Page images
PDF
EPUB

La seconde innovation proposée par l'abbé de Saint-Pierre, innovation beaucoup plus grave que la précédente, c'est la méthode de scrutin, c'est-à-dire l'élection appliquée aux fonctionnaires de tout ordre. Voici, à peu près, comment il faudrait procéder, selon l'abbé de Saint-Pierre (1). On formerait au scrutin trois compagnies de trente membres chacune, l'une composée de gens de robe, l'autre de noblesse, la troisième de gens d'Église. Chacune de ces compagnies nommerait au scrutin trois membres, entre lesquels le roi en choisirait un pour former l'académie politique jusqu'à concurrence de quarante membres. Les académiciens, à leur tour, proposeraient au roi des candidats tirés de leur sein pour les places de maitres des requêtes ou rapporteurs du conseil ; ceux-ci choisiraient les intendants de province, qui choisiraient les conseillers d'État, parmi lesquels le roi prendrait ses ministres. Grâce à ce système de hiérarchie élective, le roi sera sûr d'avoir toujours les meilleurs sujets, d'échapper aux inconvénients de la faveur, aux ennuis des sollicitations; reste à savoir s'il serait bien aise d'échapper à ces inconvénients et à ces ennuis.

Une autre réforme qui, dans la pensée de l'abbé de SaintPierre, s'alliait étroitement avec la méthode du scrutin, c'est la pluralité des conseils, ou la polysynodie. Ce système, appliqué sous le régent, consistait à substituer des comités aux ministères. Selon l'abbé de Saint-Pierre, on n'a guère connu encore que deux formes d'administration, l'une et l'autre très imparfaites: c'est le vizirat et le demi-vizirat. Le vizirat est le système qui confie à un premier ministre et à lui seul tout le pouvoir politique c'est le système des Turcs, c'est celui des rois de la première race, c'est enfin celui qui mit pendant vingt ans la royauté à la merci du cardinal de Richelieu. Le demi-vizirat est une atténuation du système précédent : c'est le partage de la puissance entre plusieurs ministres, sans la prépondérance d'aucun d'eux en particulier. A ces deux sys

(1) Projet, pp. 13-17.

tèmes le régent avait substitué un certain nombre de conseils correspondant à chaque ministère. C'est ce que l'abbé de Saint-Pierre appelle la polysynodie, système excellent selon lui, mais qu'il faut perfectionner, affermir, transformer en institution de l'État : « Une partie de ces vues, ajoute l'abbé de Saint-Pierre, m'étaient venues neuf ou dix ans avant la mort du feu roi ; mais le lecteur sait assez qu'il eût été alors très inutile pour l'État et très dangereux pour moi de les communiquer.

Voici maintenant les avantages de la polysynodie, c'est-àdire de la pluralité des conseils, sur le vizirat et le demi-vizirat: 1o Les faits seront mieux connus, et par conséquent les résolutions mieux prises; car, la plupart du temps, les fautes viennent de l'ignorance, et l'utilité des résolutions dépend de la connaissance des faits. Or, s'il n'y a qu'un seul conseiller, il peut, ou ne pas connaître tous les faits, ou les altérer sciemment; s'il y en a plusieurs, le témoignage de l'un contrebalance le témoignage de l'autre. 2o La pluralité des conseils fournit plus de lumières sur les expédients. Dans une affaire difficile, dix personnes trouveront, pour éviter un mal ou pour procurer un bien, plus de moyens et de systèmes de conduite, les discuteront avec plus d'exactitude, les choisiront avec plus de sûreté. 3° L'intérêt particulier s'opposera moins à l'intérêt public. En effet, cet intérêt paraîtra plus au grand jour ; il se rencontrera et devra compter avec d'autres intérêts rivaux et clairvoyants. 4° Les charges publiques seront moins pesantes, et leur emploi mieux surveillé, car le roi évitera d'inutiles dépenses, et ne donnera pas des pensions avec la même prodigalité, lorsqu'il connaîtra l'excès de misère où ces dépenses et ces pensions jettent ses sujets. De plus, les conseillers euxmêmes sont personnellement intéressés à diminuer le poids des subsides qui pèsent sur eux aussi bien que sur le reste du peuple. 5° Il se fera plus de règlements et d'établissements utiles, car il y aura plus d'hommes pour examiner les propositions nouvelles, pour les traduire en projets applicables, pour

en discuter les avantages. 6° Il y aura moins d'injustices et de vexations de la part des plus forts. En effet, les plaintes arriveront plus aisément jusqu'au trône, puisqu'en augmentant le nombre des ministres, on multipliera par là même les canaux qui les transmettront. 7° Enfin, la noblesse aura plus de part au gouvernement. En effet, dans le système du vizirat, les ministres ont intérêt à écarter les gens de qualité qui pourraient les supplanter. Or on sait que c'est dans la noblesse que l'on trouve plus d'honneur, plus de fidélité pour le roi, plus d'amour de la patrie, plus de grands génies, plus d'éducation, plus de grands sentiments, plus d'inclination pour la vertu.

Je m'arrête à ce dernier avantage de la polysynodie sur le vizirat. Il nous fait voir que les projets de l'abbé de SaintPierre avaient certaines affinités avec les projets de monarchie aristocratique rêvés par Fénelon, le duc de Beauvilliers et toute la petite société du duc de Bourgogne. L'abbé de SaintPierre avait aperçu avec une certaine finesse les inconvénients de la monarchie absolue, et entrevu les avantages de la discussion libre des affaires dans des corps nombreux. Mais son esprit, toujours chimérique et inexpérimenté, lui faisait confondre encore ici deux choses très distinctes, la délibération et l'exécution. Tous les avantages qu'il relève étaient vrais, si les conseils n'étaient que des corps délibératifs. Mais, comme agents de la puissance exécutive, ils étaient condamnés à l'inaction et à l'anarchie. C'est ce que prouva, du reste, l'expérience. Lorsque le régent, en effet, eut remplacé les ministères par les conseils, les affaires tombèrent dans un tel désordre et un tel abandon, qu'il fallut revenir au système précédent (1).

Au fond, le projet rêvé par l'abbé de Saint-Pierre, sans qu'il s'en rendit bien compte lui-même, était une sorte de monarchie parlementaire, divisée en un certain nombre de corps différents, qui devaient à la longue faire passer l'autorité du roi

(1) C'est là, du moins, l'opinion généralement reçue; ce n'est pas celle de Montesquieu. Voy. Lettres persanes, cxxxviii.

aux conseils, et par conséquent déplacer la souveraineté. Si vous ajoutez le principe de l'élection, qui fait monter le pouvoir d'en bas au lieu de le faire descendre du roi, et le principe d'une académie politique, qui appelait tout le monde à traiter des matières d'État, il est certain que ces trois projets combinés formaient une véritable révolution. C'est ce que Rousseau, d'ailleurs, a supérieurement aperçu dans son Examen de la polysynodie.

Mais de tous les projets de l'abbé de Saint-Pierre, le plus célèbre, celui auquel il a attaché son nom, est son projet de paix perpétuelle. On sait quelle est l'origine de ce projet. Sully nous apprend dans ses Mémoires que le roi Henri IV, au moment où il a été assassiné, partait pour l'Allemagne afin d'accabler une dernière fois la maison d'Autriche, et d'établir une sorte de confédération européenne qui rendrait la guerre impossible. C'est sur cette donnée que l'abbé de Saint-Pierre a travaillé ; c'est cette idée qu'il a embrassée, cultivée, défendue toute sa vie avec obstination. Son projet consistait à faire signer à tous les souverains de l'Europe ou au plus grand nombre les cinq articles suivants : I. Il y aura désormais entre les souverains qui auront signé les cinq articles suivants une alliance perpétuelle. II. Chaque allié contribuera, à proportion des revenus actuels et des charges de son État, à la sûreté et aux défenses communes de la grande alliance. III. Les grands alliés, pour terminer entre eux leurs différends présents et à venir, ont renoncé et renonceront pour jamais, pour eux et leurs successeurs, à la voie des armes, et sont convenus de prendre toujours dorénavant la voie de conciliation par la médiation des grands alliés. IV. Si quelqu'un d'entre les grands alliés refusait d'exécuter les jugements et les règlements de la grande alliance, négociait des traités contraires, faisait des préparatifs de guerre, la grande alliance armera et agira contre lui offensivement jusqu'à ce qu'il ait exécuté lesdits jugements ou règlements. V. Les alliés sont convenus que les plénipotentiaires, à la pluralité des voix, pour la définitive,

régleront dans leur assemblée perpétuelle tous les articles qui seront jugés nécessaires ou importants.

Ainsi, une grande confédération fondée sur la base des traités d'Utrecht, une assemblée perpétuelle, sorte de diète ou de congrès permanent, décidant des affaires de la confédération; en cas de dissentiment, médiation et arbitrage des grands alliés; et, en cas de résistance, contrainte armée de la grande alliance, tels sont les articles de cette paix perpétuelle, qui, comme on le voit, contient le germe de guerres toujours renaissantes, ce qui est et sera toujours le vice radical des projets de ce genre.

Quant aux avantages d'une telle combinaison, l'abbé de Saint-Pierre n'a pas de peine à les établir: 1° garantie contre les malheurs des guerres étrangères; 2° garantie contre les malheurs des guerres civiles; 3° garantie pour les souverains de la possession de leurs États; 4° diminution considerable des dépenses militaires; 5° augmentation des revenus par le développement de la sécurité; 6° amélioration des États par le perfectionnement des lois, etc. Tels sont les avantages certains, et beaucoup d'autres encore qu'aurait l'établissement d'une grande alliance, protectrice des droits de chaque État, et les enchaînant les uns aux autres par le lien de la solidarité. La plupart de ces avantages sont incontestables. Mais la question est de savoir si une telle alliance est possible, et, fût-elle possible, si elle serait durable.

Sans insister sur la valeur pratique d'un projet qui n'a jamais existé que sur le papier, cherchons à déterminer le principe philosophique dont il est l'application. C'est le principe de l'arbitrage. C'est l'arbitrage naturel du père de famille, qui maintient l'ordre dans la famille, et qui règle les différends entre les enfants, au lieu d'en abandonner la solution à la force. C'est l'arbitrage conventionnel, démocratique ou monarchique, qui règle les différends entre les hommes dans une société, soit pour les biens à partager, soit pour les promesses à exécuter, soit pour les offenses à réparer ; c'est cet arbitrage

« PreviousContinue »