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CHAPITRE IX

LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE. - KANT ET FICHTE.

LA PHILOSOPHIE MORALE AU XVIII SIÈCLE: Rôle de Kant. Principes philosophiques de sa morale. Analyse du principe de la moralité. La bonne volonté. L'impératif catégorique. L'autonomie de la volonté. L'humanité fin en soi. Théorie du règne des fins. Analogies de Kant et de Rousseau. Signification générale des formules de Kant. MORALE PRATIQUE. DROIT NATUREL ET POlitique. Doctrine de la vertu. Devoirs de l'homme envers lui-même. Distinction de la morale et du droit. Théorie du droit. Formule du droit. Fondement du droit. Théorie du droit de propriété. Critique de cette théorie. Rapports de la morale et de la politique. Théories politiques. Le contrat social. La division des pouvoirs. —Polémique contre le droit d'insurrection. Examen de cette polémique. Droit des gens. Principe de l'autonomie des États. Projet de paix perpétuelle.Rôle de la philosophie dans l'État.

FICHTE Les Considérations sur la Révolution française.

Ce qui manque à la philosophie du xvir siècle, c'est une théorie du devoir et du droit. Sans doute les philosophes de ce temps, les grands comme les petits, plaident la cause de l'égalité, de la liberté, de la toléranee, de l'humanité, en un mot des droits de l'homme et même des droits des citoyens. Mais, dans l'ardeur de leur entreprise, ils ne s'interrogent pas sur la nature de cette chose sacrée, le droit, qui enflamme leur enthousiasme. Ce n'est pas pendant qu'ils sont sur la brèche, pendant qu'ils livrent l'assaut aux préjugés, aux abus, anx institutions oppressives du moyen âge encore debout, qu'ils peuvent se préoccuper beaucoup de principes spéculatifs. Montesquieu et Rousseau mêmes, les seuls dont les ouvrages aient une valeur scientifique, cherchèrent plutôt la raison des institutions politiques, que le principe du droit naturel.

Mais, à la fin de ce siècle, et dans le plus fort de la mêlée, dans le temps même où la philosophie, de plus en plus agressive et militante, abandonnait les livres pour la tribune, descendait des cabinets sur la place publique, et traduisait en lois ses maximes, un penseur solitaire et encore ignoré de l'Europe, perdu dans une paisible université du Nord, remontait le courant de la pensée du xvir siècle, que la Révolution française précipitait à ses dernières conséquences, et il cherchait, dans la raison, cette faculté si célébrée et si peu étudiée par les philosophes d'alors, les principes de la métaphysique, de la morale et de la politique. Ainsi, tandis que les philosophes français se servaient de la raison pour critiquer la société et la religion, Kant, plus hardi qu'eux tous, critiquait la raison elle-même entreprise admirable, qu'il a conduite à sa fin, non sans erreurs et sans défaillances, mais avec une fermeté de pensée et une élévation d'âme qui se sont rarement rencontrées ensemble dans un même penseur.

Ce qui caractérise la philosophie de Kant, c'est d'avoir rattaché la politique au droit, et le droit à la morale. Ainsi cette histoire finira, comme elle a commencé, par un philosophe qui place la justice au-dessus de l'État, et fonde le droit de cité sur le droit humain. De Socrate à Kant, que de révolutions philosophiques, religieuses et politiques! C'est cependant l'idée déposée en germe dans la vie et dans la mort de Socrate, qui, de plus en plus approfondie par la science, la religion et l'expérience, se traduit à la fin dans la philosophie du dernier siècle et dans la révolution qui le termine !

MORALE DE KANT.- La philosophie morale se partage au xvi siècle (1) en trois écoles principales qui se partagent elles-mêmes entre les principaux pays de l'Europe: la France, la GrandeBretagne et l'Allemagne. En France, c'est la doctrine du plaisir et de l'intérêt bien entendu, qui règne avec Condillac,

(1) Voy. Victor Cousin, Philosophie sensualiste du xvu siècle et Philosophie écossaise, Œuvres complètes, 1e série, t. III et IV, éd. Didier); et Théod. Jouffroy, Cours de droit naturel.

Helvétius, Diderot, Saint-Lambert, et leurs disciples; en Angleterre, ou plutôt en Écosse, la doctrine du sentiment s'enseigne à Glascow et à Édimbourg; et Hutcheson, Smith, Ferguson la répandent dans leurs chaires et par leurs écrits. Enfin, en Allemagne, le savant et consciencieux disciple de Leibniz, Wolf, soutient avec honneur et réduit en forme didac tique la doctrine du bien moral, dont il attribue, comme Malebranche, Clarke, Cudworth, et enfin Platon, la connaissance et l'autorité à l'entendement pur ou à la raison.

C'est contre ces trois écoles que Kant essaye d'établir sa doctrine morale. Mais il est surtout l'adversaire d'Helvétius et d'Hutcheson, c'est-à-dire de la doctrine, de l'intérêt et du sentiment. Il ne se distingue de Wolf que par une nuance spéculative qui est de peu d'importance, non pas en soi, mais par rapport à l'objet que nous nous proposons dans ces études.

De tous les problèmes moraux traités par Kant, le principal, celui qu'il a traité avec le plus de profondeur, est celui-ci : Quelle est la signification, la portée et la formule du principe suprême de la moralité ?

Il faut partir de la raison commune, de la connaissance vulgaire car, s'il y a une loi morale, il est évident qu'elle doit être à la portée de tous. Or, en interrogeant la raison commune, nous y découvrons une notion qui, étudiée en ellemême et dans toutes ses conséquences, nous conduira au principe dont nous cherchons la définition: c'est la notion de bonne volonté (1). De toutes les choses qu'il est possible de concevoir, il n'est est qu'une seule que l'on puisse tenir pour bonne sans restriction : c'est une bonne volonté... Les dons de

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(1) On voit que Kant, en morale, part du sens commun aussi bien que l'école écossaise, et il est impossible de faire autrement. Maintenant pourquoi choisir le concept de bonne volonté plutôt que tout autre? Là est la part de l'invention philosophique, qui consiste à choisir le concept vraiment fécond, de même que dans les sciences physiques le génie du savant consiste à choisir l'expérience féconde, au lieu de se perdre dans de menus faits sans portée.

l'esprit, les biens de la fortune, même les mérites du caractère ne valent que par l'usage que l'on en fait. La bonne volonté seule vaut par elle-même et non par ses résultats... L'utilité ou l'inutilité ne peut rien ajouter ni rien ôter à cette valeur. L'utilité n'est guère que comme un encadrement qui peut bien servir à faciliter la vente d'un tableau ou à attirer sur lui l'attention de ceux qui ne sont pas connaisseurs, mais non pas à le recommander aux vrais amateurs, et à déterminer son prix (1).

De l'analyse du concept de la bonne volonté Kant déduit les règles suivantes :

I. Une action ne doit pas être seulement conforme au devoir, mais encore faite par devoir (2). Supposez en effet qu'il suffise qu'une action soit en fait conforme au devoir pour être censée émaner d'une volonté bonne, peu importe alors le motif qui la détermine. Le marchand qui paye ses dettes pour sauver son crédit est sur le même rang que celui qui le fait pour obéir à sa conscience. Or c'est précisément dans la distinction de ces deux faits qu'est le noeud du problème moral. L'action, il est vrai, est la même de part et d'autre; mais la valeur de l'action n'est pas la même. Qu'importe, disent les moralistes empiriques, la raison pour laquelle on agit, pourvu qu'on agisse bien? I importe beaucoup, et une même action peut avoir, selon les circonstances, un caractère très différent. Par exemple, tout homme aime naturellement la vie et cherche à la conserver. C'est une action, sans doute, conforme au devoir, mais qui mérite peu d'estime, parce que nous y sommes portés par une inclination naturelle. Mais un homme, à qui des malheurs nombreux et un chagrin sans espoir ôteraient le goût de la vie, et qui la conserverait sans l'aimer et en souhaitant la mort, agirait alors par devoir, et son action aurait un caractère moral. De même, celui qui fait du bien à ses semblables, parce qu'il y est porté par une inclination naturelle, fait bien sans (1) Fondements de la métaphys. des mœurs, 1 sect.

(2) Ibid., ibid.

doute mais son action, tout aimable qu'elle est, manque encore du vrai caractère moral. Mais si, accablé de chagrins, ou même peu favorisé par la sensibilité, il a le courage et la force de penser aux autres plus qu'à lui-même, c'est alors qu'il mérite le respect, et que la moralité éclate en lui dans toute sa pureté.

II. De cette première proposition, Kant en conclut une seconde l'action morale tire sa valeur, non du but qu'elle se propose, mais du principe qui la détermine; en d'autres termes, le principe moral agit sur la volonté par sa forme, et non par sa matière (1).

Supposé que le principe déterminant soit dans le but ou dans l'objet de l'action, ce qui est la même chose, il est évident, selon Kant, que ce but, cet objet, cette matière, pour parler la langue de Kant, ne peut déterminer l'action que par son rapport à la faculté de désirer, c'est-à-dire par le plaisir. C'est là, à la vérité, une affirmation que Kant reproduit souvent, sans jamais en donner de preuve; mais elle est capitale dans sa théorie. Le plaisir est donc, à l'entendre, la seule condition qui rende intelligible une telle détermination. Or il est impossible de décider a priori si tel objet donnera du plaisir ou de la peine, ou s'il sera indifférent. C'est seulement l'expérience qui peut en décider, et le principe qui résulte de ce rapport du plaisir à l'objet est empirique. Il n'aura donc aucun caractère de nécessité et d'universalité, et, par conséquent, il ne peut être le principe moral. Car, reposant sur la constitution particulière du sujet, constitution qui pourrait être tout autre, il n'est pour lui qu'une règle plus ou moins arbitraire, mais non une loi. Par exemple, si l'objet de mon action est de me procurer de l'argent, la règle que je me fais à cet égard suppose toujours cette condition, que l'argent me fasse plaisir. Or, comme il n'y a pas de nécessité a priori pour qu'un homme aime la richesse plus qu'autre chose, il n'y a pas là le principe d'une loi.

(1) Fondement, ibid., ibid., Critique de la raison pratique, 1. I, c. I, S 4, théor. m.

JANET. Science politique.

II.

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