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ou la défend, mais parce qu'il l'ordonne ou la défend qu'elle est bonne ou mauvaise. Cette seconde opinion ne date pas du moyen âge: nous l'avons déjà rencontrée dans l'antiquité, et c'est elle que Socrate combat dans l'Eutyphron (1).

Suarez, selon sa méthode ordinaire, adopte entre ces deux opinions extrêmes une opinion moyenne, qui est, dit-il, celle de saint Thomas et de la plupart des théologiens (2). La loi naturelle est à la fois une loi indicative et une loi préceptive : car elle indique ce qui est bien et ce qui est mal; et en même temps elle contient le précepte et la défense. Et d'abord, la loi naturelle est une vraie loi, et on ne peut appeler loi la simple connaissance. Ainsi, quoique le jugement doive précéder l'ordre ou la défense, le jugement par lui-même n'emporte aucun ordre, ni aucune défense; il est donc insuffisant pour constituer la loi. En outre, s'il fallait entendre la loi dans le sens de la première opinion, Dieu lui-même serait soumis à la loi naturelle, puisque sa nature lui montre, comme à nous, l'honnêteté et la justice intrinsèque des actions. Enfin, le jugement purement indicatif n'est pas l'acte d'un supérieur, il peut être l'acte d'un égal ou d'uninférieur : il n'a donc pas la force d'obliger; mais il suppose lui-même l'obligation, il nous montre qu'elle existe, il ne la fonde pas.

Mais, d'un autre côté, la volonté de Dieu, l'ordre ou la défense n'est pas le seul principe de la bonté ou de la méchanceté des actions (3). La volonté de Dieu suppose déjà un bien et un mal en soi, auquel elle n'ajoute que l'obligation. L'effet ne peut pas être la raison de sa cause. Or la défense suppose qu'une chose est mauvaise par elle-même; elle ne peut donc en être que l'effet. C'est l'opinion de saint Augustin, de saint Thomas, de Cajetan, de Soto, des plus grands scholastiques. En conséquence, la loi naturelle est une vraie loi, et une loi divine, dont Dieu est l'auteur et le législateur

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elle repose à la fois sur la nature des choses, et sur la volonté de Dieu.

Telle est la conclusion de Suarez. On peut voir, par cette discussion, qu'il y a eu au moyen âge deux grands courants d'opinions relativement au principe de la morale. Selon les uns, la morale repose sur la nature des choses; selon les autres, sur l'autorité de Dieu. Les uns placent l'essence de la loi dans l'intelligence, à qui appartient d'apercevoir et de reconnaître la nature des choses. Les autres placent l'essence de la loi dans la volonté divine. L'une et l'autre de ces opinions peuvent conduire à des conséquences également dangereuses la première, que la morale est indépendante de Dieu, et que, si Dieu n'existait pas, la distinction du juste et de l'injuste subsisterait encore; la seconde, que la morale est arbitraire en soi, que rien n'est par soi-même bon ou mauvais, et que l'ordre d'un supérieur fait seul la différence du bien et du mal. Il est vrai que ce supérieur, c'est Dieu : mais la toutepuissance peut-elle rien ajouter à la justice de ce qui ne serait pas juste par soi-même ?

C'est entre ces deux opinions extrêmes que Suarez cherche une voie moyenne. C'est pour échapper à ces conséquences contraires qu'il fait consister à la fois la loi dans l'entendement et dans la volonté, et qu'il veut que loi naturelle soit à la fois indicative et préceptive. Mais cette opinion moyenne pourrait soulever à son tour quelques objections. Car si l'essence de la loi se compose de deux éléments, on pourrait encore se demander lequel des deux est le plus important, lequel est le premier en ordre, et dans quel rapport ils sont entre eux si c'est la volonté de Dieu qui fonde l'obligation, il peut donc dispenser d'une action qui en soi serait bonne, et permettre une action mauvaise; ce qui est, à ce qu'il semble, rendre la morale arbitraire, avec Ockam. Si, au contraire, la volonté de Dieu ne fait que consacrer l'obligation, l'obligation préexistera, et elle se tire de la nature même : ce qui est tomber dans l'opinion de Vasquez. Il est difficile à l'éclectisme

de Suarez d'échapper à l'une ou l'autre de ces deux consé

quences.

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LA POLITIQUE DE SUAREZ. Le traité De legibus n'est pas seulement un traité de droit naturel, mais encore de droit politique. Il y est traité du pouvoir de faire la loi, des conditions de sa légitimité, de son acceptation, etc.; et sur tous ces points, les solutions de Suarez sont curieuses, et assez dignes d'être rapportées.

La première question qu'il traite est celle-ci y a-t-il parmi les hommes une puissance légitime de faire des lois? En d'autres termes, la magistrature, le pouvoir civil est-il de droit naturel? On soutient que non. Car l'homme de sa nature est libre le gouvernement de l'homme par l'homme est donc contre nature, et, en soi, tyrannique. Suarez répond 1° l'homme est un animal sociable, et ne peut vivre que dans une communauté parfaite; 2° toute communauté suppose un pouvoir qui gouverne la communauté. On reconnaît à ces arguments qui viennent en droite ligne d'Aristote, par l'intermédiaire de saint Thomas, que nous sommes encore en pleine scholastique. Quant aux raisons alléguées en faveur de l'opinion contraire, Suarez répond: 1° en droit naturel, l'homme ne naît pas soumis à l'autorité d'un chef, mais il naît avec la virtualité de s'y soumettre ; 2o en fait les gouvernements ont été souvent fondés par la force et la tyrannie: mais cela n'est pas de l'essence du gouvernement; 3° saint Augustin dit que la domination a été introduite par le péché; mais il parle seulement de la condition du maître et de l'esclave, et non du roi et du sujet (1).

Maintenant à qui appartient ce pouvoir de faire la loi, en d'autres termes, la souveraineté? Ici, la pensée de Suarez devient plus précise et plus accusée, et il pénètre hardiment jusqu'aux principes du droit politique. Deux opinions sont en présence: le principe du droit divin, et celui de la souveraineté

(1) L. III, c. I.

du peuple. Chose remarquable! ce principe du droit divin que nous appelons aujourd'hui une doctrine du moyen âge, et une doctrine des jésuites, est à peine discuté par Suarez. Il le cite comme une opinion de quelques canonistes dont il ne donne pas même le nom. «Selon quelques canonistes, dit-il, cette puissance souveraine réside dans quelque prince suprême, à qui Dieu l'a donnée, et qui se transmet par la succession. Cette opinion s'appuie sur quelques passages des commentateurs du Décret; mais lorsque la glose dit : « que l'empereur ne tient son pouvoir que de Dieu, ce principe signifie seulement qu'il ne le tient pas du pape, mais non qu'il ne le tient pas du peuple. Ainsi cette doctrine du droit divin, si considérable dans les temps modernes, n'était pour Suarez qu'une opinion égarée dans quelque décrétiste ignoré, soutenue par quelque texte de commentateur, et à peine digne d'être discutée par la science.

Selon Suarez, la souveraineté ne réside dans aucun homme en particulier, mais dans la collection des hommes, c'est-à dire dans la société tout entière, ou dans le peuple. Est-ce là une opinion nouvelle, extraordinaire, révolutionnaire? Non, Suarez cite ses autorités (1), et il est curieux de voir d'où est venue la doctrine de la souveraineté du peuple. Elle n'est pas née des troubles civils, des insurrections populaires. C'est à peine si, de loin en loin, on en aperçoit quelque écho dans les assemblées politiques du moyen âge. Elle est née dans les écoles, dans les discussions des docteurs, des juristes, des canonistes elle se cache obscurément sous la théorie du pouvoir absolu, soutenue par les impérialistes du moyen âge; elle est surtout invoquée par les partisans du pouvoir

(1) De legibus, c. 11, S. Thomas (q. 90, art. 1; ad 2, q. 97, art. 111, ad 3). Castro (lib. I, De leg. pœnali, c. 1, ? postquam). Soto (lib. I, De justit. et jure, q. 1, art. 3, et lib. IV, q. 2, art. 1 et 11). Ledesme (II, p. q. 18, art. 111, dub. 10). Couarre, in practicis (cap. 1, concl. 1). Navarr. (in cap. de Judiciis, notab. 3, num. 119). N'est-il pas étrange de voir ici cette nuée de scholastiques, appelés à déposer en faveur de cette doctrine, qui devait mettre l'Europe en feu quelques siècles plus tard ?

ecclésiastique, très clairvoyants sur les limites du pouvoir politique: on pourrait suivre peut-être la trace de ce principe jusqu'à l'origine même du moyen âge, dans cette définition de la loi, empruntée aux Institutes de Justinien et rapportée par Isidore de Séville (1) Lex est constitutio populi, qua majores natu simul cum plebibus aliquid sanxerunt », maxime qui n'est elle-même qu'un écho affaibli, et comme la lettre morte de l'esprit républicain de l'ancienne Rome.

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Suarez prouve donc que la souveraineté ne peut résider en particulier dans aucun individu. En effet, tous les hommes naissent libres, et aucun ne possède naturellement de juridiction politique sur un autre. On pourrait soutenir, il est vrai, que cette puissance a été originairement accordée au premier homme, et a dû se transmettre ensuite héréditairement : opinion singulière, adoptée plus tard au xvio siècle par Filmer, et développée dans son Patriarca. Mais Suarez réfute très bien cette opinion. Adam n'a pu avoir que la puissance économique ou domestique, mais non politique : la puissance patriarcale est essentiellement distincte de la puissance politique. L'État ne peut naître que du consentement mutuel de plusieurs familles. Le chef de famille n'est donc pas essentiellement le chef de l'État ; et l'on ne peut pas dire que la génération donne, par la nature même des choses, un droit royal sur toute une postérité. Pour soutenir cette doctrine, il faudrait en trouver quelques traces dans l'Écriture: or, nous ne voyons nulle part que Dieu ait institué Adam roi de la création: il lui a ordonné de commander aux animaux, mais non pas aux hommes. Il en résulte que la souveraineté ne peut appartenir, en principe, à aucun individu.

Mais si la souveraineté politique est légitime, et qu'elle ne puisse appartenir à aucun particulier, il est de toute nécessité qu'elle appartienne à tous les hommes. C'est là une démonstration négative. En voici une qui prouve directement. On

(1) Isid., Origines, 1. V, c. x.

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