Page images
PDF
EPUB

toute l'étendue de l'empire, on serait étonné de la perte qu'éprouve l'industrie productive. Les conséquences en sont si importantes pour l'état, et même pour les proprié taires, que cet objet mérite l'attention des citoyens éclairés.

Un autre abus qui enlève aussi beaucoup de bras à l'agriculture, c'est l'émigration fréquente des gens de la campagne dans les villes, où ils trouvent à exister d'une manière plus aisée et moins pénible. Non-seulement la couronne, mais même la plupart des gentilshommes perçoivent, en argent et non pas cn nature, l'impôt que leur payent leurs paysans. Ce tribut annuel, que l'on nomme obrok, est levé ordinairement sur chaque tête d'hommes: les paysans qui appartiennent à la cou-, ronne payent communément trois roubles, et ceux des gentilshommes cinq, l'un portant l'autre. Dans les mauvais pays, il est rare que ce soit moins; dans les bons, cette somme est souvent beaucoup plus forte. II est quelquefois difficile dans les campagnes d'acquitter ce tribut par la culture des champs, et en vendant les productions que l'on ne peut consommer: dans les villes, au contraire,

1

le paysan peut aisément gagner cette somme et au delà. Les propriétaires voient done avec plaisir leurs paysans quitter leur domicile; ils consentent volontiers à leur accorder des passe-ports et la permission de ve- ' nir chercher les moyens de vivre dans les villes. Dans peu de temps, le paysan devient propre à tous les travaux auxquels on veut l'employer. Colporteur, domestique, ouvrier, artisan, marchand, il trouve toujours le moyen de gagner sa vie; et souvent, par son travail, son économie ou le hasard, il acquiert de l'aisance. Plus le produit de son industrie augmente, plus il paye à son maître: le paysan qui pouvait acquitter difficilement son obrok dans les campagnes, paye dans les villes cinq et même dix fois plus, et économise encore souvent des sommes considérables. Il est vrai que rarement le paysan abandonne pour toujours son domicile; mais son absence nuit à la population, et la culture de ses champs est négligée. La petite fortune qu'il rapporte chez lui est un nouvel aiguillon pour ses compatriotes; ils veulent aussi tenter la fortune: celui qui retourne chez lui est âgé ou affaibli; il a perdu

l'usage de la culture des terres, et souvent il devient un consommateur inutile. Cet abus est nécessité en quelque sorte par la servitude: il faut remplacer dans les villes la disette des gens libres; mais il en résulte des suites fâcheuses pour l'agriculture. Parmi les paysans qui vont dans les villes, plusieurs s'occupent d'une manière utile; mais la plupart prodiguent leur tems et leurs forces à des travaux très-superflus. On voit dans les capitales et les grandes villes des gens forts et robustes vendre des comestibles, colporter des figures de saints et d'autres marchandises qui pourraient être vendues par de petits garçons: un grand nombre s'occupe de la culture des jardins, qui serait un genre de travail propre à des femmes, tandis que les plus beaux champs de l'empire sont incultes ou défrichés par des enfans. Il n'y a en général aucun état civilisé, où le temps et les facultés de l'homme soient plus prodigués: il serait facile de prouver que le nombre d'habitans que l'on rend inutiles par les abus que nous avons exposés, suffirait pour changer l'une des contrées les plus stériles de l'empire en une des provinces les plus florissantes.

Tous les citoyens instruits savent que ces abus ont été l'objet de la sollicitude maternelle de Catherine II: elle a fait connaître à cet égard ses intentions bienfaisantes, et elle a tâché de les faire adopter par ceux qui peuvent y remédier, en leur faisant sentir leur véritable intérêt. Nous ne pouvons mieux terminer ces observations patriotiques, qu'en rapportant les expressions de cette sage législatrice,

[ocr errors]

"

[ocr errors]
[ocr errors]

La Russie, loin d'avoir assez d'habitans, possède une étendue immense de pays qui « ne sont ni peuplés ni cultivés.... Quel ne serait pas l'état florissant de cet empire, si nous pouvions, par de sages réglemens, empêcher ou prévenir cette perte.... Il semble << encore que la nou velle manière que les gentilshommes de Russie emploient pour percevoir leurs revenus diminue la population « et l'agriculture. Presque toutes les terres « payent leur redevance en argent.Les maîtres qui ne vivent point du tout, ou du moins rarement dans leurs terres, taxent chaque paysan à un, à deux et jusqu'à cinq roubles par tête, sans se mettre en peine par * quel moyen le paysan se met en état de

"

[ocr errors]

«

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]

<< payer cet argent. Il serait très-nécessaire d'ordonner, par une loi, aux maîtres de régler avec plus de discernement l'imposition des charges de leurs paysans, et d'une « manière qui les éloignât moins de leurs maisons et de leurs familles. L'agriculture et la << population y gagneraient: au lieu qu'à présent nombre de cultivateurs restent quel« quefois pendant quinze ans éloignés de leurs maisons, et rodent presque par tout « l'empire, de ville en ville, pour tâcher de gagner par leur travail de quoi payer leurs charges *»

«

Aux obstacles principaux qui nuisent à l'agriculture en Russie, nous devons ajouter la vie errante et nomade de la plupart des peuples qui habitent les provinces méridionales, et surtout la partie de la Sibérie qui serait susceptible de culture. On conçoit que nous ne parlons point ici de ces hordes isolées, qui résident dans des lieux que la nature paraît avoir plutôt destinés à être le

• Instruction de S. M. I. Catherine II. pour la commission chargée de dresser le projet d'un nouveau code de lois. Chap XII. § 265---271.

« PreviousContinue »