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l'avancement d'hommes sans mérite, l'instigation des puissances étrangères, des armées licenciées tout à coup et sans précautions, des factions poussées à bout, etc.

Reste la question des remèdes, qui est évidemment la plus importante. Ici, comme dans la médecine, le tact et le génie du médecin font plus que les préceptes. Cependant, il y a quelques principes généraux : 1° pour remédier à la pauvreté et à la disette, dégager les routes de commerce, en ouvrir de nouvelles, en régler la balance (1), etc. ; 2o quant à apaiser le mécontentement des classes, il faut observer que ce mécontentement n'est jamais dangereux que lorsqu'il atteint à la fois toutes les classes, à savoir les grands et le peuple; car le peuple ne peut rien lorsqu'il n'est pas poussé et dirigé par les grands; et les grands ne peuvent rien, si le peuple n'est pas prêt à se soulever. Il faut donc ménager le peuple, lui laisser la liberté de se plaindre, l'amuser en le berçant d'espérances, l'empêcher de se tourner vers un personnage illustre prêt à lui servir de chef; diviser et morceler les factions et les ligues, si on le peut, en opposant les chefs les uns aux autres; enfin étouffer les séditions dès le commencement (2).

Sur le rôle des factions dans un État, Bacon présente les observations les plus intéressantes et les plus justifiées par l'expérience. C'est ainsi qu'il fait observer qu'une faction peu nombreuse, mais composée d'hommes résolus et opiniâtres, l'emporte toujours sur une faction plus nombreuse et plus modérée; que, lorsqu'une faction est victorieuse, elle se divise toujours en deux autres; et que celui qui n'était que le second dans le parti primitif devient le premier dans le parti divisé. On voit, dit-il, des hommes qui, parvenus au poste qu'ils désiraient, abandonnent le parti qui les a élevés ; d'autres qui se maintiennent entre deux factions pour se faire pousser par l'une et l'autre à la fois. C'est une faute capitale dans un

(1) La balance du commerce est un vieux préjugé, rejeté depuis Ad. Smith de la science économique.

(2) Essais, XIX.

souverain que de se joindre à une faction et de devenir chef du parti, comme on l'a vu pour la Ligue en France. On disait de Néron qu'il savait bien jouer de la lyre; mais que, dans le gouvernement, il montait sa lyre tantôt trop haut, tantôt trop bas. Et, en effet, rien ne ruine plus l'autorité que les variations d'un gouvernement, qui passe sans jugement d'un extrême à l'autre, en tendant et relâchant alternativement les ressorts de l'autorité (1).

Il est aisé de voir que ce sont les troubles civils de la France qui ont suggéré à Bacon la plupart de ses observations sur le rôle des partis, sur les séditions, sur l'art de manier les uns et de prévenir les autres. La France, au XVIe siècle, a fourni aux politiques le plus vaste champ d'expérience; et l'esprit pénétrant de Bacon en a admirablement profité. Malheureusement, il ne s'est jamais élevé au-dessus d'un empirisme sans principe. Les idées de droit, de liberté, de justice ne semblent être rien pour lui : c'est un psychologue politique : c'est un habile stratégiste. Il aura ajouté quelque chose à l'art et à la tactique politique; il n'a rien fait pour les principes. LA BOETIE. En opposition et par contraste avec cette politique empirique et toute pratique, se présente à nous une politique toute différente, doctrinaire, républicaine, stoïcienne, animée par un sentiment profond du droit, mais violente et déclamatoire. Tel est le caractère de la Servitude volontaire (2), l'œuvre de l'ami de Montaigne, de La Boëtie, plus célèbre peut-être par la page admirable qu'il a inspirée à l'auteur des Essais que par ses propres écrits.

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La Boëtie n'est ni un protestant, ni un catholique; c'est un jeune philosophe, ennemi de la tyrannie, éloquent revendicateur des droits naturels. On reconnaît en lui la souche de

(1) Essais, XLVII.

(2) La Servitude volontaire ou le Contre un écrit par La Boëtie à l'âge de 18 ans (1548), sous Henri II, ne fut publié qu'en 1578 dans le tome III des Mémoires de l'état de la France sous Charles IV, et ensuite dans toutes les éditions des Essais de Montaigne. M. Fougère a donné une édition des OEuvres de La Boëtie en 1846.

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cette école généreuse, mais sans lumières, qui, pendant et depuis la Révolution, a fait tant de mal à notre pays par la passion fanatique qu'elle apporte dans les problèmes si délicats et si complexes de la politique, remplaçant l'étude des problèmes par une vague éloquence, et la science par la haine et par la colère. Avouons-le toutefois si jamais l'indignation a été légitime, c'est en présence de cette tyrannie barbare et corrompue des derniers Valois; c'est devant les maux sans nombre dont ces tristes temps ont été accablés. Aussi lira-t-on toujours avec émotion quelques-unes des admibles pages de La Boëtie. L'humanité serait bien vite opprimée si quelques cœurs ardents n'étaient là pour rappeler aux autres, même avec quelques excès, les droits et les titres de la dignité humaine sacrifiée par des pouvoirs corrompus.

C'est ce sentiment de la dignité de la nature humaine, du droit et de l'égalité naturelle des hommes qui fait la beauté philosophique du discours de La Boëtie, et qui nous permet de voir en lui non seulement un homme du xvr° siècle, mais comme un précurseur du xvm. Ne vous semble-t il pas en effet, sauf le langage, entendre un contemporain de Rousseau et de Mirabeau dans cette page admirable : « Certes, s'il y a rien de clair et d'apparent dans la nature, c'est que nature, le ministre de Dieu, la gouvernante des hommes, nous a tous faits de mesme forme, et comme il semble, à mesme moule, afin de nous entre cognaistre touts pour compagnons ou plutôt frères,... puis doncques que cette bonne mère nous a donné à touts toute la terre pour demeure; nous a touts logés en une mesme maison, nous a touts figurés en même paste, afin que chascun se peust mirer et se recognoistre dans l'aultre ; si elle nous a touts donné en commun ce grand présent de la voix et de la parole pour nous accointer et fraterniser d'advantage... il ne fault pas faire doulte que nous ne soyons touts naturellement libres, puisque nous sommes touts compagnons ; et ne peult tumber en l'entendement de personne que nature aye mis aulcuns en servitude, nous ayant touts mis en compaignie. >

Après avoir prouvé que les hommes naissent libres et égaux, La Boëtie montrait dans son discours que, s'ils sont esclaves, c'est qu'ils le veulent bien; car le tyran est seul; et ils sont tous contre un. Il leur suffirait donc, pour s'affranchir, de le vouloir, ils n'ont pas même bosoin de prendre les armes; ils n'ont qu'à ne plus vouloir être esclaves : « S'il luy coustait quelque chose de recouvrer sa liberté, je ne l'en presserais pas... mais quoy! pour avoir la liberté, il ne lui fault que la désirer; s'il n'a besoing que d'un simple vouloir; se trouverat-il nation au monde qui l'estime trop chère, la pouvant gagner d'un seul souhait!» Cette naïve solution nous prouve bien qu'il ne s'agit guère ici que d'une déclamation d'école, où éclate cependant çà et là quelque cri généreux, quelque écho anticipé de l'avenir.

ERASME Ce n'est pas seulement un jeune stoïcien, un philosophe inexpérimenté qui se livrait à ces paroles audacieuses et amères contre l'autorité monarchique. Le sage Erasme lui-même, dans ses Adages, dirige contre les rois les traits d'une ironie sanglante, et d'une satire véhémente où se retrouve la pensée même de la Boëtie, à savoir la servitude volontaire Compulsez l'histoire ancienne et moderne, dit Erasme, à peine trouvez-vous un ou deux princes qui n'aient par leur ineptie attiré les plus grands maux de l'humanité... Et à qui s'en plaindre, sinon à nous-mêmes? Nous ne confions le gouvernail d'un vaisseau qu'à un pilote expérimenté; mais le gouvernail de l'État nous le mettons aux mains du premier venu. Pour être cocher, il faut commencer par apprendre son état; pour être prince, il suffit de naître. O race des Brutus depuis longtemps éteinte, ô foudres de Jupiter aveugles ou émoussés! » (Voir l'adage: Fons occipitio prior). Et ailleurs : a Qu'on examine avec attention la tête et les traits de l'aigle, ces yeux rapaces et méchants, cette courbure menaçante du bec, ces joues cruelles, ce front farouche, n'y reconnaîtra-t-on pas aussitôt l'image d'un roi? De tous les oiseaux, l'aigle seul a paru aux sages le vrai type de la

royauté il n'est ni beau, ni musical, ni bon à manger; mais il est carnassier, glouton, pillard, destructeur, batailleur, solitaire, haï de tous, fléau de tous; il peut faire étonnamment de mal, mais sa méchanceté dépasse sa puissance. » (Voir l'adage : Scarabæus aquilam quærit.) Il est vrai que dans une édition ultérieure, Erasme semble se rétracter, car il ajoute : « Il faut supporter les princes, de peur que la tyrannie ne soit remplacée par l'anarchie, fléau pire encore. »

Indépendamment de ces déclamations littéraires, Erasme a écrit un livre sage sur l'éducation des princes: Institutio principis chritiani. C'était un beau lieu commun pour un esprit nourri d'antiquité, et son livre, si bien écrit qu'il soit, ne s'élève pas beaucoup au-dessus du lieu commun. En voici les principales maximes: Un prince, dans l'éducation de ses enfants, ne doit pas oublier qu'il les a engendrés non pour lui, mais pour la patrie. Ceux qui dans l'enfance ont joué à la tyrannie exerceront la tyrannie dans la maturité. L'instituteur d'un prince doit étudier son caractère et le prémunir contre les vices et les passions. Ses moyens d'actions sont les préceptes, les exemples et les fables. Il n'est de caractère si dur qui ne puisse être adouci, ni de si facile qui ne puisse se corrompre. Il ne faut ni désespérer, ni se relâcher. Celui qui inspire de mauvais principes à un jeune prince est aussi coupable que celui qui empoisonne les fontaines publiques. Les courtisans riront en disant in philosophum formas, non principem. Mais si le prince n'est pas philosophe, il peut être un tyran, mais il ne sera jamais un prince. Comment le prince pourra-t-il punir des vices qu'il partage? La noblesse est l'appui naturel du prince; mais il y a trois noblesses : celle de la vertu, celle des connaissances, celle du sang; celle-là est la moindre. Tous les honneurs dus au prince lui rappellent ses devoirs l'onction, l'or, la pourpre. Erasme compare le prince à Dieu : il lui trouve, comme à Dieu, trois qualités principales: la puissance, la sagesse et la bonté. Comme tous les écrivains de son siècle il reprend, d'après Aristote, la comparaison du

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