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le droit détruit en principe toute constitution civile. Il n'est pas non plus tout à fait vrai de soutenir que le peuple, en dehors du gouvernement, n'est plus qu'une multitude confuse, et sans aucun lien de droit. Un peuple sans gouvernement est encore une société, une personne. Il est uni par les lois, les usages, les mœurs, le sentiment patriotique, les traditions. nationales, l'unité de la langue, l'habitude de l'ordre civil. La lutte d'un peuple contre son gouvernement n'est donc point, à proprement parler, le retour à l'état de nature. Sans doute le gouvernement est la clef de voûte de l'ordre civil; il en est la garantie et la consécration; mais il n'en est pas le fondement.

Il résulte de ces considérations qu'il est impossible de considérer comme absolument injuste, dans toute espèce de cas, toute résistance du peuple à ses chefs. Les plus grands gouvernements de l'histoire ont dû leur origine à des mouvements de ce genre; et il serait difficile de rencontrer aujourd'hui un esprit sérieux qui voulût condamner l'expulsion des Tarquins, la chute des décemvirs, l'émancipation de la Suisse et de la Hollande, la révolution d'Angleterre et la révolution d'Amérique. Si ce grand droit social, dit M. Guizot, ne pesait pas sur la tête des pouvoirs eux-mêmes qui le nient, .depuis longtemps le genre humain aurait perdu toute dignité, comme tout honneur (1). »

Cependant, tout en reconnaissant ce qui peut être permis au peuple dans de certaines occasions rares et suprêmes, j'avoue que j'hésite beaucoup à appeler du nom de droit cet appel à la force aveugle et ignorante. Cet appel n'est, selon moi, qu'une exception à la loi, et non pas un droit. Dans l'ordre civil, la loi, c'est l'obéissance au souverain: qu'il y ait des cas où cette loi permet certaines exceptions, c'est ce qu'on ne peut contester à moins de tout accorder à la force dans le sens opposé: ce qui serait tomber de Charybde en

(1) Washington, p. 18.

Scylla. Mais accordez que l'insurrection soit un droit, aussitôt elle est le seul droit. En effet, puisque c'est à elle qu'appar tiendrait par hypothèse de protéger tous les droits contre le gouvernement, comme le gouvernement protège les droits des citoyens les uns contre les autres, il s'ensuit que tout relève de l'insurrection, qu'elle est le droit suprême, qu'elle est le vrai souverain. Ajoutez que tout droit doit être garanti. Le droit à l'insurrection doit donc être garanti. Comment peut-il l'être, si l'insurrection n'est pas armée d'avance et n'est pas par conséquent le pouvoir exécutif? Car celui qui a la force a l'exécution. De plus, il n'y a point de droit contre le droit. Par conséquent, aucun gouvernement ne peut rien contre l'insurrection permanente qui le surveille et qui l juge. Il ne peut donc la désarmer à l'avance sans violer un droit. Mais prendre des précautions, quelles qu'elles soient, contre la sédition, c'est désarmer l'insurrection; car ce qui sert aux séditions injustes peut servir aux séditions justes. Toute tentative du pouvoir pour mettre la force de son côté est donc une atteinte au droit. Cependant il n'y a point un seul acte du pouvoir qui ne tende à mettre la force de son côté ; et son institution même est un défi à la sédition. D'où il résulte que tout acte du pouvoir, toute institution de gouver nement est une atteinte aux droits du peuple; et par conséquent, si l'insurrection est un droit, il n'y a pas un seul gouvernement légitime, et le gouvernement est en soi et en principe une tyrannie. Ajoutez que tout droit doit pouvoir être défini on doit pouvoir dire par qui et contre qui il peut être exercé. Le droit d'insurrection sera exercé, dit-on, par le peuple, contre le despotisme. Mais qu'est-ce que le despotisme? où commence-t-il, où finit-il? Ce qui est un despotisme pour moi ne l'est pas pour mon voisin, et réciproquement. Tout gouvernement est despotique contre les partis qui lui déplaisent; à quelle limite de despotisme commence le droit d'insurrection? La difficulté n'est pas moins grande, quand on considère par qui ce droit sera exercé. Par le peuple,

dit-on mais où est le peuple? Ce n'est jamais que quelquesuns qui prennent les armes; les autres attendent le succès pour se décider. Il y a sans doute de grandes insurrections nationales; mais elles sont rares. Une insurrection légitime est une explosion du sentiment populaire, c'est en quelque sorte une inspiration, ce n'est pas un droit.

On dit qu'il ne faut pas juger les insurrections par le résultat et par l'événement. Cela est vrai, mais non pas absolument. Le succès n'est pas une preuve de la justice d'une cause, mais il peut être un témoignage du sentiment de ceux qui l'embrassent. Si un peuple, en renversant un gouvernement odieux, met à sa place un gouvernement sage, équitable et droit, et s'en contente, il prouve bien par là que ce n'est pas au goût du désordre, mais à un vrai besoin de justice et d'ordre qu'il a obéi. Au contraire, un peuple qui ne sait que détruire des gouvernements, sans en fonder, donne l'exemple d'une mobilité condamnable, dangereuse à la liberté comme à l'ordre. On permet, et on approuve quelquefois un accès de colère généreuse chez un honnête homme : mais l'habitude de la colère est une passion brutale et absurde. Un homme d'honneur peut se battre en duel une fois dans sa vie, mais il ne remet pas toutes ses querelles à la garde de son épée.

Il va sans dire, d'ailleurs, que plus il y aura de liberté légale dans un pays, plus l'appel aux armes sera injuste et déraisonnable. C'est donc un devoir du gouvernement de désarmer moralement les forces brutales, en satisfaisant au droit de contrôle et de discussion, qui est le véritable droit de défense des sociétés civilisées. Il y a, dit Cicéron, deux moyens de faire valoir ses droits, la discussion et la force. Le premier est le propre de l'homme, le second des bêtes. » Si l'on ne veut pas que les hommes se servent des armes de l'animal, il faut les traiter comme des hommes.

Quoi qu'il en soit de son opinion sur le droit d'insurrection, Kant n'en est pas moins un publiciste profondément libéral. Non seulement il impose aux États le devoir de traiter l'indiJANET.Science politique. II. 40

vidu comme une personne et de respecter en lui la liberté, mais il leur impose de se traiter eux-mêmes réciproquement comme des personnes libres et indépendantes. Un État est, selon lui, une personne qui ne peut pas être asservie à un autre État (1). Tout État a le droit de réformer sa constitution, et de se gouverner à son gré, sans qu'aucun voisin s'ingère dans ses affaires; car ce serait ébranler, selon l'une des expressions favorites de Kant, l'autonomie de tous les États.

C'est sur ce principe du respect dû à la personnalité des peuples, comme à la personnalité des individus, que Kant établit son projet de paix perpétuelle; car les États, se devant les uns aux autres le même respect que les hommes se doivent entre eux, sont obligés par la raison à se réunir dans une fédération générale qui soit comme une constitution cosmopolite et un état de législation universelle. En effet, les individus ne sont pas sortis de l'état de nature, tant que l'état de nature règne encore entre les nations or l'état de guerre, c'est l'état de nature. Si la morale est la règle supérieure de la politique, si la politique a pour objet l'application du droit, elle ne doit pas seulement l'appliquer dans chaque État en particulier, mais encore entre les États eux-mêmes; et comme le progrès de l'idée du droit est chaque jour plus sensible, on peut rêver un idéal où les différends des nations seraient réglés, comme ceux des individus, par les lois faites et admises par toutes. Quant aux moyens d'application de ces belles espérances, Kant les présente avec une apparence de naïveté ironique, qui ne permet pas de supposer qu'il se soit flatté réellement d'obtenir le succès dont il présente la lointaine et sublime image.

Kant est donc, comme Platon, un politique spéculatif, qui regarde de haut les sociétés humaines et veut les plier à ses principes, loin de plier ses principes aux préjugés des sociétés; mais il ne va pas, comme Platon, jusqu'à demander que les

(1) De la paix perpétuelle, scct. II.

philosophes gouvernent despotiques qui veulent tout sacrifier à leurs principes; il se contente de demander la liberté pour la philosophie, cette servante de la théologie, qui porte le flambeau devant sa maîtresse. Que les rois, dit-il, deviennent philosophes, ou les philosophes rois, on ne peut guère s'y attendre, et l'on ne doit pas non plus le souhaiter, parce que la possession du pouvoir corrompt inévitablement le libre jugement de la raison. Mais que les rois et les peuples ne souffrent pas que la classe des philosophes disparaisse ou soit réduite au silence; et qu'ils la laissent parler tout haut, c'est ce qui est indispensable pour s'éclairer sur leurs propres affaires. Cette classe est d'ailleurs, par sa nature même, incapable de former des rassemblements et des clubs, et par conséquent elle échappe au soupçon d'esprit de propagande (1). »

car il n'est pas de ces moralistes

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FICHTE. Après Kant, son disciple Fichte pousse à la rigueur le principe posé par lui, à savoir le principe de la volonté. Il fait du moi le principe et la fin de l'ordre moral et politique. Ce serait trop déborder les limites fixées par nous, que de nous étendre sur la philosophie morale et politique de Fichte. Contentons-nous d'en donner quelque idée, en anticipant légèrement sur ces limites et en résumant le premier ouvrage de Fichte, qui porte précisément sur la politique, et sur le plus grand événement de son temps, sur la Révolution française. Ce sera l'occasion de dire quelques mots sur la signification philosophique de cet événement (2).

Tandis qu'en Angleterre, un publiciste passionné, Edm. Burke, combattait la Révolution, en se plaçant au point de vue exclusif de l'histoire et de la tradition (3), Fichte alors tout jeune

(1) Kant, De la paix perpétuelle, deuxième supplément (trad. J. Barni, p. 318)

(2) Voir notre Philosophie de la Révolution française, d'où nous extrayons ces quelques pages sur Fichte, p. 20.

(3) Reflections of the Revolution en France », 1790 (Œuvre de Burke, London, 1823, tome V.) Voyez notre Philosophie de la Révolution française, p. 6.

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