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A ces différents moyens, Condorcet propose encore d'ajouter des institutions de crédit « qui rendront le commerce et li dustrie plus indépendants de l'existence des grands capit listes ».

Enfin, la dernière inégalité, celle de l'instruction, peut êtr corrigée par un choix heureux, et des connaissances ellesmêmes, et des méthodes de les enseigner ». Condorcet ne croi pas devoir borner l'instruction aux simples éléments de k lecture et de l'écriture. Il voudrait que l'on intruisit‹ la masse entière du peuple de tout ce que chaque homme a besoin de savoir pour l'économie domestique, pour l'adminis tration de ses affaires, pour le libre développement de son industrie et ses facultés, pour connaître ses droits, les défender et les exercer; pour être instruit de ses devoirs, pour les bic: remplir, pour juger ses actions et celles des autres d'après ses propres lumières, et n'être étranger à aucun des sentiments élevés ou délicats qui honorent la nature humaine ». Que si à société actuelle est encore bien loin de cet idéal, on peut dire que c'est pour elle un devoir de faire tous les efforts pour y arriver.

Enfin, le dernier point traité par Condorcet est le perfection nement réel de l'espèce humaine. Nous signalerons rapidement, sur ce point, les principales de ses vues: 1o perfectionnement des méthodes qui permettront d'apprendre en moins de temps un plus grand nombre de connaissances, et de les répandre dans un plus grand nombre d'esprits; 2° perfec tionnement des inventions, qui suivront le progrès des sciences; 3° perfectionnement des sciences morales et philoso phiques par l'analyse des facultés intellectuelles et morales de l'homme; 4o perfectionnement de la science sociale par l'application du calcul des probabilités à cet ordre de sciences; 5o par suite, perfectionnement des institutions et des lois; 6o abolition de l'inégalité des sexes; 7° diminution ou abolition des guerres de conquêtes; 8° établissement d'une langue scientifique universelle. Quelques-unes de ces prophéties, ou

plutôt de ces espérances de Condorcet sont encore loin d'être réalisées ici-bas; mais on ne peut nier que les meilleurs esprits n'aient été jusqu'ici disposés à partager ces espérances.

C'est surtout dans les dernières pages de son livre que Condorcet se laisse entraîner à une sorte d'enthousiasme qui l'a fait accuser de chimère et d'utopie. C'est là, en effet, qu'il semble parler d'une prolongation indéfinie de la vue humaine, et d'un perfectionnement indéfini de nos facultés. Mais s'il est vrai que, dans ces pages, Condorcet dépasse, en effet, par l'expression, la juste mesure, on ne peut nier que les idées émises par lui, réduites à leur plus simple expression, ne soient, non seulement soutenables, mais même parfaitement vraies. N'a-t-il pas en effet raison, lorsqu'il dit que la durée moyenne de la vie peut augmenter indéfiniment, en s'approchant sans cesse de la limite naturelle (1)? n'a-t-il pas raison de penser que la médecine préservatrice, c'est-à-dire l'hygiène, peut faire disparaître à la longue les maladies transmissibles ou contagieuses, ou tout au moins en limiter l'effet? est-il absurde de supposer qu'il puisse arriver un temps où la mort ne serait plus que l'effet d'accidents extraordinaires, ou de la destruction de plus en plus lente des forces vitales (2)?

Ce n'est pas le lieu de soumettre ici à une critique raisonnée ces grandes et belles espérances. Celui qui propose une idée

(1) Ou n'a pas fait attention que lorsque Condorcet parle de la prolongation indéfinie de la vie humaine, il ne parle en realité que de la durée moyenne qui peut en effet s'approcher indéfiniment par le progrés de la science des limites naturelles de la vie. Ces limites naturelles étant fixées par exemple de 80 à 100 ans, et la durée moyenne n'étant guère que de 35 ans, il y a une marge de 40 à 50 ans entre la durée meyenne et la durée limite, or c'est cette marge qui peut s'élargir indéfiniment suivant Condorcet. Il n'y a rien là de déraisonnable.

(2) Voir sur ce sujet l'Utopie de Condorcet (thèse présentée à la Faculté des lettres de Clermont), par Mathurin Gillet (Paris 1883). Nous regrettons que l'auteur qui a bien voulu citer et analyser un chapitre de notre Morale (1. III, c. Ix) sur le progrès moral, n'ait pas connu les pages précédentes dans lesquelles, bien avant lui (1872), nous avons défendu Condorcet de l'accusation d'utopie contre des critiques exagérées.

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au monde n'est pas tenu d'en prévoir toutes les difficultés de prévenir d'avance toutes les objections. C'est à nous qua partiendrait plutôt un tel travail. Pour la doctrine du progre le premier âge, l'âge de la confiance et de la foi, est aujo" d'hui passé; c'est à la science, à la raison, à la discussit, critique que cette théorie appartient désormais. Il y aura examiner en quoi consiste avec précision ce qu'on appel progrès; quel est le terme vers lequel on marche; car sili ne sait où l'on va, comment affirmer qu'on approche du b Ainsi, la croyance au progrès suppose donc déjà la fixatie d'un idéal, sur lequel il ne sera pas facile de s'entendre. Il fa dra distinguer ensuite le progrès scientifique et le progrès socia et moral; car si le premier est évident, c'est du second surtor que nous désirons, que nous demandons la démonstration. ( distinguera même encore le progrès moral du progrès socia car il n'est pas évident que l'homme gagne en moralité àne sure que les institutions gagnent en douceur et en équité (! On devra ensuite ne pas regarder seulement un côté des faits comme l'ont toujours fait les partisans de cette doctrine, croire qu'il y a progrès dans l'ensemble, parce qu'il y a te progrès partiel évident; car il reste encore à savoir si l'on perd pas d'un côté ce qu'on gagne de l'autre. En outre, on demandera si ce progrès, en supposant qu'il fût réel, serait u progrès continu et sans interruption, ou s'il n'y aurait poin comme s'exprimait Leibniz, des nœuds, des points de rebrow sement, et, dans cette hypothèse, quelle serait la loi, s'il y en a une, de ces accidents perturbateurs. On examinera, en outre, si l'attribut de la perfectibilité, en le supposant vrai, s'appliqu à l'humanité tout entière, ou à une seule race, qui resterait seule sur les ruines des autres; enfin, si ce progrès, continu ou non, doit être conçu comme indéfini, et si ce n'est pas li une idée dont nous ne trouvons dans l'expérience aucun modèle, puisque l'individu, perfectible jusqu'à l'âge mûr,

(1) Voir le travail de M. Fr. Bouillier sur le progrès moral dars son livre sur la Conscience et la réponse dans notre Morale, ì. III, 1x.

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* dégénère ensuite dans la vieillesse pour finir avec la mort, puisqu'on a vu tous les peuples soumis à la double loi de la croissance et de la décadence, et que tous ont été détruits et absorbés par d'autres plus puissants et plus heureux. Enfin, l'avenir de l'humanité n'est-il pas lié à l'avenir de la terre qu'elle habite, et peut-on concevoir le progrès de l'un comme indéfini, sans concevoir l'autre comme éternel?

Quoi qu'il en soit de ces doutes, signalons cette croyance au progrès de l'humanité, comme l'une des idées que la France a mises dans le monde, et comme un des stimulants les plus puissants dont l'humanité ait jamais ressenti l'aiguillon. L'idée du progrès ne s'est pas présentée seulement dans notre siècle comme une théorie spéculative: elle a pris la forme d'une passion, d'une croyance, d'une religion. Nous n'exagérons rien en disant que les hommes de ce siècle ont trouvé dans la croyance au progrès, dans la foi en l'avenir de l'humanité, un ordre de sentiments que les religions paraissaient seules jusqu'ici en état de donner : c'est la consolation, c'est l'espérance, c'est l'étoile d'une multitude d'âmes pour lesquelles le paradis sur la terre a remplacé le paradis d'en haut. Comme cette foi a ses croyants, ses dévots, ses martyrs, elle a aussi, il faut le dire, ses fanatiques, et elle est pour beaucoup dans la fièvre révolutionnaire dont notre siècle est embrasé. Le dégoût du présent, l'idolâtrie de l'avenir, doivent nous trouver facilement insensibles aux maux présents et aux ruines passagères, dans l'espoir d'atteindre des biens infiniment supérieurs. De même que l'on meurt et que l'on tue dans une religion superstitieuse pour s'assurer à soi-même et pour assurer aux autres les joies du ciel, on ne craindra point de mourir ou d'assassiner pour réaliser sur la terre l'état paradisiaque dont l'imagination est obsédée. Ainsi, le mal et le bien se trouvent toujours mêlés, comme pour donner un démenti à la théorie elle-même. Sans doute, c'est un progrès que de croire au progrès, car cette croyance nous stimule à toujours chercher le mieux; mais en même temps, ce progrès peut être une cause de mort; car en

ne voyant jamais que le mal dans ce qui est, et le bien dans qui n'est pas encore, le génie de l'utopie se condamn entasser ruines sur ruines, et se transforme à la fin en fièvre incurable de destruction. Ce sont les deux aspects so lesquels se présente à nous le grand événement qui terminei xvш° siècle, et qui a été à la fois un objet d'enthousiasme etu objet d'horreur, parce que l'on y voit la religion du prog dans ce qu'elle a de plus pur, et le fanatisme de cette religi dans ce qu'il a de plus odieux.

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