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sont interdites. Mais les lois évidemment ne peuvent empêcher toutes les actions possibles. Il en reste toujours un nombre considérable et même incalculable, qui n'est point prescrit par la loi. C'est dans le cercle de ces actions que le citoyen est libre. La liberté des démocraties est une fausse liberté : car dans ces sortes de gouvernement, c'est la cité qui est libre, ce ne sont pas les citoyens. Il n'y a donc rien de plus faux que de dire que l'on n'est libre que dans une démocratie. Car il peut se faire qu'une monarchie permette beaucoup plus d'actions qu'une république ; or c'est le nombre d'actions permises qui constitue la liberté, ou qui la mesure.

Mais outre ces droits concédés par le législateur, et qui résultent du silence de la loi, il en est d'autres qui résultent de la nature même du pacte social. Rappelons-nous, en effet, que tout pacte n'est pas obligatoire, mais qu'il y en a qui contiennent en eux-mêmes des conditions d'invalidité. Il y a donc des droits que je n'ai pu céder par le pacte social, et je conserve la liberté dans la limite de ces droits.

Par exemple, je ne suis pas tenu de renoncer au droit de me défendre moi-même. Ainsi, si le souverain me commande de me tuer ou de me laisser mourir, j'ai le droit de résister. Car, tout en lui cédant le droit de me tuer, je ne m'engage pas à me tuer moi-même, ni à me laisser tuer. Et, en général, la limite de l'obéissance est le point où le sujet aimerait mieux mourir que d'obéir. Car il est clair que le sujet ayant constitué le souverain pour se conserver sain et sauf, il a excepté de tout ce qu'il a livré au souverain sa propre vie : il n'est donc pas tenu à la lui donner, ni par conséquent à se tuer si le souverain l'ordonne, ni enfin à faire quoi que ce soit qui lui paraisse plus dur que la mort elle-même. Et cela n'empêche point, dit notre auteur, que l'autorité du souverain ne soit absolue; car il trouvera assez d'hommes pour faire exécuter ce qu'il veut je ne m'oppose pas à sa volonté ; mais rien ne m'oblige à l'exécuter moi-même.

Mais voici d'autres restrictions fort singulières au droit du

souverain. Si le souverain m'ordonne de combattre l'ennemi public (quoiqu'il conserve toujours le droit de me punir), j'ai néanmoins le droit de refuser, en offrant quelqu'un à ma place. Car alors je ne fais point défaut à l'État. Et la raison que donne Hobbes de ce droit est bien étrange. Il faut, dit-il, retrancher quelque chose du droit absolu, en faveur, de la timidité naturelle de certains hommes, qui ont, pour ainsi dire, des âmes de femmes. »

De même, il est vrai de dire que personne n'a le droit de prendre les armes pour défendre contre l'État un tiers, soit coupable, soit innocent. Mais si quelques-uns ont commis un crime capital contre l'État et 'qu'ils soient menacés de mort s'il ne se défendent pas, ont-ils droit de se réunir et de prendre les armes? Sans aucun doute: car ils ne font que défendre leurs vies: ce qui est également permis au coupable et à l'innocent. L'injustice a consisté dans la violation de la loi : mais la prise d'armes pour se défendre n'est pas un crime

nouveau.

Singulière doctrine qui abandonne au souverain les droits les plus sacrés, et qui réserve le privilège de la résistance à la lâcheté et au brigandage!

Voici enfin un principe qui pourrait entraîner notre auteur beaucoup plus loin qu'il ne l'imagine. L'obéissance des sujets, dit-il, ne dure qu'autant que dure le pouvoir de les protéger. Car aucun pacte ne peut détruire le droit de se protéger soi-même, lorsque personne n'est là pour le faire. En conséquence, Hobbes reconnaît au citoyen le droit de se soumettre à un vainqueur, s'il est fait prisonnier à la guerre, et qu'il ne puisse se sauver qu'à cette condition. La puissance civile, quoique immortelle de sa nature, a en elle-même, par les passions des hommes, des causes de dissolution. Si un monarque renonce au pouvoir pour lui et pour sa postérité, le peuple retourne à la liberté naturelle. Si un monarque vaincu se déclare le sujet du vainqueur, les citoyens sont délivrés de l'obéissance à son égard; mais ils doivent obéis

sance au vainqueur: principe fort douteux, et assez mal déduit des principes précédents.

Quoi qu'il en soit, c'est un point remarquable et assez peu remarqué de la doctrine de Hobbes que ces limites apportées à la doctrine de l'obéissance absolue. On voit à quel point l'absolutisme est contraire à la raison et à la nature humaine, puisque Hobbes, son plus intrépide défenseur, n'a pas eu le courage de le pousser à toutes ses conséquences. De plus, elles sont importantes, car elles fournissent un point d'attaque qui permet de se placer tout d'abord au cœur même de la doctrine.

Quelle que soit la valeur des restrictions bizarres, insignifiantes, ou contradictoires que Hobbes fait au pouvoir absolu, on peut dire qu'il a méconnu toute liberté véritable. Il a surtout compris que le principe de la liberté est dans la pensée; aussi accorde-t-il sans hésiter à l'État le droit absolu de défendre ou d'autoriser les doctrines.

Mais, pour bien pénétrer sa pensée, voyons quelles sont selon lui les vraies et les fausses doctrines. Voici d'abord les fausses (1):

1° C'est une doctrine fausse et séditieuse de soutenir que chaque citoyen est juge des bonnes et des mauvaises actions; car la seule mesure du bien et du mal est la loi civile.

2o C'est une doctrine séditieuse de dire que tout ce que le citoyen fait contre sa conscience est un péché. Car c'est accorder à chacun le droit de se rendre juge du bien et du mal.

3o C'est encore une erreur funeste à l'État de dire que la foi et la sainteté ne peuvent s'obtenir par l'étude et par la raison, mais seulement par des révélations surnaturelles. Car, si l'on accorde ce principe, je ne vois pas pourquoi tous les hommes ne seraient pas prophètes, ce qui est encore une fois rendre chacun juge du bien et du mal. La foi et la sainteté ne

(1) De cive, Imper., c. xi, et Leviath. De civit., c. XXIX.

sont pas des miracles; elles naissent de l'éducation, de la discipline, des corrections et enfin des lois civiles.

4° Autre erreur : le souverain est soumis aux lois civiles. Il est vrai de dire qu'il l'est aux lois naturelles, mais non aux lois civiles, car s'il y manque il faut donc un pouvoir pour le juger et le punir, et un autre pouvoir pour punir celui-là, et ainsi à l'infini.

5o Il n'y a point de doctrine plus séditieuse que de soutenir que chacun a la propriété de ses biens, à l'exclusion du souverain.

6o Enfin, la dernière erreur contraire à la conservation de l'État, c'est que la souveraine puissance puisse être divisée.

Quant aux doctrines qui doivent être enseignées, voici les trois principales: 1o Ne point aimer les formes de gouvernement des nations voisines plus que celles de son pays; 2o ne point se laisser entraîner par l'admiration pour une assemblée jusqu'à lui transférer l'hommage et l'obéissance que l'on ne doit qu'au souverain; 3° c'est un grave péché que de maudire ce souverain (monarque ou assemblée), de disputer de son pouvoir et enfin de le nommer autrement qu'avec respect et honneur (1).

Mais enfin faut-il enseigner ces doctrines, et ne vaudrait-il pas mieux laisser le peuple dans l'ignorance favorable à l'obéissance? C'est là en général l'opinion du despotisme: ce n'est pas celle de Hobbes; et on voit paraître ici le philosophe et le théoricien, qui veut bien défendre le despotisme, mais qui veut aussi que l'on dise pourquoi. Le pouvoir ne doit pas permettre que le peuple ignore les causes et les fondements des droits essentiels de la souveraineté ; car l'ignorance en ces matières le rend plus accessible à la sédition. Quelques-uns prétendent que les principes de l'État ne peuvent être démontrés philosophiquement; car s'ils le pouvaient, ces principes seraient déjà connus. Mais cela ne prouve

(1) Leviath., De civit., c. xxx.

rien, car les hommes ont commencé par ne pas savoir bâtir, et ils l'ont appris: l'industrie et la science font chaque jour des progrès. Le peuple, dit-on, est incapable de comprendre de telles choses. Mais il n'y a rien là de difficile à comprendre: et plût à Dieu que les riches, les puissants et les savants, fussent aussi bien disposés à comprendre la doctrine civile que les plébéiens! Enfin, comment enseigner ces choses? Tout dépend des universités. C'est par elles qu'il faut commencer. Eh quoi! dira-t-on, il faut enseigner les universités elles-mêmes? est-ce donc vous qui les instruirez ? Question embarrassante, dit Hobbes. Au fond, ce qu'il demande, c'est d'être enseigné dans les écoles. Il refuse la liberté à toutes les doctrines, mais il veut le monopole pour la sienne. « Les principes que j'ai posés, dit-il, sont-ils les vrais principes de la société? je ne sais. Mais il évident qu'il le croit, et je ne doute pas qu'il ne préférât de beaucoup ses idées et son système au pouvoir même qu'il défendait (1).

Il suit de tous les principes précédents qu'il n'y a pas de mauvais gouvernements par essence, qu'il n'y en a que par accident. Hobbes rejette donc la division des six gouvernements trois bons et trois mauvais. Selon lui, il n'y en a que trois, car ce que l'on appelle tyrannie, oligarchie, démagogie est la même chose que monarchie, aristocratie, démocratie. Ces noms odieux sont donnés aux divers gouvernements par ceux auquels ils déplaisent. Ils n'expriment que la diversité des goûts et des opinions des hommes. Quelques-uns proposent de limiter l'autorité souveraine en combinant les trois formes en une seule. Mais ces tempéraments ont l'inconvénient de diviser la puissance souveraine, qui de soi est indivisible, et ils ne garantissent pas la liberté des sujets, puisque, dans le temps où ces puissances s'accordent, elles sont absolues, et, quand elles se divisent, elles amènent la guerre civile, c'est-à-dire le retour à l'état de nature (2).

(1) Leviath., De civit., c. xxx.

(2) De cive, Imper., c. VII, II, III, IV.

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