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croit enfin à une lumière naturelle qui distingue entre le bien et le mal, à l'instinct divin de la conscience. Mais il place cette lumière dans le cœur : il livre la morale à tous les hasards de la passion, quelquefois même de l'organisation: il sacrifie à la fois au devoir et au plaisir, et l'on peut dire de sa doctrine morale qu'elle est une sorte de stoïcisme épicurien.

POLITIQUE DE J.-JACQUES. En philosophie politique, J.-J. Rousseau est un penseur original dont les vues présentent un tel mélange de vrai et de faux, et un passage si délié de l'un à l'autre que l'on ne peut se flatter, sans l'attention la plus délicate et la plus impartiale, de les démêler exactement. Nous essayerons dans les pages suivantes de faire ce partage, qu'a rendu presque toujours impossible ou une admiration fanatique ou une systématique hostilité.

Sans doute, en politique, Rousseau s'est beaucoup trompé. Mais ces erreurs ne prouvent rien contre son génie; que l'on nous cite dans l'histoire de la politique un publiciste qui ne se soit pas trompé, et aussi gravement. Est-ce Platon, lui qui admettait la communauté des femmes et des enfants, pour ne point parler de la communauté des biens? est-ce Aristote, qui défendait l'esclavage? est-ce saint Thomas, qui accorde au pape le pouvoir suprême sur les rois? est-ce Machiavel, qui permet tout aux princes et aux républiques, pour assurer leur grandeur? est-ce Hobbes ou Spinoza, qui mesurent l'un et l'autre le droit à la force? est-ce Bossuet, qui admet l'esclavage comme Aristote, fait dériver comme Hobbes le droit du pouvoir public, et fait du roi presque un dieu? Je ne vois que deux écrivains politiques qui se soient moins trompés que Rousseau, c'est Locke et Montesquieu. Mais, chez le premier, cet avantage tient peut-être en grande partie à ce que l'auteur ne creuse pas ses pensées, et se contente de les présenter sous le jour le plus favorable; il est facile de rester dans le vrai, si l'on reste dans le vague: la précision au contraire est un mérite, mais elle est un danger. Quant à Montesquieu, qui est à nos yeux, avec Aristote, le prince des écrivains politi

ques, ce n'est point nous qui chercherons à le diminuer. Mais on avouera qu'une politique expérimentale, qui cherche à rendre raison des faits, a moins de chances de se tromper qu'une politique spéculative, qui prétend trouver les principes. Que conclure de cette rapide énumération? C'est que J.-J. Rousseau ne s'est trompé ni plus ni moins que la plupart des plus grands publicistes, et qu'il mérite d'être compté dans leur famille.

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Les deux principaux écrits politiques de J.-J. Rousseau sont le Discours sur l'inégalité des conditions (1753), et le Contrat social (1764): mais il faut reconnaître une assez grande différence entre ces deux grands ouvrages. Le premier est une déclamation d'académie, dans laquelle Rousseau a beaucoup trop accordé à la rhétorique et à l'effet. Le second est un traité véritable, longuement médité, sérieusement composé, et où se trouvent, avec ses principaux défauts, les qualités les plus fortes de son esprit et de son style. Lui-même, dans ses Confessions (1. VIII), se plaint du ton noir et sombre répandu dans le Discours sur l'inégalité, et il l'attribue à l'influence de Diderot. Il dit avoir fait beaucoup d'efforts pour éviter ce défaut dans son Contrat social; et il est juste de dire que ce second ouvrage est de beaucoup plus calme et plus modéré que le premier. Disons quelques mots du Discours sur l'inégalité des conditions.

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DISCOURS SUR L'INÉGALITÉ. Dans cet ouvrage, Rousseau essaye de retrouver l'homme naturel, l'homme primitif, tel qu'il a dû être avant d'avoir été façonné et dénaturé par la civilisation. Mais, à force de dépouiller l'homme de tout ce qui le caractérise aujourd'hui dans l'état social, Jean-Jacques Rousseau arrive à ne plus voir en lui « qu'un animal moins fort que les uns, moins agile que les autres, mais, à tout prendre, organisé le plus avantageusement de tous.... Je le vois, ajoute-t-il, se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied du même arbre qui lui a fourni son repas; et voilà ses besoins satisfaits. » Tel est

l'état naturel, cet état où il faut aller chercher, selon Rousseau, la loi naturelle, le droit naturel.

Rousseau décrit avec beaucoup d'esprit cet état que son imagination suppose, et que ses yeux n'ont jamais vu. Il attribue à l'homme une grande force physique pour triompher des obstacles de la nature, une agilité extraordinaire pour résister aux animaux féroces, une constitution que n'ont pas encore altérée des passions inconnues, une rare finesse de sens, une indifférence naturelle au bien et au mal, et par conséquent une égale absence de bonté comme de méchanceté, un instinct naturel de conservation, uni à un naturel instinct de pitié, enfin la tranquillité et le bonheur.

Il fait tant d'efforts d'imagination pour réduire l'homme de la nature à l'état animal, qu'il a ensuite bien de la peine à expliquer l'homme social. Et d'abord, il accorde arbitrairement à l'homme primitif, tel qu'il l'imagine, la liberté morale: mais cette liberté que n'éclaire pas la raison, et que ne développe pas une certaine société, doit être tellement obscure, qu'elle sera comme nulle. Rousseau déclare que, dans ce premier état, il ne voit pas comment l'homme pourrait arriver à avoir besoin de l'homme, et nous montre une telle distance entre le besoin et l'industrie, qu'il considère comme presque inexplicable l'invention des premiers arts; mais ce qui le surpasse surtout, c'est la création du langage, dont il ne voit nullement l'explication possible dans les facultés de l'homme naturel qu'il a décrit. Il en conclut que la nature a bien peu fait pour la sociabilité des hommes. Il oublie de se demander si ce n'est pas lui-même qui crée cet abime entre l'homme naturel et l'homme social, et si les difficultés qu'il rencontre à expliquer l'homme d'aujourd'hui par son hypothèse ne déposent pas plutôt contre cette hypothèse que contre la société. Aristote, en effet, paraît avoir mieux raisonné que Rousseau, lorsqu'il dit; La nature a donné la parole à l'homme, elle l'a donc destiné à la société. » Celui-ci dit au contraire : « Dans mes principes, la société n'est pas naturelle à l'homme; donc la parole ne lui est pas

naturelle comment a-t-il pu la créer? » Question à laquelle je ne connais pas de réponse.

Il n'est pas difficile à Rousseau d'établir que, dans cet état primitif, il y a peu d'inégalités; cela est simple car moins la nature humaine est développée, moins il y a de différences, et par suite d'inégalités. L'état à la fois le plus naturel et le plus égal dans tous les hommes n'est-il pas l'état d'embryon?

L'inégalité est donc l'œuvre de la civilisation, l'effet du passage de l'état de nature à l'état social.

Nous ne pouvons suivre Jean-Jacques Rousseau dans tous. les ingénieux développements de sa psychologie rétrospective. La parole n'est pas naturelle, et cependant l'homme parle; la famille n'est pas naturelle, et l'homme vit en famille; la société n'est pas naturelle, et l'homme vit en société. Voilà les contradictions qu'il doit expliquer.

La perfectibilité de l'homme est le principe dont il fait sortir tous ces développements. On vit croître en même temps par le progrès de la nature les bons et les mauvais sentiments; le besoin solliciter l'activité, et la découverte produire de nouveaux besoins; le sentiment de la faiblesse déterminer les hommes à s'unir, à se servir les uns les autres et à se servir les uns des autres; la réflexion inspirer aux hommes et le désir de se distinguer et le désir de surpasser les autres, et faire naître à la fois l'admiration et l'envie; enfin le travail introduire la propriété, et la propriété l'inégalité, et ces premiers progrès rendre nécessaire un progrès dernier, la société civile avec ses biens et ses maux, la sécurité, mais la servitude, la protection des forts, l'esclavage des faibles, les inégalités que la force a introduites consacrées par les lois, de plus en plus invétérées par le temps, et se mulipliant en quelque sorte les unes par les autres. « Telle fut ou doit être l'origine de la société et des lois, qui donnèrent de nouvelles entraves aux faibles, et de nouvelles forces aux riches, détruisirent sans retour la liberté naturelle, fixèrent la loi de la propriété et de l'inégalité, et d'une adroite usurpation firent

un droit irrévocable, et, pour le profit de quelques ambitieux, assujettirent désormais tout le genre humain au travail, à la servitude et à la misère. » Paroles terribles dans une société en dissolution, où d'énormes inégalités semblaient justifier ces invectives, paroles injustes et fatales, puisqu'elles ne menaçaient pas seulement une société corrompue, mais la société elle-même, et jetèrent à l'avenir un germe éternel de discorde.

Nous avons déjà vu la philosophie détourner ses regards des vices et des malheurs de la société telle qu'elle est; mais c'était avec une raison calme et une imagination douce : c'était pour se reposer sur un idéal, sur un modèle parfait, où toutes les facultés les plus hautes de l'homme recevaient leur accomplissement. Rêve pour rêve, la république de Platon ne vautelle pas la république des sauvages?

C'est surtout dans le Discours sur l'inégalité que le génie irrité de J.-J. Rousseau répandit sa passion misanthropique et ôta à cette œuvre hardie la force qu'elle eût pu avoir, si, faite avec un examen froid et sévère, elle n'eût pas paru inspirée par la colère. L'idée de démêler dans la société ce que la passion et la force peuvent y avoir introduit d'artificiel et de contraire à la nature, et surtout de contraire au droit, aurait produit un plus grand ouvrage, si l'auteur n'eût pas confondu comme à plaisir dans une commune réprobation le juste et l'injuste, la propriété qui naît du travail et celle qui naît de l'usurpation, les raisonnables limites de la liberté naturelle et l'injuste oppression de cette liberté, la magistrature et le despotisme, les lumières et la corruption, et s'il n'eût pas mis l'homme dans cette alternative d'être méchant ou d'être bête.

LE CONTRAT SOCIAL. Il reste assez peu de traces, dans le Contrat social, de cette humeur aigrie qui rebute à la lecture du Discours sur l'inégalité. Le ton est généralement sévère, la composition forte, la pensée profonde, quoique subtile, le style d'une rare concision. Les erreurs, les contradictions et les obscurités y sont très nombreuses mais une singulière

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