Le sous-préfet de Saint-Malo était parfois obligé d'écrire au colonel commandant d'armes pour lui demander d'organiser de fortes patrouilles non seulement dans les deux cités, mais jusqu'à Paramé, et aux communes voisines de la Rance, comme Dinard et Pleurtuit (1).

Une fois embarqués, soumis à la direction d'un état-major bien composé et au commandement d'un de ces capitaines dont le grade avait été gagné par une série de coups d'audace et de glorieux services, tous ces marins de provenances si diverses, acceptaient la rude discipline du bord, et au moment de l'action, volontaires français, engagés étrangers, tous faisaient également leur devoir. Les équipages de ces corsaires malouins, surtout à la fin de l'Empire, nous paraissent ressembler beaucoup à nos régiments actuels de légion étrangère, comme ces derniers ils sont formés d'éléments disparates, mais qui donnent un ensemble révélant, suivant le mot d'un auteur contemporain «< une énergie de fer, l'instinctive passion des aventures, une étonnante fécondité d'initiative, un suprême dédain de la mort (2). » Les exploits des corsaires sont nombreux en cette dernière période; la Junon enlève le bâtiment the Callixla qui a cependant une artillerie supérieure de 20 pièces (1811), la Pauline n'amène son pavillon qu'après avoir, dans un combat acharné contre une frégate anglaise, perdu son capitaine Lesnard, et 12 hommes tués sur 32 (1810), le Renard, commandé par le capitaine Le Roux avec 46 hommes d'équipage et 4 canons, rencontre l'Alphea, corvette de guerre portant 80 hommes et 16 canons de 12. Le combat s'engage vers

(1) Lettre du sous-préfet, 17 juillet 1813. Arch. dép. 1, Z. 351.

(2) De Villebois-Mareuil. La légion étrangère (Revue des Deux-Mondes, 15 avril 1896).

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