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LIVRE TROISIÈME

RENAISSANCE ET RÉFORME

(SUITE)

CHAPITRE III

LA POLITIQUE PROTESTANTE

Sa théorie de la grâce.

Morale et politique de Luther. Sa lettre aux paysans; ses idées sur l'insurrection; sa théorie du spirituel et du temporel. Politique de Mélanchton; sa polémique contre les anabaptistes; défense de l'autorité civile; sa doctrine sur la propriété; son opinion sur la liberté de conscience. Castalion et Théodore de Bèze. Du droit de punir les hérétiques; trois points : 1o faut-il punir l'hérésie? 2° le droit de punir appartient-il au magistrat civil? 3° la peine doit-elle être la peine de mort? arguments de Castalion; réponses de de Bèze. Calvin sa théorie du gouvernement civil; son opinion sur les diverses formes du gouvernement. -François Hotman: Franco-Gallia. Hubert Languet : Vindicia contrà tyrannos; théorie du contrat; double contrat : 1o entre Dieu, le roi et le peuple; 2o entre le peuple et le roi. Droit de non-obéissance. Droit de résistance. A qui appartient ce droit? Réponse aux objections. Des divers cas où ce droit est légitime. De la loi. Du pouvoir du roi. De la propriété des biens. De la tyrannie. Buchanan, De jure regni apud Scotos. Althusius, Politica methodice digesta,

Le XVIe siècle est le vrai commencement des temps modernes siècle de luttes et de discordes, mêlée confuse des sectes, des écoles et des partis, laboratoire ardent et tumultueux, où s'opèrent à la fois sans méthode et sans ordre les

JANET. Science politique.

II. — 1

transformations les plus contraires, le xvre siècle, sans avoir rien amené à terme, a tout commencé, a tout entrepris, et il a nourri des débris de son génie impatient et démesuré les siècles suivants qui le méconnaissaient et le dédaignaient.

Le xvIe siècle, en effet, du haut de sa fière et pleine majesté, semble ignorer presque complètement le xvro, et se persuade qu'il est lui-même l'accomplissement des temps. Le' XVIII° siècle, dans l'ardeur de ses luttes et dans l'orgueilleux enivrement de ses espérances, croit que tout commence avec lui, et enveloppe le xvre siècle dans l'accusation de barbarie dont il flétrissait le moyen âge. C'est de nos jours seulement, que l'on est remonté jusqu'au xvI° siècle pour chercher l'origine des idées que le xvur et la Révolution ont répandues dans l'Europe. C'est ainsi que ce siècle est devenu une sorte de champ de bataille, où se rencontrent les amis et les ennemis de la société moderne. C'est là qu'a commencé, selon les uns, la dégénération, selon les autres, la régénération de la société européenne c'est là qu'est le berceau de nos libertés, ou de notre anarchie, selon le point de vue que l'on choisit. La foi divisée, l'opinion individuelle remplaçant l'autorité sacrée de la tradition, les particuliers discutant les gouvernements, et le peuple se mettant au-dessus de ses chefs naturels, par conséquent toute hiérarchie détruite, le respect anéanti, l'autorité humiliée, et enfin l'ordre social renversé, voilà les maux qu'a produits le xvIe siècle : ainsi parlent ses adversaires. Mais ses admirateurs le louent au contraire d'avoir ramené la religion à sa source, la conscience; d'avoir subordonné l'autorité à la raison, et soumis le préjugé à l'examen, d'avoir osé discuter les titres des souverainetés établies et d'avoir rappelé aux chefs des peuples qu'ils sont des magistrats et non des maîtres. Tel est le conflit que soulève encore le xvI° siècle à l'heure qu'il est; et ce n'est pas seulement une querelle d'érudits, mais un problème présent et ardent, qui met en éveil les passions les plus vives de notre temps.

Ce n'est pas toutefois dans la philosophie morale qu'il faut

chercher la grandeur et l'originalité de ce siècle; c'est surtout dans la théologie et dans la politique; et de ces deux grandes passions, c'est la première qui a déterminé l'autre. C'est la théologie qui, mettant l'Europe en feu, partageant les peuples, divisant les sujets et les rois, amena les partis à combattre par la plume en même temps que par les armes, à rechercher leurs droits et à les discuter, à mesurer les limites du devoir d'obéissance ou du droit de résistance, et enfin à examiner l'origine des souverainetés et des gouvernements. C'est donc de la Réforme que sont nés les grands débats politiques qui ont rempli les trois derniers siècles et dont la dernière explosion a été la Révolution de 1789.

LUTHER. Rien de plus contraire à la vérité que de voir dans Luther une sorte de philosophe, défenseur du libre examen, discutant la religion comme une œuvre humaine, jaloux de la rendre plus simple, plus claire, moins révoltante pour la raison. Luther est avant tout un théologien. Son plus grand grief contre l'Église romaine, c'est d'avoir changé la religion en philosophie, d'avoir placé la foi, qui pour lui est tout le christianisme, au milieu des autres vertus comme ses égales (1); d'avoir substitué une religion formelle et littérale à la religion vive et intérieure des apôtres et de saint Paul. La religion, pour Luther comme pour Gerson, est une œuvre d'expériences intérieures, et non d'études logiques et de subtiles dissertations : « Pour moi, dit-il, agité par de misérables tentations, je puis espérer avoir recueilli quelques gouttes de foi, et j'en parlerai sinon avec plus d'élégance, du moins avec plus de solidité que ces disputeurs littéraux et subtils, qui en ont disserté jusqu'à présent, sans se comprendre euxmêmes (2). La théologie scholastique paraissait donc à Luther et à ses disciples une sorte de pharisaïsme. Il préférait de beaucoup la théologie mystique, mais la trouvait encore trop

(1) Luther, De libert. christ. Fidem inter virtutes, seu socias, nu

merant.

(2) Ibid. Litterales disputatores.

esclave de la scholastique. Les âmes pieuses de ce temps-là avaient soif de l'esprit que les docteurs avaient étouffé sous la lettre. Là fut le secret de la puissance de Luther, qui ne s'expliquera jamais suffisamment par de petites passions. Nous n'avons pas à discuter sa théologie. Mais on ne peut nier qu'en réveillant l'esprit religieux, et l'ardeur de la foi, Luther n'ait grandement servi à renouveler le christianisme, je ne dis pas seulement dans le sein de la Réforme, mais dans l'Église orthodoxe elle-même, régénérée par la lutte.

En elle-même, la théologie morale de Luther est bien plus contraire à la philosophie que la théologie scholastique. Car elle n'est au fond que la négation de la morale naturelle. Elle repose sur deux principes: 1° que la volonté de l'homme n'est point libre, mais esclave; 2° que toules les actions morales, qui ne dérivent que de la volonté de l'homme, sont des péchés (1). Or ces deux principes sont le renversement de toute philosophie morale. Si la volonté est naturellement esclave, il n'y a pas pour elle de loi naturelle; si toutes les actions naturelles sont des péchés, il n'y a point de vertu. Il est vrai que Luther, après avoir proclamé l'esclavage de la volonté, la relève de ce joug par la grâce et par la foi, et qu'il déclare que le chrétien est la plus libre des créatures de Dieu (2). Mais cette liberté surnaturelle, obtenue par l'action divine de Dieu sur l'âme, ne peut pas être l'objet de l'examen et de la démonstration philosophique, et ce couronnement de la doctrine confirme ce que nous avons dit : c'est que, dans la doctrine de Luther, la morale se confond absolument avec la théologie (3).

(1) Luth., Oper. lat., 1, p. 55-56.

(2) De libert. christiana.

(3) La conséquence évidente de ces principes eût été le sacrifice absolu de la philosophie. Heureusement ces idées étroites et absolues furent tempérées par celui qui, après Luther, devint le chef de l'Eglise, et dont l'esprit distingué et le caractère conciliant ont mérité les symathiques éloges de Bossuet, le savant et judicieux Mélanchton. Cet excellent esprit sentit bien que ce serait perdre la cause de la Réforme que de la séparer tout à fait de la philosophie, ou de la

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