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En exprimant nos doutes sur ce curieux chapitre de Beccaria, nous ne prétendons pas résoudre la question en elle-même, mais indiquer seulement l'insuffisance de l'argumentation de Beccaria.

Un point justement critiqué dans la doctrine de Beccaria, c'est l'interdiction du droit de grâce. On dit qu'a priori, il est absurde de donner à la puissance exécutive la faculté de réformer l'œuvre des tribunaux. Mais les objections portent plutôt contre l'abus du droit que contre le droit lui-même. « Un système pénal, dit très bien M. Arthur Desjardin (1), doit reposer à la fois sur l'idée de répression et sur l'idée de correction. S'il en est ainsi, la grâce est un rouage indispensable du système pénitentiaire. Le détenu qui s'est bien conduit mérite qu'on adoucisse sa peine. La perspective de cet amendement inspire le goût du travail. Nous ne concevrions pas que le corps social s'enlevât la faculté d'abréger les peines perpétuelles. » Il est vrai qu'il y a plus de difficultés pour la grâce en matière de peines capitales. Mais il peut arriver accidentellement que la punition dépasse les nécessités de la conservation sociale. Pourquoi renoncer à un moyen de corriger une erreur?

Il est à remarquer que Beccaria, qui touche avec tant de hardiesse aux institutions de son temps, non seulement aux plus vermoulues et qui tombaient d'elles-mêmes, mais à celles qui paraissent encore nécessaires aux esprits les plus libéraux de notre temps, est très réservé sur la question que l'on traitait alors en France avec la plus grande hardiesse, la question de la tolérance religieuse. Il n'en parle qu'à mots couverts, dans un chapitre très court, sous ce titre insignifiant: D'une espèce particulière de délits; et dans ce chapitre même, il emploie cette méthode équivoque et à double sens, si usitée au XVIII° siècle, qui consiste à défendre une cause par de mauvais arguments, afin d'insinuer l'opinion contraire. Il s'explique, du reste, suffisamment par ces mots, qui ne pouvaient man

(1) Loc. cit. p. 520.

quer d'aller à leur adresse: « Les hommes éclairés verront que les circonstances du lieu et du siècle où je vis ne m'ont pas permis d'examiner la nature de ce délit. » C'est assez dire qu'il écrivait en Italie, où l'on pouvait écrire contre la peine de mort, mais non contre l'inquisition.

FILANGIERI. A côté de Beccaria et parmi ceux qu'inspirèrent incontestablement les écrits de Montesquieu, il faut nommer encore en Italie le célèbre Filangieri, l'écrivain philosophe qui fit entendre, à Naples, la voix de l'esprit nouveau, et que la force de l'opinion du siècle porta jusque dans les conseils du roi de Naples; ainsi, la philosophie qui, en France, arriva au pouvoir avec Turgot et Malesherbes, s'était élevée, en Italie même, jusqu'à côté du trône. Heureusement pour Filangieri, il n'eut pas à subir l'épreuve des obstacles et des difficultés que la réalité eût offerts sans doute à son inexpérience, et il mourut avec cette belle illusion que la philosophie pouvait tout ce qu'elle désirait.

<< Filangieri, dit M. Villemain (1), est une espèce de missionnaire, de législateur philanthrope, saisi de la pensée que les gouvernements sont trop lents, trop timides dans leurs réformes; que les peuples ont longtemps souffert, que c'est à la civilisation encore plus qu'à la liberté à adoucir, à améliorer leur destinée... Certainement, Filangieri est né de Montesquieu; si Montesquieu n'avait pas écrit, si ce puissant génie et quelques autres n'avaient pas dénoué la pensée des hommes, Filangieri ne se serait peut-être pas douté de tout cela ; il aurait vécu paisiblement au milieu des plaisirs et des fêtes de Naples; mais, saisi par la lecture d'un homme de génie, par la hardiesse qui fait le fond de ses pensées, en apparence si réservées, Filangieri entre dans cette carrière ouverte, et y dépasse, non par les vues, mais par les espérances, le grand homme qui l'a précédé ; il fait l'histoire, non pas des lois existantes, mais des lois possibles; il cherche les principes des

(1) Hist. de la littérat. française au xvir° siècle, t. III, leg. xxIII et

XXXIII.

JANET.

Science politique

II. 34

choses; il ne respire que réformes, changements, améliora tions, vérité, justice; mais il avait trente ans, il est mort à trente-six ans, à l'époque où le talent est à peine assuré. Il faut reconnaître en lui un esprit facile et brillant, des études profondes et variées. Cette science du droit romain, que les Italiens possèdent particulièrement, est portée chez lui à un très haut degré. Son esprit rapide a saisi toutes les législations de l'Europe... C'est un savant homme et en même temps un esprit plein de candeur, de vivacité et de grâce. La lecture de son livre est intéressante, amusante, instructive. On est involontairement séduit par l'utopie perpétuelle de cette jeune âme, qui, du milieu de la ville de Naples, rêve ainsi une liberté, une justice, une force dans les droits des nations, une incorrupti bilité dans les hommes vraiment admirable: Ce sont les Mille et une nuits de la politique. »

Parmi les illusions de Filangieri, la plus grande est de se persuader qu'il a refait l'ouvrage de Montesquieu. L'influence de ce grand homme sur son esprit a été telle, qu'il est sans cesse occupé de la dissimuler, de faire remarquer sa propre originalité et de signaler les différences qui les séparent. Le reproche qu'il lui fait est le même que celui de Rousseau dans l'Émile (1): c'est << d'avoir raisonné sur les choses telles qu'elles sont ou qu'elles ont été, sans examiner comment elles auraient dû être (2) ». Dans un autre endroit il dit encore:

Le but que je me propose est tout différent de celui de cet auteur. Montesquieu cherche l'esprit des lois, et moi j'en cherche les règles; il s'occupe à montrer la raison de ce qu'on a fait, et moi je tâche de déduire les règles de ce que l'on doit faire. Mes principes mêmes seront le plus souvent différents des siens (3). » Mais quand il arrive à expliquer les lois qui dérivent de la nature des gouvernements, il suit pas à pas Montesquieu (un seul point excepté, sur lequel nous revien

(1) Émile, 1. V.

(2) Filangieri, Science de la législation (1780-1785), Introduction. (3 Ibid. Plan raisonné de l'ouvrage.

drons). Aussi, croit-il devoir ajouter ces mots : « La vérité m'oblige ici de suivre quelques-uns des principes adoptés par Montesquieu, et établis avant lui par beaucoup d'autres politiques (1). >

Serait-ce que Rousseau a eu plus d'influence que Montesquieu sur l'esprit de Filangieri, ce qu'on pourrait conjecturer d'après l'esprit romanesque et enthousiaste de ce dernier ? Non, sans doute. Filangieri ne cite jamais Rousseau: une seule fois, il fait allusion à ses doctrines sur la vie sauvage, et l'appelle un sophiste misanthrope (2). Cependant, dans ce chapitre même, qui est le premier de son livre, il n'est pas aussi indépendant de Rousseau qu'il aspire à l'être. Il rejette, il est vrai, l'hypothèse de l'état sauvage; mais il admet une sorte d'état de nature, où l'on ne connaissait d'autre inégalité que celle qui naît de la force du corps, d'autre loi que celle de la nature, d'autre lien que celui de l'amitié, des besoins et de la famille... Malheureusement pour l'espèce humaine, dit-il, il était impossible qu'une pareille société durât longtemps. Ce regret de la société barbare et primitive ressemble bien aux regrets de Rousseau, et en vient tout droit. C'est encore à lui que Filangieri emprunte l'idée qu'il se fait de l'origine de l'état civil. « Il fallait, dit-il, de toutes ces forces particulières composer une force publique, qui fût supérieure à chacune d'elles. Il fallait donner l'être à une personne morale, dont la volonté représentât toutes les volontés. » C'est la théorie du Contrat social. Cependant, à part ce premier chapitre, où se montre clairement l'influence de J.-J. Rousseau, on peut dire qu'elle a peu de place dans le reste du livre, et que celle de Montesquieu est prédominante.

La vérité est donc que la Science de la législation est née de l'Esprit des lois, que c'est après avoir trouvé dans Montesquieu le sujet débrouillé, divisé, distribué, les rapports innombrables des lois démêlés, les principes multiples et (1) Filangieri, l. I, c. x, note.

(2) Ibid., 1. I, c. 1.

infinis des législations positives mis en lumière, que Filangieri 'eut l'idée, fort simple d'ailleurs, et qui a dû frapper beaucoup d'esprits, de reprendre le même sujet et le même travail, en expliquant non plus ce qui a été, mais ce qui devait être : dessein très grand sans contredit, mais à la condition d'être exécuté; car le concevoir n'est pas au-dessus de la portée d'un esprit médiocre. Mais, pour l'exécuter, il faudrait un double génie, celui qui comprend les faits et celui qui s'élève au principe, le génie de l'idéal et celui du réel, le génie d'Aristote et celui de Platon. Il n'est pas besoin de dire que Filangieri ne répond pas tout à fait à ces conditions.

A la vérité, il essaye de partir de quelques principes philosophiques; mais ces principes n'ont aucune nouveauté, ni aucune force. Il croit avoir trouvé un principe fécond, en établissant que la société a pour origine le besoin de la conservation et de la tranquillité (1). Rien de plus vrai sans aucun doute; mais si Montesquieu n'a point posé de tels principes, ce n'est point pour les avoir ignorés; c'est pour les avoir dédaignés. Le principe de la conservation est neuf et important quand on l'entend comme Hobbes dans un sens précis et qu'on en tire un système original. Mais tel que l'entend Filangieri, il n'a aucune fécondité. La conservation, dit-il, a pour objet l'existence, et la tranquillité a pour objet la sûreté. L'existence suppose des moyens, et la tranquillité suppose la confiance (2). Ces principes sont évidents. Mais quelles conséquences en tirer? C'est ce qu'on ne voit pas dans Filangieri.

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J'en dirai autant de la distinction entre la bonté absolue et la bonté relative des lois (3). Cette distinction est très juste. Mais l'auteur en tire bien peu d'applications nouvelles, et il insiste beaucoup plus sur la bonté relative des lois que sur leur bonté absolue: ce qui était revenir au livre de Montesquieu.

(1) Voy. Plan raisonné, 1. I, c. I.

(2) Ibid., 1. I, c. 11.

(3) Ibid., 1. I, c. III et IV.

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